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12 L’INSERTION DANS UNE PERSPECTIVE ÉMANCIPATRICE

12.2 Donner les moyens d’appropriation du pouvoir d’agir

12.2.2 Sur ses choix et ses décisions

Les moyens donnés aux jeunes dans cette optique sont axés sur la possibilité de se dégager des différentes pressions et obstacles entravant leur liberté « réelle » de faire des choix :

Alléger la « pression à s’insérer »

Le fait de permettre aux jeunes de se dégager des pressions autour du projet passe par le fait de relativiser ce qu’il est, en lien avec le poids des prescriptions qui peuvent y être attachées. Dans cette perspective, les animateurs n’ont tout d’abord pas d’exigence sur ce plan : « Non,

pour nous les jeunes ils n’ont pas du tout besoin de faire un projet quand ils arrivent, ça viendra peut-être ensuite, petit à petit, c’est pas quelque chose de facile » (A1). C’est donc

lorsque ces aspects émergent que les professionnels les appréhendent avec des priorités de « facilitation ». Il s’agit dans un premier temps de les aider à « oser se projeter » : « construire

un projet de vie, c’est aussi que la personne puisse arriver à oser se projeter dans le futur et parfois même d’aider à « apprivoiser l’idée d’oser » (A1). Cette nécessité serait liée à la

difficulté que peuvent avoir les jeunes de « prendre une décision », « par peur de faire faux,

peur de pas réussir, peur... ». A1 évoque un jeune « qui n’arrivait même pas à s’imaginer quelque chose dans le futur, à appréhender le projet », « qui reste coincé dans sa situation »

(A1).

Les animateurs aident alors le jeune à oser se ré-approprier son futur, dans un contexte fait de pressions diverses : « Je dis ça par rapport à toutes les prescriptions qu’ils ont reçues depuis

l’école. Ils arrivent avec beaucoup de prescriptions, c’est-à-dire, il faut faire ça, et faut faire ci, et faut faire ça… Mais tout ça, c’est juste des prescriptions qui dans le fond prennent aucune forme par rapport à leur projection dans le futur » (A1).

Ces prescriptions sont vues comme des entraves dans la capacité de se projeter dans un futur enviable.

Finalement, entre les réticences liées aux « prescriptions » et celles, liées à l’ « inconnu » que nomment les animateurs, une autre part du travail serait d’insister sur le projet comme étant

« quelque chose qui doit rester flexible » (A2), où l’on puisse « se dire, voilà, il y a le projet qu’on fait mais c’est qu’un projet, c’est-à-dire que c’est possible ensuite qu’il faille faire comme ça, et ensuite revenir un peu là et pis faire des choix… mais il faut que ce soit fluide, flexible » (A1).

Identifier et comprendre les enjeux de sa situation

A un niveau théorique, Bernatet met en avant deux conceptions de l’accompagnement à l’orientation : le « diagnostic porté sur l’individu à partir des résultats scolaires, d’épreuves (…) ou de tests qui détermineront des aptitudes et des motivations » (2010, p.32) qui ressemble au « bilan des compétences » dont parle Guyennot (1998, p.142-143) ; et l’offre au jeune « d’accéder à des outils et à la compréhension d’une démarche pour construire sa voie professionnelle », méthode qui permet « aux usagers d’élaborer les choix fondamentaux qui les concernent, et cela tout au long de leur vie » (Bernatet, 2010, p.32).

Cette deuxième option est celle vers laquelle s’orientent les animateurs. Sur le plan du pouvoir d’agir, l’approche par la conscientisation implique également une dimension de conscience individuelle qui permettra « la mise en route d’un processus continu de contrôle sur une ou plusieurs sphères de sa vie» (Ninacs, 1995, p.71-72).

Il s’agit de donner les moyens aux jeunes de tracer un projet, dans un contexte où la fragilisation identitaire et leur statut rend, par définition, difficile le fait de se définir (Soulet, 2000, Castel, 1995a).

Pour les animateurs, cela passe tout d’abord par le fait de réfléchir avec les jeunes aux difficultés qu’ils rencontrent, de les accompagner dans l’identification de leurs besoins et la compréhension des enjeux dans lesquels leurs choix peuvent se situer: « C’est leur expliquer

(…) qu’il puissent ensuite comprendre les enjeux, les positionnements de tout ça et pouvoir alors dire « voilà, je veux faire ceci, ceci, et cela » et pis on le fait souvent d’ailleurs, on dit voilà, quelle est la situation, il y a ça, ça, ça, qu’est-ce que tu veux faire » (A1). Cela implique

une information telle que mise en avant plus haut sur les différentes options et leurs implications concrètes.

