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7 PARADOXES DANS LE TRAITEMENT INSTITUTIONNEL DE LA DÉSINSERTION

7.4 Effets sur les positions et stratégies des acteurs

7.4.1 La position des jeunes

Ces paradoxes et l’inadéquation de certaines pratiques avec les réalités existentielles des jeunes sont doublement problématiques. Non seulement, comme nous l’avons vu au fil de ce chapitre, elles provoquent des effets similaires aux effets de la désinsertion mais en plus, les stratégies des acteurs pourraient contribuer à affecter et à pénaliser leur parcours d’insertion, de par les contre-attitudes qu’elles sont susceptibles de provoquer chez les professionnels. Dans son étude auprès des populations assistées et leur rapport à l’autonomie, Duvoux met bien en évidence les stratégies que peuvent développer les acteurs face aux injonctions paradoxales et aux sentiments de dévalorisation.

Tout d’abord, le type de situations souvent difficiles dans lesquelles certains individus se trouvent peut déclencher différentes réactions. « Les normes de l’amélioration des conditions

de vie apparaissent (…) tyranniques et insupportables lorsque l’individu n’a pas à strictement parler les moyens de s’y conformer » et au fil du temps, ce sentiment d’être soumis à des

injonctions paradoxales peut rendre insupportable l’ « incitation à s’insérer » et amplifier le sentiment de rejet (Duvoux, 2009, p.191), voire induire un sentiment de honte, l’impression d’être « contrôlé et sciemment humilié » (ibid., p.175).

C’est face à ces situations que les personnes développent des stratégies et des formes de résistance qui peuvent prendre la forme d’une opposition à l’institution ou de rupture, autrement dit, un mouvement de retrait social ou de rejet social.

En effet, une disqualification vécue comme trop forte peut amener résignation et découragement, attitudes qui seront potentiellement perçues par l’extérieur comme de la passivité ou de la mauvaise volonté. Pourtant, cette stratégie peut apparaître comme une « reconquête d’une forme de maîtrise par le refus de sa propre action sur le monde ». Ce refus d’agir sur le monde ne serait dès lors pas à lire comme de la passivité mais comme une forme d’action pour échapper à « l’infériorisation et la dépossession dont ils se sentent l’objet » (ibid., p.208).

Par ailleurs, lorsque le « hiatus entre dispositions intériorisées des individus et prescriptions institutionnelles » (ibid., p.226) est trop important, une des stratégies pouvant encore apparaître comme « mobilisable » est la protestation et le refus de toutes modalités institutionnelles. Duvoux qualifie cette relation à l’insertion de « refus de la dépendance ». Elle concernerait les personnes les plus marginales, qui ont une fragilité importante liée à un vécu antérieur de ruptures ou qui ont subi une perte de statut brutale et rapide. Ne pouvant supporter ou accepter la situation d’infériorisation ou de dépendance dans laquelle elles sont, elles vivent comme particulièrement déstabilisant et dégradant la culpabilisation qui pèse sur elles.

Convertir l’humiliation en révolte, reconquérir des marges d’autonomie et de négociations en s’opposant aux attentes institutionnelles, refuser toutes normes institutionnelles peut alors apparaître comme seules marges de manœuvre (ibid., p.225-226).

Face à ce sentiment de perte de pouvoir sur sa vie et de dépendance, le retrait social tout comme le retournement de la stigmatisation peut être non seulement des stratégies pour échapper à une dévalorisation insupportable et des attentes inatteignables, mais aussi des stratégies pour reconquérir précisément une marge d’autonomie.

Or, ces stratégies risquent de se retourner contre les bénéficiaires puisqu’elles seront le plus souvent interprétées comme les signes d’un manque de volonté et d’une passivité qui pourront être potentiellement sanctionnés.

Ces exemples montrent en quoi les inadéquations entre certains modes d’accompagnement associés à des logiques institutionnelles et les caractéristiques des populations suivies, en particulier les plus vulnérables, peuvent provoquer des effets contre-productifs et néfastes pour les personnes accompagnées, de surcroît dans une perspective d’insertion.

7.4.2 La position du travailleur social

Au sein des dispositifs, une des difficultés principales pour les travailleurs sociaux peut être précisément de concilier ces tendances institutionnelles avec la réalité des usagers et leur propre rôle dans la relation d’aide.

