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15 L’INSERTION FACE AU CADRE SOCIÉTAL ET INSTITUTIONNEL

15.1 Limites sociétales

15.1.1 Impacts variables sur les parcours d’insertion professionnelle

Dans les différentes dimensions abordées (motivations, apprentissages, apports, évolutions) avec les jeunes, nous avons vu que les impacts personnels, psycho-sociaux et relationnels étaient les plus prégnants dans leurs perceptions. Ce sont tout au moins ceux qui sont apparus spontanément durant l’entretien de groupe et dès lors, ces aspects-là qui ont imprégné les chapitres précédents.

Cela rejoint l’idée évoquée précédemment selon laquelle la réponse donnée concrètement à une situation semble moins valorisée que la qualité de la relation dans laquelle le sentiment concret d’être aidé réside (De Gaulejac, 1994, p.250).

Les jeunes mentionnent certains éléments d’apprentissages et de motivation en lien avec les démarches liées à l’emploi (recherches d’apprentissages, d’emploi, stages, lettres, CV, etc.) mais évoquent les impacts concrets de Migr’Action sur leurs parcours d’insertion professionnelle de manière timide et uniquement si je les interroge. Je vais toutefois essayer de mettre en avant ces éléments dans la mesure où l’insertion professionnelle est généralement l’objectif initial de leur venue, voire la finalité qui a été déterminée par une institution extérieure.

Dans les réponses, on peut observer que les changements concrets, sur le plan de l’insertion professionnelle, sont très divers et corrélés à leur capacité de se projeter dans l’avenir de manière positive. On distingue alors trois types de situations, qui correspondent à la diversité des profils décrite par les animateurs :

Premièrement, une partie des jeunes notent des changements concrets et se disent satisfaits de leur situation, ce qui accompagne la vision positive qu’ils ont de l’avenir : « Grâce à cette

maison et aux gens que je connais, j’ai trouvé mon avenir. D’ailleurs j’ai trouvé mon apprentissage en venant ici, c’est une chose importante dans ma vie » (P). « Moi j’ai trouvé une place d’apprentissage et de temps en temps je passe par là », « Grâce à Migr’Action, j’ai

Une seconde partie des jeunes évoque à la fois des espoirs et des perspectives plus fermées, à la fois des changements concrets et des difficultés qui persistent :

« Pour moi ça avance petit à petit… Par exemple avant je savais même pas comment je dois demander à un patron un travail et là je viens d’apprendre ça… » (C). Ce jeune n’est pas là

depuis longtemps et se dit satisfait du fait que, dans sa perspective de trouver du travail, il voit des changements concrets. Il évoque à la fois certaines difficultés à se projeter qu’il éprouve en lien avec sa famille mais dit avoir parallèlement confiance en l’avenir à Migr’Action.

« J’ai de la peur et à la fois de l’espoir (…) J’espère la vie que je cherche, que ça change (…) Peur parce que c’est comme si y avait rien de concret, rien de possible. (…) mais en même temps ça a changé, maintenant tout va bien franchement, j’ai aucun problème ». B. dit avoir

plus d’espoir qu’avant en lien avec des changements concrets (elle parle de poursuites enlevées, d’une perspective de naturalisation, du fait qu’elle a une formation): « Grâce aux

gens autour de moi, plein de choses se sont ouvertes » mais elle parle aussi de difficultés à se

projeter positivement (« rien de possible »). Elle est partagée entre certains aspects concrets qui lui donnent espoir et un sentiment de malaise et de difficultés pour atteindre ses objectifs (famille, travail) « Je recule, j’avance ». Les difficultés qu’elle sent encore présentes rendent son espoir difficile.

