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11 L’INSERTION DANS UNE PERSPECTIVE NON-NORMATIVE

11.2 Une compréhension singulière des difficultés d’insertion

La vision qu’ont les animateurs de la nature et de l’origine des difficultés d’insertion que rencontrent les jeunes s’apparente à leur manière d’appréhender l’insertion, à savoir de manière multidimensionnelle et globale.

problématiques, elles sont, très très diverses », « donner un profil particulier des jeunes qui viennent ici, moi je pense pas… ». « Ecoute, ce qui les rassemble, c’est qu’ils sont issus de la migration, qu’ils sont face à des difficultés socio-professionnelles dans l’immédiat mais après il y a beaucoup de choses derrière et pis… qu’ils ont la motivation de faire quelque chose. Après c’est des jeunes qui sont précarisés ou en risque très fort de précarisation plus intense… ils ont des difficultés à entrer dans le monde socio-professionnel si tu veux mais au-delà il y a tous les parcours, qui sont des parcours très différents » (A1).

En tant que migrants, les jeunes rencontreraient les même problématiques mais celles-ci seraient amplifiées, ajoutant « plusieurs couches de problématiques », notamment les dynamiques et les liens avec la famille, les traumatismes liés au déplacement, la question du sens du parcours, etc.

Ainsi, dans la perspective globale qu’induit leur vision large de l’insertion, les animateurs prennent en compte au-delà de la question de l’emploi, tout ce qu’il y a « derrière », soit

« l’ensemble des problématiques rencontrées ».

Par ailleurs, des liens sont faits à la fois avec les parcours personnels mais également avec des facteurs externes et contextuels :

« On se rend compte que les problématiques qui sont liées à l’insertion socio-professionnelle, c’est souvent des problématiques qui sont liées à d’autres choses ou événements qui font que les gens, les jeunes, pour des raisons ou des autres, ont de la difficultés à trouver une place à l’intérieur de la société (…), il y a toute une dimension externe qui joue aussi un rôle dans la difficulté mais je pense aussi qu’on est souvent confronté à des jeunes qui, pour diverses autres raisons, arrivent pas à se construire dans cet espace-là. Comme dit A2, ça peut être effectivement pour des raisons extrêmement variées, pour des situations extrêmement différentes mais effectivement le travail qu’on fait, c’est d’essayer de comprendre ça » (A1).

Si les difficultés personnelles ont toute leur importance, elles ne peuvent être définies « à priori » par les professionnels mais sont à « comprendre » dans leurs contextes sociaux (parcours migratoire, contexte familial, pauvreté), et sociétaux : « Ensuite, même pour des

jeunes qui ont des projets très précis, pour des raisons liées au contexte, à l’extérieur, les jeunes peuvent ne pas arriver à les réaliser parce qu’il n’y a pas dehors les opportunités qui

s’y prêtent »(A1).

Cette vision des difficultés sort de la tendance décrite dans mon cadre théorique, consistant à privilégier l’insertion comme un processus individuel, à relier la désinsertion à un parcours personnel duquel il s’agit de se sortir par une mobilisation personnelle de leur volonté et un travail sur eux-mêmes (Soulet, 2000, p.67-68). Elle permet de ne pas mettre le poids de la responsabilité (de la non-insertion ou de l’insertion) sur l’individu mais de considérer à l’instar de Denis Clerc que l’insertion implique « un devoir d’insertion » de la part de la société » (cité dans Guyennot, 1998, p.16) , optique dans laquelle les animateurs en appellent à une mobilisation de l’ensemble des acteurs: « Mais c’est aussi un problème de société, la

société leur permet pas d’entrer non plus, (…), le système, toute la formulation des problématiques, c’est quand même faire reposer une responsabilité individuelle sur le jeune alors que la responsabilité c’est celle de tout le monde » (A1).

Dans ce prolongement, les animateurs ne relient à aucun moment les problèmes des jeunes à des déficits individuels sur lesquels il s’agit de travailler mais les appréhendent d’un point de vue contextualisé. Cela ressort particulièrement lorsque nous abordons les notions de

« socialisation », de « compétences sociales ». Les animateurs mettent par exemple la question de la socialisation en lien avec le contexte communautaire: « Souvent les gens sont

très isolés, c’est pas qu’ils sont désocialisés, c’est plutôt qu’on vit dans une société dans laquelle les gens… où y a de manière globale un très gros problème de lien social dans la manière dont la société est construite. Et les jeunes sont isolés, je dirais d’autant plus quand ils sont migrants, parce que c’est vrai que la société dans laquelle on se trouve, ici à Lausanne, fait que si t’as pas grandi ici, c’est assez compliqué de créer des liens » (A2).

Dans le même ordre d’idée, les compétences sociales ne sont pas envisagées comme déficitaires mais comme « déshabilitées » par le contexte. A1 donne l’exemple de jeunes migrants qui ont perdu les repères qu’ils avaient et qui doivent faire face à des situations où ce qui pouvait fonctionner auparavant au quotidien (par exemple réseau de sociabilité et de soutien) n’est plus présent de la même manière et où les canaux de sociabilité utilisent d’autres canaux dont ils n’ont pas « l’habitude » (p.ex. réseau associatif) et qui sont plus restreints (cloisonnement des sphères sociales) : « Ce que j’essaie de dire, c’est que les gens

avec qui on travaille ont énormément de compétences sociales mais les compétences sociales qu’ils ont, ils peuvent pas les exercer ici parce qu’il y a pas les champs qui le permettent, dans l’espace public ».