Logiques de contrôle, de contractualisation, dispositifs visant une approche technique de l’intervention sociale, exigence de rentabilité et d’efficacité dans l’accès à l’insertion, politiques sociales donnant la priorité à la dimension économique, autant d’injonctions qui peuvent mettre les professionnels du travail social dans une position pour le moins délicate lorsqu’il s’agit de concilier ces logiques à une dynamique d’aide.

« Aider et contrôler », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Verena Keller ; c’est bien au cœur de cette tension entre logique d’aide et logique de contrôle que se situent les travailleurs sociaux. Une des difficultés, comme l’auteure le soulève, est que « l’évaluation du comportement, de l’attitude, de l’effort (du mérite) ou des capacités du bénéficiaires » (dans le cadre notamment du contrat) « prennent au dépourvu une culture professionnelle axée sur la confiance et l’empathie. » (2005, p.144) Comment dès lors concilier ces aspects ?

De nombreuses autres questions se posent en lien avec cette tension entre les tendances économico-institutionnelles et les valeurs du travail social.

Entre contrôle social et normalisation des parcours et des comportements, quelle place donner aux dimensions, chères au travail social, d’émancipation, d’empowerment, de soutien à la ré-appropriation des ressources et au pouvoir d’action sur sa vie ?

Comment concilier les logiques d’insertion « du temps court et du résultat immédiat » à celles des pratiques du travail social qui « ont besoin de la durée pour produire ses effets » (Autès 1998, p.75) ?

Comment, avec l’exigence d’efficacité dans une perspective d’insertion professionnelle, laisser la place au travail sur le social de manière non instrumentale, dégager les moyens de développer une relation d’aide sans se laisser contraindre par l’objectif rapide d’insertion ? Globalement, comment « se dégager de la relation administrative pour travailler dans le cadre de l’approche clinique, pour travailler avec « L’être » » (Bernatet, 2010, p.54) ?

Comment faire pour que ces contraintes institutionnelles ou politiques ne soient pas un obstacle pour engager une relation humaine et constructive avec les personnes, travail relationnel et de lien à la base du travail social ?

De manière générale, le travailleur social est au cœur des paradoxes évoqués plus haut, entre logiques institutionnelles et existentielles mais également entre logiques institutionnelles et valeurs professionnelles. Le défi est de négocier une position professionnelle qui préserve un rôle « aidant » dans un contexte où certains aspects des dispositifs peuvent perdre cette fonction au profit d’une contribution à la désinsertion

D’un point de vue plus global, le travail d’insertion questionne le sens même du travail social, son identité et son fonctionnement, pouvant l’amener à un glissement vers des tendances qui l’éloignent des valeurs initiales du travail social. L’insertion passerait-elle alors par une redéfinition du travail social comme le suggère Autès (1998, p.66) ?

Comme le dénoncent Plomb et Wohlhauser dans leur analyse des dispositifs, dans la tendance actuelle, le travail d’insertion serait « de plus en plus entretenu politiquement comme un

travail palliatif, de maintien de l’employabilité des jeunes et de contrôle de parcours », ce qui

aurait relégué « les professionnels de l’insertion dans un rôle de fournisseur de prestations,

les critères du management marchand devenant premiers dans la gestion étatique de ce secteur » (2010, p.14). Les travailleurs sociaux, en quelque sorte instrumentalisés par le

travail d’insertion et les politiques d’action sociale, auraient de plus en plus de mal à discerner les contours de leurs professions, dans un contexte où les missions s’éloignent de leur métier et de leur formation (Bernatet, 2010, p.85).

Comme mentionné plus haut, une scission de la double dimension du travail social aurait été opérée par le travail d’insertion, séparant l’action ciblée sur les individus de l’action globale sur son environnement (social, sociétal), dès lors écartée de l’intervention (Autès, 1998, 1999). Cette double dimension, bien qu’en tension, constitue selon l’auteur la caractéristique et l’efficacité symbolique du travail social qui aurait dès lors été disqualifié. La partie gestionnaire aurait été valorisée et la partie préventive et promotionnelle serait passée à la trappe (Autès, 1999, p.207).

Dès lors, si le social ne sert plus qu’« à éviter l’explosion, à garantir la paix et non à changer le fonctionnement de l’économie » et du système social qui produit ces situations (ibid., p.179), le sentiment d’instrumentalisation légitime remet les professionnels face au dilemme et à la tension centrale qu’a toujours posé le travail social et que pose également la notion d’insertion : S’agit-il par les pratiques d’insertion d’améliorer « à la marge les conditions de vie des bénéficiaires sans pouvoir les transformer » et de leur permettre simplement de « vivre mieux là où ils se trouvent » (Castel, 1995b, 16), ou s’agit-il de tendre aussi à la transformation du contexte qui produit les situations ?