Enfin, une troisième partie des jeunes n’a pas observé de changements concrets et expriment la difficulté de voir des perspectives immédiates, en lien avec des obstacles extérieurs (familiaux, santé psycho-somatique, etc.) qui les entravent dans leur parcours :

« La grande chose qui prend la place dans ma vie pour l’instant, c’est ma santé. Des fois, je pense que ça va s’améliorer… c’est quelque chose qui m’a bloqué dans ma vie parce que si on a pas la santé, on peut rien faire », « J’ai la tête un peu bouleversée parce que je réfléchis beaucoup et je sais pas vraiment comment.., j’ai l’impression que je peux revenir en arrière dans ma tête. Je devrais avancer mais c’est plutôt le contraire » (P).

D., qui est là depuis peu, dit avoir « peu d’espoir pour l’instant », « Mon père est toujours

derrière moi. ». Elle se dit plutôt découragée en lien avec cette situation et n’arrive pas à dire

ce qui pourra l’aider, mais elle vient avec l’idée de voir ce que cela pourrait lui apporter… La participation à Migr’Action a des impacts variables sur les trajectoires d’insertion professionnelle des jeunes, en raison de plusieurs éléments externes.

D’une part, on trouve certains facteurs liés à l’environnement social puisqu’on voit que les évolutions concrètes dans le parcours d’insertion professionnelle sont parfois rendues difficiles en lien avec d’autres problématiques qui entravent la capacité à se projeter et à avancer. Ces situations disent bien l’importance que peut avoir la prise en compte globale des problématiques par les animateurs ainsi que l’absence de pressions concernant une insertion prioritairement professionnelle.

D’autre part, les facteurs structurels, tels qu’évoqués dans mon cadre théorique représenteraient davantage des limites du programme.

La situation de B. nous le rappelle, le contexte d’insécurité et d’instabilité de l’emploi contribue à rendre les parcours globalement non linéaires, à multiplier les positions intermédiaires et à rendre la stabilisation professionnelle difficile à acquérir (Adjerad & Ballet, 2004, p.26).

La complexité des parcours résulterait plus de la situation économique que des caractéristiques des individus (ibid.) et malgré tous les efforts que peuvent faire les jeunes, comme le relèvent les animateurs et comme mis en évidence dans mon cadre théorique, les conditions et contraintes du marché déterminent bel et bien les opportunités réelles d’insertion (ibid., p.28).

La probabilité d’insertion professionnelle est en réalité davantage liée au profil socio-démographique et au statut administratif qu’à la participation à une mesure et elle serait d’autant plus limitée que les usagers inscrits dans les mesures sont justement le plus souvent, les personnes les plus précarisées, éloignées de l’emploi et de la probabilité d’en trouver un (Stofer, Steiner & Da Cunha, 2005, p.28). Ainsi, comme plusieurs auteurs l’ont montré, l’efficacité sociale des mesures est globalement bien plus importante que l’efficacité professionnelle (Ossipow, Lambelet & Csuport, 2008, p.289).

Conscients de ces éléments, les animateurs les prennent en compte en insistant sur une dimension sociale autonome de l’insertion et en ayant une action privilégiée sur les aspects relationnels et symboliques.

Portée relationnelle et symbolique sont en effet les impacts qui ont été particulièrement mis en avant par les jeunes dans les différents résultats, des éléments qui, à défaut d’avoir un impact sur les facteurs structurels de la désinsertion, favoriseraient une dynamique d’insertion sociale, au sens entendu par les animateurs. Pour terminer, même si l’espoir des jeunes semble alimenté par des changements concrets dans leur parcours, en continuant à venir volontairement à Migr’Action, ils nous laissent imaginer que ces autres impacts positifs sont suffisamment importants pour nourrir l’espoir d’une amélioration de leur situation et permettre un mieux-être global.

15.1.2 Limites de l’action face au manque d’alternatives

Si les animateurs ne peuvent avoir d’impact sur les facteurs structurels de la désinsertion et sur la difficulté à entrer sur le marché de l’emploi, ils les prennent en compte dans leur manière d’aborder l’insertion et de promouvoir une insertion sociale plus globale avec des appuis et des réalisations dans d’autres espaces que ceux liés uniquement au champ professionnel.

