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CHAPITRE 2 : CONSTRUCTION THÉORIQUE D’UNE COMPRÉHENSION DE

3. Pratiques de l’espace carcéral

3.1. Conceptualisation de l’espace carcéral

Dans les recherches de criminologie et de sociologie de la prison, l’espace carcéral est plus souvent abordé comme une simple structure, un décor, comme expression générique et synonyme permettant de désigner le milieu carcéral. Bien que soit généralement reconnue l’importance de l’influence de l’espace sur l’expérience carcérale des détenus (Medlicott, 1999), l’étude de la spatialité de l’incarcération dans toute sa complexité reste marginalisée. C’est alors la géographie carcérale qui nous permet de donner de la substance à un espace qui en est trop souvent dénué.

Sous-discipline de la géographie humaine, la géographie carcérale s’intéresse à la distribution géographique des lieux d’enfermement, à la nature et à l’architecture des espaces carcéraux ainsi qu’aux pratiques d’incarcération. Champ de recherche émergent et relativement récent, les géographes ont commencé à s’intéresser aux espaces carcéraux à la fin des années 90, à travers une approche géographique des prisons (Dirsuweit, 1999; Lamarre, 2001). Philo (2001), est l’un des premiers à parler des « géographies carcérales », qu’il décrit comme sous-catégorie d’une géographie de la sécurité mettant l’emphase sur les espaces ayant pour fonction d’enfermer des populations considérées comme problématiques.

Qu’est-ce que le « carcéral » ?

Dans un article récent, Moran, Turner et Schliehe (2017) précisent les contours du concept de « carcéral », notamment à travers une analyse étymologique. Ainsi, « carcéral » vient du latin

carceralis qui trouve son origine dans le terme de carcer, désignant l’antique prison de Rome,

la Carcer Tullanium. À priori, le carcéral serait alors synonyme de prison. Cependant, la géographie carcérale s’émancipe de cette approche restreinte pour le désigner comme une construction sociale, dépassant des questions strictement spatiales. Pour Moran (2015, p.87), le carcéral s’exporte au-delà de l’enceinte de la prison. Il est, selon l’auteure :

« Plus que les espaces dans lesquels les individus sont confinés - le « carcéral » est plutôt une construction sociale et psychologique, pertinente tant à l'intérieur qu’à l’extérieur des espaces carcéraux » 19 (Moran, 2015).

Ainsi appréhendé, le concept de « carcéral », analysé comme une construction sociale, s’émancipe d’une notion figée restreinte au monde des prisons. S’inspirant notamment des réflexions de Foucault (1975), la géographie carcérale propose d’élargir la compréhension du « carcéral » au-delà du carcan pénitentiaire. En effet, à la fin de son ouvrage « Surveiller et

Punir » (1975), Michel Foucault évoque l’idée d’un « continuum carcéral » et de méthodes

punitives circulatoires qui étendent les techniques disciplinaires pénales à l’ensemble du corps social, formant ce qu’il nomme « l’archipel carcéral ». Selon le philosophe français, cette extension s’observe jusque dans les « encadrements diffus et légers » (Foucault, 1975, p. 309) et par conséquent dans de nombreuses institutions autres que la prison, telles que les écoles, orphelinats, hôpitaux, bataillons de discipline, etc. Dès lors, la géographie carcérale propose d’aborder un « carcéral » qui n’est plus l’apanage de la prison.

Une vision élargie de l’étude des prisons

Dans le cadre de l’étude des établissements de détention, la géographie carcérale propose de dépasser une approche statique de la prison, qu’ont tendance à favoriser la criminologie et la sociologie carcérale (Moran, 2012; Mincke et Lemonne, 2014). Dans cette perspective, la prison ne se résume pas aux enjeux qui se déroulent exclusivement entre ses murs. En effet, la géographie carcérale suggère d’appréhender l’enfermement comme le résultat de dynamiques à la fois internes et externes. Baer et Ravneberg (2008) proposent d’étudier l’incarcération comme un entre-deux, qui se distingue de la société extérieure, mais qui y est malgré tout connectée. Pour eux, bien que l’intérieur de la prison soit délimité par des frontières physiques, qui se matérialisent grâce aux barbelés, portes et murs, il n’est pas hermétique à l’extérieur. Cette idée est reprise par Turner (2016), qui se penche dans un ouvrage récent sur la frontière dedans/dehors des établissements de détention, mettant en lumière la complexité des

19 Traduction libre de « Something more than merely the spaces in which individuals are confined – rather, the

‘carceral’ is a social and psychological construction of relevance both within and outside of carceral spaces. »

interactions symboliques et matérielles entre ces deux mondes et rejetant une binarité trop restrictive. L’auteure montre en effet que la frontière qui sépare la prison de l’extérieur en est tout autant une qui connecte, notamment à travers des flux de personnes, de pratiques ou d’objets. On retrouve cette idée de porosité des prisons avec la notion de circuit carcéral, développée par Gill, Conlon, Moran et Burridge (2016) afin de désigner les différentes formes de connexions qui s’établissent entre la prison et le reste de la société. Cette approche témoigne de deux autres intérêts centraux de la géographie carcérale.

Le premier concerne l’emplacement géographique des prisons, leur localisation étant alors souvent discutée en lien avec des politiques d’isolement et d’invisibilisation des prisons ou sous l’angle des distances, des discontinuités et des continuités qu’elle crée avec l’extérieur (Martin et Mitchelson, 2009; Bony, 2015b; Moran, 2015; Milhaud, 2017).

Le second réfère à l’étude des mobilités qui entourent ou traversent la prison. En effet, la géographie carcérale tente de dépasser l’association traditionnelle entre incarcération et immobilité. Selon Martin et Mitchelson (2008), « les usages contemporains de

l'emprisonnement sont caractérisés par (les) tensions entre une immobilité apparente et un mouvement contraint ».20 Cela signifie que l’incarcération implique des formes de mobilités,

qu’elles s’opèrent à l’intérieur (Turner et Peters, 2016) ou en dehors des murs. C’est par exemple le cas des transferts, qui sont le résultat d’un mouvement imposé aux détenus entre deux établissements de détention. Motivés pour des raisons de sécurité, de coût, de désengorgement des prisons, de gestion de la population ou comme une forme de punition, les transferts sont perçus par certains auteurs comme des mobilités contraintes, gouvernementales ou disciplinaires, qui s’inscrivent alors comme modalités de la peine d’incarcération (Svensson et Svensson, 2006; Gill, 2009, 2013; Moran, Piacentini et Pallot, 2012; Follis, 2015; Gill et al., 2016; Armstrong, 2018).

20 Traduction libre de « contemporary practices of imprisonment are characterized by [the] tensions between