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12 L’INSERTION DANS UNE PERSPECTIVE ÉMANCIPATRICE

12.4 Impacts sur les jeunes et leurs perceptions

12.4.3 Se mobiliser grâce au sentiment de « liberté » et de reconnaissance

important, notamment quant à leur investissement au sein de l’espace de Migr’Action et de leur parcours d’insertion.

Ce sentiment de liberté serait lié pour une part à l’absence de contraintes extérieures, ou du moins à la flexibilité du cadre, tant au niveau du programme que du rythme.

Le fait d’être libre de venir constitue en effet pour plusieurs d’entre eux une motivation en soi: « On est libres de partir, de venir quand on veut, c’est pas mal, ils sont là pour nous, en

fait » (P). « Moi par exemple, c’est pas l’assistante qui m’a envoyé ici, c’est la différence, là-bas, quelqu’un m’a obligé à aller » (E). Les notions d’adhésion et de libre-choix semblent

importantes, d’autant plus lorsque plusieurs jeunes sont imprégnés du sentiment de contrainte, par leurs expériences passées, comme nous le verrons.

Par ailleurs, leurs propos reflètent l’attrait d’un lieu à l’intérieur duquel ils se sentent libres (de discuter, de faire ce qu’on estime bon pour soi, de prendre ce qu’on veut…) et ce terme ressort beaucoup dans les motivations évoquées : « On se sent libres, on peut discuter avec

tout le monde, on peut dire ce qu’on veut » (P). « Je me sens à l’aise, j’ai rien à rendre à personne » (B). « Moi je me sens très libre, parce qu’à la maison c’est pas libre du tout » (D).

Cette notion de liberté alimente le plaisir et nourrit la motivation à venir : « je viens pour les

cours et en même temps, je m’amuse, avec les gens, je me sens bien, je me sens libre, je sais pas comment dire.. » (P). « Je viens pour des besoins d’aide et parfois pour le plaisir » (E). « Je continue de venir, je me sens bien avec les gens, à l’aise » (B). « Ca me motive toujours »

(C). « On vient pour le plaisir et aussi pour faire des choses » (E).

L’aspect « informel » et non contraignant des relations et du cadre de Migr’Action participerait également de ce sentiment de liberté, source de motivation. « Ce qui motive

aussi, c’est le contact avec vous, c’est pas des contacts officiels, des trucs comme ça » (E).

De Gaulejac, au terme de ses enquêtes, met en avant la sensibilité des personnes « assistées » à la relation interpersonnelle avec les professionnels et au sentiment d’être instrumentalisées à travers un traitement procédurier et bureaucratique. Il conclut que des rapports personnalisés sont une condition pour que l’institution produise du lien social, facteur d’insertion (1994, p.231-238). Ce côté informel et personnalisé des relations est valorisé par les jeunes, qui le différencient de ce qu’ils semblent rencontrer dans d’autres institutions plutôt source d’inconfort : « J’avais une autre expérience dans une même institution comme Migr’Action,

mais là-bas, pour parler avec votre conseiller, il faut prendre un rendez-vous, en avance d’une semaine et (il imite) « tu arrives à l’heure, tu vouvoie, tu dis « vous » tu dis pas « tu » et pis... » (E). « Tu te sens pas à l’aise » (P). « Ouais » (E).

Au final, l’ensemble de ces jeunes se rendent à Migr’Action, malgré l’absence d’obligation de venir et tous manifestent largement que ce qui les mobilise est à mettre en lien avec des motivations diverses, faites de plaisir et d’envie personnelle.

Du fait de la quasi absence de contraintes, le « contrôle » s’opère « par soi-même » et la liberté fait appel à la responsabilité de chacun, comme ce jeune le résume : « En fait, on est

libre ici parce qu’en fait, on est contrôlé en nous-mêmes. On se contrôle, on s’adapte, on fait pas n’importe quoi, on passe pas la limites, on dépasse pas des choses qu’on doit pas dépasser » (C).

Si cette liberté est appréciée, c’est également du fait que les jeunes se sentent valorisés car considérés comme responsables, adultes et capables de déterminer par eux-mêmes ce qui est adéquat et utile pour eux. Cela fait en tous cas écho avec des expériences de certains lieux dans lesquels ils disent s’être sentis « infantilisés »:

« Au travail, à l’école, ça je comprends mais après, nous on est des gens majeurs, on a des objectifs clairs (…) je parlais d’un lieu comme Migr’Action (il parle d’une mesure) quand je suis arrivé là-bas, c’est comme à l’armée pour moi (il imite) « tu arrives à l’heure, tu vouvoies », j’ai pas grandi ici, j’ai pensé que c’était peut-être la manière mais c’était un peu… » (E). « Je comprends mais si tu travailles chez un employeur » (T). « Mais chez un employeur c’est autre chose, y a un salaire, il faut finir le travail, etc, mais là c’est pas un travail, il faut être relax (…) et même pendant le travail, le patron, il t’oblige pas à prendre des décisions, il peut te dire « finis ton travail » mais là-bas ils prenaient des décisions pour ma vie », « on est des gens majeurs, on a des objectifs clairs » (E).