Par ailleurs, dans certaines situations, le problème serait selon eux lié à la difficulté de pouvoir faire usage de certaines compétences sociales, dans certains contextes: « Moi, je

pense qu’ils sont très bien armés sauf qu’ils sont échaudés, tu vois, parce que ici, les codes sont quand même très bien établis. Je pense juste à V., lui il débarque chez le patron, tout se passe bien mais il parle à la secrétaire exactement de la même façon qu’il parle au patron, exactement comme il parle à tous.. et c’est des choses qui peuvent poser certaines difficultés. En même temps, il a une grande aisance, il manque pas de compétences mais… dans le milieu du travail, les codes, il les porte pas en lui ». « Le fait de « développer des compétences sociales », ce qui m’embête dans cette formulation, c’est qu’on partirait de l’idée qu’ils n’en n’ont pas et qu’ils doivent ensuite en avoir. Mais c’est pas ça, c’est qu’ils en ont plein mais ils peuvent pas utiliser » (A1).

Les propos des animateurs s’inscrivent ainsi à contre-courant des tendances décrites dans la plupart des dispositifs, où les difficultés sont associées à des incapacités et des inaptitudes ou des manques au niveau de l’individu, notamment ceux « de savoir-faire sociaux dont les jeunes seraient démunis » (Guyennot, 1998, p.136). Ici les animateurs évoquent principalement le manque de confiance des jeunes en leurs propres capacités et en leurs compétences, postulant ainsi qu’elles sont existantes : « Généralement ce qui manque au

jeune, c’est justement la capacité d’avoir confiance en eux-mêmes, en ce qu’ils peuvent faire et de pouvoir avancer dans leur truc… » (A2).

Nous avons décrit ci-dessus la définition de l’insertion qu’ont les animateurs. Nous allons maintenant montrer par quelques exemples comment cette conception imprègne leurs pratiques d’accompagnement.

11.2.1 Illustration par la question de « l’aptitude au placement »

La manière dont les animateurs envisagent la question de « l’aptitude au placement » et la possibilité d’adaptation au monde de l’emploi (en somme, l’ « employabilité »), est significative.

Cette aptitude serait, selon eux, liée à la possibilité qu’a le jeune de pouvoir s’appuyer sur deux types de ressources afin de pouvoir « tenir » dans un travail : « ressources

personnelles » (sens de sa démarche, auto-réalisation, moteurs personnels etc.) et « ressources dans le réseau » (sources de soutien extérieur, etc.) (A1). Leur vision se démarque de celle

qui soutient qu’un individu devrait travailler sur lui-même et ses ressources personnelles pour pouvoir être employable (Soulet, 2000, Mauger, 2001). Pour les animateurs, permettre l’entrée en emploi consiste davantage à renforcer des ressources sur lesquelles le jeune puisse s’appuyer à l’interne et à l’externe plus qu’en un effort d’adaptation et de mobilisation personnelle de ses ressources.

Dans cette perspective, il s’agit donc de travailler à renforcer des compétences jugées déjà présentes. « On part du principe que c’est ça qui fait défaut (l’aptitude à se conformer au

monde du travail) et notre position c’est que c’est absolument pas ça, et on le voit de manière extrêmement concrète dans les situations qu’on suit » (A2).

Comme évoqué plus haut, les animateurs estiment que les jeunes seraient plutôt « très bien

armés », sur le plan des compétences « mais échaudés », ce serait davantage la manière de

mettre à profit des compétences présentes et de les adapter à certains codes qu’il faudrait réfléchir avec eux. Cette situation est illustrée par plusieurs exemples dont celui, évoqué plus haut, d’un jeune qui a « une grande aisance (…), ne manque pas de compétence » mais « c’est

dans le milieu du travail, les codes, ils les portent pas en lui quoi ».

L’action est alors d’un autre type : « Ce que je fais, c’est que je les sensibilise, après c’est

aussi à eux de découvrir comment ils veulent le faire, c’est pas à moi de leur dire comment il faut se comporter, pas du tout. », « c’est des choses très compliquées parce que les codes, c’est des choses subtiles… c’est difficile en fait. Mais c’est pas une question de ponctualité »

(A1).

Il apparaît ici clairement que la manière dont les animateurs envisagent cette question des compétences sociales et des codes ne renvoie pas à des questions d’adaptation à la norme du travail (« c’est pas une question de ponctualité ») mais, de manière non instrumentale, à des facultés plus globales de pouvoir entretenir des relations satisfaisantes avec les autres : « Un

savoir-faire qui permet d’entrer en relation avec les gens et de rester en relation avec eux dans un groupe » (A1).

Dans cette optique, c’est plutôt l’espace relationnel de Migr’Action et le travail des animateurs qui les sensibilisent à la manière d’utiliser leurs compétences et visent le fait de « restaurer des capacités des femmes et des hommes trop souvent réduits à leurs manques et à leurs limites » (Bernatet, 2010, p.18).