Dans ce contexte, l’enjeu pour les professionnels est selon Autès de pouvoir « reconstruire une légitimité », de renforcer les professionnalités du social, de retisser un sens au travail social, avec en tête « les idéaux démocratiques de promotion, d’auto-organisation et d’émancipation ».

Sans cela, les travailleurs sociaux devraient « accepter d’être sans lien, sans pouvoir, sans

identité, et dans des positions où ils peuvent seulement permettre d’accueillir les paroles perdues, les identités défaites, sans autres mouvements » (Autès, 1998, p.75).

Les paradoxes et questions posés par l’insertion traversent ainsi le champ du social de manière à questionner de manière radicale les travailleurs sociaux, leur position et leur identité dans ces nouveaux contextes d’intervention.

7.4.3 Marges de manœuvre des acteurs au sein des dispositifs

De Gaulejac met en évidence le fait que la situation d’antagonisme entre logiques institutionnelles et demandes existentielles décrite plus haut n’est pas inéluctable et dépendrait en grande partie du fonctionnement propre des institutions. En effet, les personnes interrogées mettent en évidence la différence entre les institutions bureaucratiques vécues comme normalisantes avec certaines associations ou espaces qui peuvent « prendre des initiatives,

établir un contact qui n’est pas totalement canalisé par des procédures et des règles pré-établies » (1994, p.246).

Quant aux professionnels au sein des dispositifs, Adjerad et Ballet relèvent que les travailleurs sociaux qui tiennent à « sauvegarder » la dimension sociale dans un contexte de contrainte, mobilisent une variété d’actions qui dépendent des pressions des pouvoirs publics mais également de modes d’actions et de stratégies qu’ils ont plus ou moins intériorisés (2004, p.66).

Muniglia, Rothé et Thalineau ont particulièrement bien mis en évidence ces stratégies d’ajustements développées par certains intervenants, entre contraintes institutionnelles et situations réelles des jeunes, pour assurer un suivi qui soient le plus adapté possible : « Détourner les objectifs initiaux de certaines mesures », « présenter de façon tronquée

certaines situations de jeunes afin de leur permettre d’accéder à des aides et d’assurer une continuité du suivi », « mettre en évidence l’accompagnement vers l’insertion professionnelle dans le contrat en dissimulant le travail d’écoute et d’accompagnements sans enjeu immédiat effectivement effectué », ruser avec « les dispositifs pour protéger les jeunes qui auraient besoin d’un accompagnement plus long » (2012, p.106-107).

Les professionnels parlent eux-mêmes de bricolages et mobilisent des savoir-faire et des investissements personnels qui sont rendus invisibles mais par lesquels ils tentent de garder une place pour l’écoute et l’accompagnement, sans enjeu orienté vers l’insertion professionnelle immédiate et de réduire « la distance sociale et subjective entre usagers et professionnels » (ibid., p.108).

Ces bricolages peuvent parfois être tolérés, voire encouragés par les structures mais parfois sont à l’origine de conflits et d’une position à tenir de plus en plus délicate pour les professionnels (ibid.).

Toutefois, comme le soulignent les auteurs : « le positionnement adopté par les professionnels

peut atténuer ces effets pervers par l’interprétation qu’ils donnent du sens de leurs missions. Ils jouent alors un rôle de « tampon » qui adoucit la rigidité du système de prise en charge. C’est donc la subjectivité des acteurs mettant en œuvre l’action publique (Cantelli, Genard, 2007) qui agit comme un régulateur des injonctions paradoxales d’un système de prise en

DESCRIPTION DU TERRAIN

Dans ce chapitre, je vais décrire dans un premier temps le contexte institutionnel dans lequel se situe le terrain de ma recherche, en exposant le fonctionnement des mesures d’insertion proposées dans le canton de Vaud et celui de Migr’Action tel que décrit sur le plan formel. Dans un deuxième temps, je décrirai brièvement le public cible puis dans un dernier temps, la démarche de récolte des données, le choix et le découlement des entretiens au sein de Migr’Action, puis celle concernant le traitement et l’analyse des données.