Ainsi, sans lien avec le but poursuivi, les conditions posées semblent plutôt alimenter un sentiment de dévalorisation et de contrôle, qui rend difficile la pleine adhésion aux conditions en question, comme suggéré par les animateurs.

Au-delà de la flexibilité du cadre, les jeunes expriment un sentiment unanime autour de la liberté de choix qu’ils estiment avoir dans la définition de leurs projets ou dans ce qu’ils mènent comme activités en général, tout en ayant des conseils, des repères et des informations de la part des animateurs:

« Ici, y a personne qui va nous dire, « oui, toi tu devrais faire ça, ça ça, ». Y a personne qui va nous donner d’ordre. C’est notre choix, soit on choisit oui, soit on choisit non, Si on dit oui, volontiers, ils vont nous pousser où on veut aller. Si c’est non, ben, ils vont pas trop insister. Peut-être qu’ils vont nous dire : « si vous faites ça, c’est possible, ça c’est.. » en fait ils vont nous dire les conséquences que ça amène mais après on est libre de choisir ce qu’on veut » (P). « Ca c’est tout à fait vrai, comme elle a dit, ça dépend de ce qu’on veut. Si on décide que c’est une bonne idée, y a A1, A2, qui nous encouragent et c’est quelque chose qui fait du bien » (T). « Ils nous ont jamais obligés pour faire des choses, ils nous ont juste toujours conseillé de faire attention… Après c’est nous qui décidons toujours et ça dépend de notre tête, de si on réfléchit bien (…) une fois, peut-être tu vas faire ce qui est moins bon pour toi. Mais ils vont te laisser voir ce truc, pour que la deuxième fois, peut-être je le fasse pas moi-même. Mais si j’ai envie de faire, ils vont me laisser » (C).

Ainsi, les jeunes se sentent informés sans être contraints et ont le sentiment de pouvoir décider en toute conscience.

Ce qui émerge généralement de la parole des usagers serait, selon De Gaulejac, le fait qu’à la place d’une « prise en charge », c’est une « aide pour retrouver une dignité, développer des capacités d’initiative et l’affirmation de soi comme sujet » que les personnes attendent (1994 p.266). Cette posture permettrait de fait de prouver « aux personnes qu’elles sont capables de produire des idées et d’agir au-delà des complexités de leur contexte de vie parfois difficile » (Bernatet, 2010, p.66).

Le fait qu’on les laisse expérimenter et qu’on les considère capables de faire ce qu’ils choisissent, les valorise et semble les encourager à avancer et à expérimenter :

« Même s’ils t’imaginent pas, il va pas dire, tu vas pas faire, il va te dire essaie de faire » (C). « Exactement, et ça donne du courage. Faut essayer et c’est après on va savoir si ça marche ou pas, tu vois, pas comme si on te dit ça tu n’arrives pas à faire… » (B).

« Cette reconnaissance et cette confiance donnée à l’autre », qui se traduit également par le fait de laisser aux jeunes la responsabilité de « se contrôler eux-mêmes » serait en réalité l’élément central qui autorise « le fait de redonner aux personnes des capacités d’action et de l’autonomie et d’établir un lien positif » (De Gaulejac, 1994, p.266).

Selon les jeunes, il semble préférable de vivre un échec, s’ils ont le sentiment d’avoir pris une décision par eux-mêmes que de se sentir dévalorisés parce qu’on les juge à priori incapables.

« Cette situation, c’était même pas essayé, c’est clair, elle me dit, « S, c’est trop pour toi, t’es pas capable », c’est pas la même chose de pouvoir essayer ou qu’on te dise avant » (E).

Plusieurs jeunes disent l’impact qu’ont eu sur eux des situations dans lesquelles ils se sont sentis contrôlés dans leurs parcours, leurs choix et leurs décisions. Ils différencient clairement les dynamiques qu’ils ont pu rencontrer. « Concernant ce que disait E., avant, qu’on décidait

pour lui, en fait, ça dépend des endroits » (T). « Il y aurait des endroits où c’est différent? » « Bien sûr » (B). « mais oui bien sûr » (C). « Elle a raison c’est pas la même chose partout »

(F). E. explique que la décision prise pour lui concernait son orientation professionnelle dans le domaine des nettoyages alors qu’il s’intéressait à l’apprentissage d’ASSC ou d’ASE39 :

« Là-bas, il y a des décisions, même des décisions de ma vie, de ce que je peux faire comme truc, je sentais qu’on décidait pour moi ! », « Mais toi, si tu savais que tu es capable… » (C). « Ouais mais le problème c’est que parfois, c’est des personnes qui veulent décider des choses pour toi qui te disent que t’es pas capable ! » (E). « Ça te décourage » (B). « Et ils pouvaient me mettre dans un chemin que j’ai jamais pensé aller dans ma vie, un métier que j’ai jamais aimé faire, il peut me mettre dans une vie que j’ai jamais pensé que je vais vivre cette vie ! » (E).

