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4 DÉSINSERTION ET PROCESSUS D’EXCLUSION

4.3 Effets de la désinsertion

En regroupant les observations des différents auteurs, la désinsertion apparaît comme ayant régulièrement, si ce n’est systématiquement, des effets sur les éléments suivants: l’image de soi, le sentiment de pouvoir sur sa vie, la projection dans le futur, la citoyenneté et les relations sociales.

Estime de soi

C’est la « nature et l’accumulation des difficultés et des événements vécus » qui entraînent des « doutes et une dépréciation de soi » (Tap, 2005, p.70). Le « processus d’échec répétitif » est intériorisé et induit une perte de confiance et une difficulté croissante à accéder à une situation de réussite (Buhrig, 1996, p 111).

Par ailleurs et comme dit plus haut, cette dévalorisation et cette perte d’estime de soi peuvent être précipitées par les catégorisations faites par les institutions et les représentations sociales qui renvoient à l’image d’un groupe dévalorisé, stigmatisé et inutile socialement. L’individu, s’identifie progressivement au groupe stigmatisé par un processus d’intériorisation de cette représentation, acceptant ce statut négatif et développant un sentiment d’invalidité et d’inutilité (De Gaulejac, 1994, p.69, p.176). « L’intériorisation de l’identité négative d’assisté

découle de la plus faible résistance que les individus peuvent mobiliser pour se départir de l’identité négative à laquelle les institutions les assignent (…). L’identité négative contamine la constitution et le maintien d’un moi stable » (Duvoux, 2009, p.164).

De plus, le poids des représentations et la tendance à individualiser les problèmes de chômage et d’inactivité, conduisent la personne à vivre ces évènements « non comme un problème de société, économique et social mais d’abord comme une remise en cause de soi » et comme le

10 A partir de ce sous-chapitre, je choisis de privilégier le terme de désinsertion dans l’idée que si les jeunes concernés par mon travail de terrain sont exclus de la norme et potentiellement dans un processus d’exclusion, ils ne sont pas exclus de tout lien et reste à ce stade « désinsérés ». L’exclusion correspondrait davantage à un état final, à une rupture totale de liens qui, comme le laisse entendre Paugam (2011), n’est pas nécessairement la situation de personnes dés-insérées et par ailleurs encore assistées. De plus, au vu des analyses faites ci-dessus, la désinsertion apparaît davantage comme l’opposé de l’insertion en référence à un phénomène partiel, alors que l’exclusion serait plutôt le contraire de « l’intégration », faisant référence à une position ou une non-position

signe « d’une non-valeur individuelle ». Cette « perte d’estime des autres » a d’autant plus d’effet sur sa propre estime que l’individu n’a plus de « critères sociaux pour s’estimer lui-même » (De Gaulejac, 1994 p.107). De Gaulejac qualifie de « mort psychologique » ce mouvement qui pousse les personnes à se vivre « comme des ratés » lorsqu’ils sont en dehors de ce que sont les signes de la réussite dans notre société (travail et argent) (ibid., p.14).

Sentiment de pouvoir sur sa vie

Deuxièmement, cette situation de chômage ou d’ « assisté » induit le sentiment d’être « un objet passif, victime d’un monde dont on ne connaît pas toutes les règles » (ibid., p.96) :

« Face à une situation traumatisante et déstructurante, les bénéficiaires de l’aide sociale ont le sentiment de ne plus maîtriser le déroulement de leur vie, de ne plus pouvoir « être producteurs de leur existence » (Touraine, 1995, 29), autrement dit, ils ne se sentent plus sujets car ils n’arrivent plus à donner un sens à l’expérience qu’ils sont en train de vivre »

(Oberson, p.2002, p.19).

Comme le décrit Racine en se référant à divers auteurs, l’exclusion conduit ainsi progressivement à une impuissance « face à son existence, son identité personnelle et sa participation sociale », de défaut d’avoir on passe à un « défaut de pouvoir », à une impuissance à agir. Cette impuissance est à la fois objective (« manque effectif de pouvoir social, privations diverses, etc. ») et subjective (« sentiment de se sentir contrôlé par d’autres ou de ne pas avoir la maîtrise de sa destinée »). Dans ces situations, les individus ressentent que leurs actions n’auront pas d’impact sur leur vie et perdent confiance en leur capacité à agir. « Il en résulte parfois une certaine forme d’acceptation ou d’apathie, un isolement social, une faible estime de soi, ainsi qu’une incapacité à rêver (désespoir) » (Racine, 2007, p.104).

Projection dans le futur

En lien avec le sentiment d’impuissance sociale décrit ci-dessus, il devient difficile pour les individus « d’élaborer des projections dans un avenir où ils joueraient un rôle actif et valorisé » (De Gaulejac, 1994, p.78). Ainsi, de la perte d’emploi, on glisse potentiellement vers la perte de confiance puis d’espoir en l’avenir.