Les animateurs mettent en avant à nouveau l’importance de réfléchir avec les jeunes et de les accompagner dans la définition de ce qui les mobilise, « amener les jeunes à réaliser quel est

leur moteur, de le découvrir » afin de pouvoir partir de là pour travailler:

« Il y a différents moteurs pour différentes personnes (…), un jeune récemment, lui son truc

c’est, il veut de l’argent, c’est un moteur puissant et lui il est porté par ça et il fait d’énormes efforts pour avoir du fric. C’est un moteur extraordinaire, moi j’adhère pas personnellement, mais c’est pas mon affaire… avec lui on travaille avec ça. (…) Et d’autres ils veulent absolument une formation, c’est différent de personne en personne » (A1).

Il s’agit de leur permettre de prendre conscience de ce qui les mobilise et de ce qu’est « leur moteur » pour les aider à positionner leurs projets et leurs choix pour l’avenir, « d’aider l’autre dans son analyse afin de favoriser son évolution », dans l’idée que « mieux armé et plus confiant, il pourra mieux développer son projet de vie » (Bernatet, 2010, p.54).

Les animateurs disent accepter que ce processus prenne du temps. L’essentiel serait de partir

« de là où se trouvent les gens », avec ce qu’ils ont et ce qu’ils sont, dans l’idée qu’ils

puissent « devenir experts de leur situation » (A2) et progressivement se définir eux-mêmes. A1 précise que l’enjeu est alors également de les aider à comprendre et à prendre en compte les différentes pressions dont ils peuvent être l’objet: «…le moteur, ça peut être au départ,

quand ils arrivent, « ah, bah mon père veut que je fasse ça ».. Et en fait eux, ils portent ce projet mais c’est pas le leur.. Et là, tu te retrouves dans une situation où tu te dis « mais attention, est-ce que ça va tenir sur la durée » c’est pas du tout dit. Après si la loyauté familiale est suffisamment forte pour le faire, ça peut marcher mais il faut évaluer ça. Je pense à un autre jeune qui voulait absolument faire un truc dans la vente, il avait trouvé une place d’apprentissage et après, il s’est quand même rabattu pour aller aider ses parents dans le business familial, un petit kiosque, parce qu’ils avaient trop besoin de lui, il a abandonné son projet pour ça mais c’est sa loyauté à lui, c’est lui qui vient avec ça. Ce qu’on peut faire, c’est l’accompagner dans le processus et qu’il voie clair dans ce qu’il fait, qu’il prenne des décisions consciemment » (A1).

Comme le souligne Bernatet, permettre que la personne puisse s’engager pour agir et obtenir ce qu’elle recherche réellement, implique qu’elle « ait une représentation globale de ce qui constitue ses difficultés » (2010, p.113).

Cette démarche inclut les facteurs externes qui influencent les choix des individus et prend également en compte, les facteurs environnementaux et sociaux. Ceci se rapporte à l’une des bases du processus d’empowerment qui vise « une cible de travail double, c’est à-dire, à la fois sur l’individu et sur son environnement » (Ninacs, 1995, p.70).

Par ailleurs, si se dégager de certaines pressions peut constituer une véritable difficulté, l’importance réside, on le voit, dans le fait que le jeune puisse prendre ses décisions

« consciemment », dans une réelle liberté de choix.

Le fait de favoriser une auto-réflexivité autour de la question du projet serait de manière générale un outil dans la perspective d’une conscience individuelle et de prise de pouvoir sur sa situation, que les animateurs utilisent par exemple au sujet de l’évolution des jeunes : « on

est aussi un peu là pour observer et leur dire « ah y a 3 mois, tu sais, t’aurais jamais osé faire ça.. », et leur dire « tu te souviens comment c’était quand t’es arrivée » et puis de leur donner, des outils d’autoréflexivité qu’ils acquièrent peu à peu. C’est une période hyper importante pour ce genre de choses » (A1).