La valorisation de l’identité se vit en lien avec le « sentiment d’avoir des qualités reconnues (…) et que l’on peut influencer sur les choses (…) diriger ou maîtriser au moins partiellement les événements » et le sentiment d’impuissance renforce à l’inverse une image négative de soi (De Gaulejac p.96).

Dans cette perspective, le fait de sentir un contrôle sur sa vie, et de se voir invalidé dans ses choix provoquerait un désinvestissement et un sentiment de dévalorisation et de découragement : « Même si j’ai répondu, c’est moi qui sais si je suis capable, je me suis pas

senti bien, j’ai déprimé à cause de ça. Ouais, on est très mal quelques fois, tu sens que t’est pas bien...» (E). « Et pis, quelqu’un qui prend une décision à votre place, là-bas, toujours, je sentais que je suis comme un gamin, ou quelqu’un qui… ça m’a découragé ! Alors je passais quand même de temps en temps ici et je trouvais des gens qui me donnaient vraiment le courage » (E).

Comme De Gaulejac le relevait au terme de son étude, si dans la relation au professionnel « l’individu est soutenu dans sa démarche (…) il pourra reprendre confiance dans la société et

39 Assistant en Soins et Santé Communautaire / Assistant Socio-Educatif. A noter que malgré tout, E. a aujourd’hui trouvé un apprentissage d’ASSC

en lui-même, restaurer sa propre image, oser demander et emprunter le chemin de la réinsertion sociale. Si l’individu est traité avec mépris ou soupçon (…) alors il risque fort d’emprunter le chemin inverse : repli sur soi, sentiment de rejet, perte de confiance… » (1994, p. 249-250).

Une autre jeune, dans une expérience un peu similaire, exprime également un sentiment de colère de ne pas avoir été entendue et un immense découragement en s’apercevant que sa motivation n’était pas soutenue. Elle explique qu’on l’a poussée à faire plusieurs longs stages dans un domaine qu’elle ne souhaitait pas réinvestir pour des raisons précises mais que son assistante sociale s’obstinait à renouveler des stages dans ce domaine: « Elle disait de pas

faire ça, que c’était trop cher, de continuer dans la coiffure (…) « non, non tu dois continuer dans ça »… je suis pas obligée, c’est comme si elle décide à ma place (…), elle voulait même pas comprendre, ni écouter», « Aider c’est pas de décider à la place de la personne », «parce que ça m’énerve de me dire tout le temps de faire le stage dans le même domaine alors que moi j’ai envie de faire un autre apprentissage ! (…) » (T). T. a alors arrêté son stage.

Ce témoignage, comme l’ensemble des propos de ce chapitre, rappelle que « ce n’est pas à coups d’injonction qu’on stimule l’envie d’agir des personnes accompagnées mais grâce à la disponibilité, attitude dans laquelle il ne suffit pas d’écouter, il faut entendre » (Bernatet, 2010, p. 162).

Pour l’orientation du projet professionnel mais également dans les aides concrètes proposées, s’ils ne se sentent pas entendus et si les propositions ne font pas sens ou ne correspondent pas à ce dont ils estiment avoir besoin, les jeunes les désinvestissent, ce que nomment clairement les animateurs, et vient appuyer ce que plusieurs auteurs ont décrit.

B. donne l’exemple d’une conseillère d’un service social qui lui demandait de venir chaque semaine pour travailler sur son CV, démarche dont elle ne comprenait pas le sens : « pour un

document, un CV, s’il te plait, on va pas faire deux ans dessus, et elle me disait faut faire ça, ça, ça, après j’ai dit, bon, je peux pas supporter tout ça.. » (B). Elle a alors cessé de se rendre

aux rendez-vous et a préféré se débrouiller seule même si elle dit son découragement avant d’avoir accroché à Migr’Action : « j’en avais marre de me trouver seule ».

Duvoux le fait remarquer dans son analyse des stratégies face aux logiques d’assistance, lorsque l’individu se trouve dans un système d’aide avec le sentiment de « tourner en rond », toute démarche peut être vécue « avec un sentiment de honte et avec l’impression d’être contrôlé et sciemment humilié », situations qui peuvent amener des stratégies de rejet social ou de retrait social (2009, p.175).

Par ailleurs, comme le met en évidence Bernatet, « être entendu, c’est avoir la certitude de la présence disponible d’autrui. Cela développe la certitude d’être reconnu et par là suscite en la personne un désir de s’exprimer et d’entrer en communication avec autrui. Etre écouté et entendu permet par l’expression de soi, de se sentir en cohérence avec soi-même. Cela donne le désir de s’engager » (2010, p.134).

A l’inverse, lorsque les jeunes ne se sentent pas entendus, ils peuvent se décourager et être amenés à des situations de tensions avec les institutions. Ceci pourrait les pénaliser doublement en ce sens d’être interprété comme de la passivité ou de la mauvaise volonté (Duvoux, 2009), ce qui pourrait déboucher sur des sanctions (Keller, 2005).