Toutefois, lorsque les jeunes ne parviennent pas à long terme à s’insérer professionnellement pour diverses raisons, les professionnels se heurtent au fait qu’aucun espace existant ne permet une reconnaissance alternative à celle fournie par le travail. Si Migr’Action peut constituer un espace intermédiaire avec des sources de reconnaissance même momentanées, les animateurs sont dans certaines situations (notamment celles de jeunes jugés « inemployables » selon les critères normatifs) confrontés à l’absence d’alternatives : « Par

rapport à la société idéale comme je me l’imagine, par rapport à des jeunes qui ont peu de perspectives d’entrée en emploi, des fois, de persister à vouloir les pousser à entrer en apprentissage ou au travail, c’est.. je trouve que c’est pas le truc le plus génial à faire avec eux.. je pense qu’il y aurait d’autres choses mais ces espaces n’existent pas » (A1).

Ces situations entraînent impuissance et frustrations chez les professionnels qui ne peuvent dégager une marge de manœuvre qu’au sein de l’espace de leur mesure mais pas à l’extérieur:

des jeunes avec qui, c’est vrai, on a eu des échecs par rapport à l’insertion professionnelle mais qui pourraient faire d’autres choses et là on sait pas où les envoyer » (A1).

« Vous vous sentez impuissants ? « Moi pour certains cas oui. Et ça me désole de savoir

qu’ils doivent retourner.. y en a qui ont été envoyé à l’AI ! Mais attends, qu’est-ce qu’ils vont faire, ils vont recevoir leur AI ils font quoi avec… Alors qu’ils ont des contributions à faire, ils ont des trucs très intéressants à donner. Donc je suis toujours à la recherche… parce que je me dis que c’est un gâchis, de juste caser les gens aux RI à long terme, AI, etc. » (A1).

En relevant les contributions et le potentiel qu’ont les jeunes, les animateurs rappellent à quel point une insertion passant avant tout par la soumission aux normes institutionnelles, voire sociétales, détruit, comme le suggère De Gaulejac, « une partie des capacités d’action, de créativité et d’initiative de l’individu » (1994, p. 253).

Par ces propos, les animateurs mettent également en évidence les limites d’un modèle de société, tel que décrit dans mon cadre théorique, qui produit des « surnuméraires », personnes « en état de flottaison, dans un no man’s land social, non intégrées et sans doute non-intégrables » (Castel, 1995 a, p.664-665), survivants alors « à la périphérie de la société salariale » (Soulet, 2000, p.73). En exprimant leur désarroi, les animateurs nous ramènent alors au constat d’un monde qui, en réduisant les individus à leur fonction de production et à leur valeur « travail », « fonctionne de manière à rejeter les inactifs » (Burhig, 1996, p.16). Toutefois, le fait de trouver une place pour « les exclus du travail » nécessiterait « tout un remaniement du système culturel de nos sociétés et d’autres hiérarchisations de valeurs », ainsi que de nouvelles représentations quant à ce qui fait la place et l’utilité sociale de chacun (ibid., p.98).

Ainsi, ce type de situations met les animateurs face aux limites de leurs actions : « C’est vrai

que c’est possible de se réaliser à travers un travail et un apprentissage ou une formation, mais c’est aussi possible autrement. On est quand même prisonniers du système, on peut avoir l’idée de s’en dégager mais dans le fond on y est quand même » (A1).

Malgré tout, les animateurs, refusant d’appréhender ce modèle comme une fatalité, rappellent que la décentration par rapport au modèle de l’emploi est possible. Ils font appel à la recherche d’espaces dans lesquels certaines contributions puissent être mises à profit, ouvrant l’exploration de voies très alternatives : « les pratiques d’auto-production et les sources non monétaires de l’économie » qui resitueraient l’intégration dans la vie sociale, « au fondement même des relations, des apprentissages et des solidarités qui la rendent possible » (Hainard & Plomb, 2000, p.6).