Selon Castel, c’est le fait de la situation d’exclusion mais également d’un emploi précaire et discontinu qui rend difficile « la projection dans un avenir maîtrisable » car « cette manière d’habiter le monde social impose des stratégies de survie fondées sur le présent » (1995a, p.664-665). Cette perte de sens en l’avenir contribue à « décomposer le socle à partir duquel

il était possible de déployer des stratégies cumulatives qui rendraient demain meilleur à vivre qu’aujourd’hui », (ibid., p.719) implique la perte d’espoir potentielle mentionnée par De

Gaulejac.

Castel ajoute que les jeunes ne sont pas les seuls concernés mais qu’ils en ressentent davantage la menace et qu’ils doivent « tenter de conjurer l’indétermination de leur position, c’est-à-dire choisir, trouver des combines et garder un souci de soi pour ne pas sombrer » (ibid., p.760).

Citoyenneté

Le fait de perdre une « place à laquelle est associée une utilité sociale et une reconnaissance publique » (Castel, 1995a, p.665) « déqualifie aussi sur le plan civique et politique » (ibid., p.666). Dans le prolongement du sentiment d’impuissance décrit plus haut, peut se développer le sentiment qu’on ne « pèse pas sur le cours des choses » associé à un sentiment de non-légitimité à participer à la vie publique et sociale, à « parler en son nom propre, même pour dire non » (ibid.) puisque la reconnaissance sociale ou la valorisation de son identité sociale fait défaut. Ici, le défaut d’avoir devient un défaut d’être.

Castel ajoute qu’ « on ne peut fonder de la citoyenneté sur de l’inutilité sociale ». Il parle alors de « non existence sociale » (ibid., p.694) et De Gaulejac de « mort sociale » dans une société ne permettant plus à chacun place et reconnaissance, entraînant les individus vers « l’inactivité et le silence » (1994, p.14).

« L’exclusion peut être appréhendée en termes de souffrance sociale. Ces « processus de refoulement aux marges, d’affaiblissement des relations sociales et personnelles structurantes, ou encore d’assignation identitaire excluante ou déviante remettent en cause fondamentalement la citoyenneté » (Lamoureux, 2004, p. 29). Ils constituent des entraves sérieuses à l’agir citoyen à plusieurs égards, laissant des marques sur les identités des personnes et sur leur rapport avec le monde, un rapport qui devient souvent empreint de méfiance et de résignation (ibid.) » (Racine, 2007, p.103).

En ce sens, l’exclusion, « par la mise à l’écart des personnes qui ne correspondent pas aux normes et cadres reconnus » serait un affront direct à la citoyenneté (ibid. p.103-104).

Relations sociales

Les aspects tant objectifs que subjectifs de l’impuissance tels qu’évoqués plus haut, associés au fait que les personne perdent « progressivement foi en leur capacité à agir sur le

monde (…) entraînent des stratégies cohérentes de retrait social (Castel 1994) et d’enfermement sur soi (Clavel 1998) ». Il en résulte un isolement social (Racine 2007, p.104).

Sur le plan des liens sociaux, l’inscription dans un des réseaux primaires (familial, amical, relationnel, associatif) remplit pourtant des fonctions essentielles : « échanges de services,

d’informations, de communication, échange d’images identificatoires qui permettent à l’individu de se représenter à la fois au sein de son propre groupe et par rapport à la société globale, et d’identifier sa place et son rôle dans cette société » (De Gaulejac, 1994, p.59).

Ainsi, si le tissu relationnel se fragilise et les relations sociales s’amenuisent, cela a pour effet de réduire les échanges «moins d’informations et de communication, moins d’entraide, de services ou de soutien en cas de difficulté » (ibid.).

De plus, ceci induit progressivement une rupture des appartenances ce qui a pour conséquence de rendre impossible ou difficile la négociation d’images identitaires : « L’isolement et la

mise en dehors des réseaux affaiblissent progressivement le sentiment d’appartenance à un quelconque groupe restreint, dans l’identité collective duquel l’individu peut trouver à la fois des repères pour situer sa propre identité et des sources d’assurance et de valorisation »

(ibid.). De Gaulejac relie cela à la question de la dignité qui se trouve mise à mal, notion qu’il définit comme « le sentiment d’appartenance à une communauté humaine intériorisée au cœur

Pour terminer et de manière plus globale, si le phénomène de désinsertion a un coût humain pour les sujets concernés, il en aurait également un pour l’ensemble du corps social (ibid., p.26).

Si nous avons souligné le rôle central de l’élément symbolique dans le phénomène de désinsertion, nous pouvons relever dans ce qui précède que la plupart des conséquences de la désinsertion (baisse d’estime de soi, dévalorisation, démobilisation des capacités à agir, atteinte à la citoyenneté etc.) sont également étroitement reliées à des éléments d’ordre symbolique. Nous reviendrons plus loin sur les liens potentiels entre la désinsertion, leurs effets et certaines logiques institutionnelles.