Permettre le libre choix

Les éléments ci-dessus reflètent assez clairement le fait que la définition du projet est un processus qui appartient totalement aux jeunes et dans lequel les animateurs les accompagnent sans jamais les précéder. Ceux-ci estiment que le plus essentiel est que, à tous les niveaux,

« l’idée parte d’eux-mêmes » (A2) et considèrent que leur travail est ensuite de les aider à

dégager des stratégies pour rendre possible leur réalisation.

animateurs évoquent régulièrement l’importance du libre choix et leur ouverture à tout type de projet. Ils estiment que Migr’Action est « un espace où les jeunes puissent rêver » (A1). Dans la même optique, ils soulignent que contrairement au discours sur « l’intégration », la différence peut être source d’insertion : « on a pourtant pas besoin de renoncer à qui on est

pour s’intégrer, on peut être différent, authentique, du moment qu’on l’affirme, l’intégration est possible » (A1). Les animateurs disent alors leur foi dans le fait que « si on avance pas à pas mais qu’on persiste, tous ces projets peuvent être possibles » (A1).

Cela se différencie grandement du discours normatif mis en évidence dans le cadre théorique quant à la nécessité d’amener les jeunes à conformer leurs projets au « principe de réalité »:

« Ils parlaient beaucoup hier36 du principe de réalité. Pour moi dans l’absolu, la réalité, c’est

quelque chose qu’on construit nous-mêmes à chaque moment. C’est d’une part comment on fait les choses, quels choix on fait et puis quel sens on y donne. Et là-dessus il y a un énorme champ de travail, de possibilités, un énorme potentiel de travail avec les jeunes mais tout ça c’est lié à la question de la confiance » (A1).

S’il appartient aux jeunes de définir leur réalité, les animateurs écartent donc l’idée d’une réalité externe à laquelle il faudrait se plier et c’est selon eux dans cette subjectivité assumée qu’il y aurait un potentiel de liberté et de travail.

Sur le plan objectif, l’important pour eux dans le soutien inconditionnel à « tout type de

projet » serait de permettre aux jeunes de saisir les enjeux de leurs choix, ne pas « leur cacher » les potentielles difficultés de parcours et dans une optique d’assurance, d’amener par

exemple une réflexion commune sur « une option B » à prévoir (A2).

Les animateurs insistent avant tout sur le fait que la solidité et la durabilité de l’insertion tiendraient au sens donné à chaque parcours et comme Bonvin le suggère, à « l’adhésion non-contrainte » nécessitant la « participation active » des jeunes et leur liberté réelle de faire des choix (Bonvin, Gobet, Rossini & Widmer, 2012). Il s’agit alors comme le préconisent Bonvin et Farvaque, « d’éviter autant que faire se peut l’écueil des préférences dites adaptatives où les individus ne choisissent pas librement mais adaptent leurs préférences et leurs décisions aux normes sociales et possibilités socio-économiques en vigueur » (2007, p.13). Bernatet rejoint ce point de vue en constatant dans les pratiques que « les projets réfléchis et librement consentis permettent aux personnes de participer de manière active à la vie de la société » (2010, p.87) et que s’engager dans un projet « véritablement choisi » est « un puissant mouvement vers la réussite », peu importe les efforts à fournir si le projet a du sens (2005, p.97).

On peut relever l’écart entre la manière dont est abordé ici le projet porteur de sens pour l’individu et celle mise en évidence dans mon cadre théorique, soit un travail de mise en conformité des aspirations (Plomb, 2005, Guyennot 1998) et où l’adhésion « aux normes sociales et aux possibilités socio-économiques en vigueur » serait justement celle visée par le travail autour de projet. Comme le relève Bernatet, dans la logique non-adaptative, « la notion de « deuil du projet » disparaît » puisque c’est le jeune « lui-même qui vérifie, au fil du temps, la faisabilité de son projet puisqu’il en est acteur » (2010, p.139).

Selon De Gaulejac, la vision normative de l’insertion qui vise une finalité d’insertion professionnelle uniquement, entraverait la possibilité de laisser cette « liberté réelle » aux individus de s’auto-déterminer et celle de les rendre totalement acteurs : « A penser la « réinsertion » uniquement sous l’angle objectif, en terme de revenu et d’emploi, on passe à côté d’un besoin primordial, celui d’être considéré comme auteur de son existence, comme responsable de « ce que je suis », comme sujet capable de faire des choix » (1994, p.160). Ainsi la vision non-normative des animateurs favorise le fait de donner un réel pouvoir d’agir aux individus.