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Introduction à la première partie : une sociologie historique et comparée

3. Un travail d’anamnèse à caractère sociologique

C’est pourquoi nous avons décidé de conférer à cette entrée en matière le statut de travail d’anamnèse sur l’objet qui nous occupe. Non pas par homologie avec la terminologie médicale comme s’il s’agissait de faire une enquête auprès de la finance pour élucider les antécédents et les premiers symptômes qu’elle a conservés de ce mal qui la rongerait : les produits dérivés. Mais par renoncement à une histoire (comme méthode) sans cesser de vouloir extraire des instructions de l’histoire (comme réservoir empirique de faits). L’objet de transactions qui nous intéresse n’est pas vierge de toute expérimentation humaine lorsque son usage prend à nouveau un caractère remarquable dans les toutes dernières décennies. Cette « anamnèse » consiste alors à prendre partiellement la mesure de ce passé pour être moins démuni devant l’objet qui se

la thèse implicite du caractère novateur « des nouveaux instruments financiers »… ceux du Matif et du Monep étant alors cités avec le plus d’unanimité dans le cas de la France.

41 L’érudition historique et éclectique est en effet propre à essentialiser l’objet qu’elle décline en des lieux et des époques variées. Cochoy (1999) dans son histoire du marketing notait également l’existence de telles histoires finalisées, internes à la discipline, et qui font par exemple de l’échange marchand une « naturalité » fondatrice, à grand renfort d’exemples tirés de l’anthropologie ou de citations empruntées à Adam Smith.

présente à nous aujourd’hui. Nous repérons ainsi comment l’option financière a pu faire l’objet de transactions en d’autres temps et en d’autres lieux, selon des modalités qu’il convient de resituer dans leur contexte d’occurrence, tout en tentant de prendre la mesure du contexte qu’elles ont alors elles-mêmes contribué à construire. En cela, nous pensons au contraire de Vincent Lépinay (2004) que la véritable leçon qu’il faut retenir de la critique de la catégorie conceptuelle du « contexte » dressée par Bruno Latour n’est pas de nier toute valeur à l’idée qu’un objet puisse s’inscrire dans un environnement, mais que l’attention mérite d’être portée sur le processus de contextualisation dont il fait l’objet.

La démarche est également l’expression d’un pari heuristique qui consiste à partir d’un « objet » dont on postule ce faisant une certaine quintessence repérable par delà les siècles et les frontières. Même si de fait, à l’inverse, ce sont les détours historiques qui vont constituer l’occasion d’en construire et d’en préciser une définition. D’une certaine manière, à l’instar de François Vatin (1996) dans son étude sur le lait, nous aimerions prendre notre objet d’échange « comme point de départ, substrat naturel irréductible autour duquel se construisent les rapports économiques et sociaux. (…) Prenant le produit lui-même comme élément invariant de l’analyse, nous [pourrions alors] voyager dans l’espace et dans le temps et nous autoriser des rapprochements qui peuvent paraître incongrus »42 entre l’antiquité, le 17ème et le 20ème siècle, Babylone, Milet, Amsterdam

ou Paris… Le pari apparaîtra d’autant plus contestable dans son intention que la matérialité de notre produit reste en première approche un peu énigmatique. Un instrument de type financier peut en effet à certains égards apparaître comme un objet

social pur. L’essence de la monnaie semble déjà elle-même relever de la pure

convention sociale tant celle-ci a pu s’investir dans des formes matérielles de support différentes (céréales, métaux, papier, électronique, etc.) desquelles elle a finalement prouvé qu’elle pouvait s’abstraire et auxquelles elle a survécu au cours des mutations successives. La finance en tant qu’activité d’allocation intertemporelle et interpersonnelle de l’actif monétaire n’aurait pas de raison de voir sa consistance

42 Vatin, François, 1996, Le lait et la raison marchande : Essais de sociologie économique, Presses Universitaires de Rennes, p.11. L’auteur se ballade pour sa part « entre le 19ème et le 20ème siècle, la

fondamentale échapper à son tour à cette pure abstraction sociale. Au contraire, même elle aurait plutôt toutes les raisons de la consacrer au deuxième degré en étant une pratique sociale faite de conventions sur un actif lui-même éminemment conventionnel43. Et si le programme reste modeste dans sa formulation, c’est que nous avons conscience de ne proposer là qu’une contribution à la vieille énigme de la « consistance » propre du social, ou autrement dit de sa matérialité. Pourtant, la monnaie, la finance, et partant les produits dérivés financiers, sont indissociables des formes matérielles concrètes qui les supportent et qui réifient en quelque sorte leur forme « conventionnelle » dont l’avènement est procédural et fragile comme une convention.

Notre démarche relève donc davantage du défi que du projet, nous la posons en quelque sorte comme un « idéal régulateur » de l’analyse, qui nous contraindra à résorber la question de la consistance, disons de la teneur, de notre objet. En effet, dans notre cas, il serait délicat, sinon impropre, de poser d’entrée l’existence d’un « substrat naturel » de l’option dont les contours et la substance pourraient être définis. En tant que droit marchandé, ou contrat conditionnel, l’option mobilise des concepts de type juridique et marchand, lesquels renvoient à des réalités empiriquement délicates à saisir dans des univers symboliques et matériels aussi hétérogènes que les trois que nous avons retenus. Autrement dit, cette problématique nous invite à tenter de construire notre objet de façon transhistorique pour en extraire la substance invariable. Bien évidemment, il s’agit également d’éprouver la limite d’un tel projet, et de ne renoncer qu’après avoir combattu avec l’entêtement suffisant qui permet de ne pas céder au perspectives alternatives que le territoire qu’elles auront vaillamment défendu.

Ainsi, à travers l’entrée particulière des opérations à termes conditionnelles, cette contribution a pour objectif d’alimenter un débat général et latent relatif à la finance moderne. En effet, un des enjeux de notre travail est de saisir la logique financière dans son universalité et sa « sempiternalité »… sans pour autant nier l’existence d’un caractère inédit ou spécialement abouti de la forme prise par la finance actuelle. L’idée

43 La notion de « convention » renvoie ici à l’idée d’ordre social relativement stabilisé indépendamment du caractère plus ou moins convenu ou subi de l’état des choses consacré par cet ordre social du point de vue des différents acteurs sociaux.

n’est pas de trouver une voie moyenne entre universalisme anthropologique et le relativisme culturel en matière financière mais de cumuler des arguments empiriques —

a priori contradictoires si on les projetait sur les deux pôles de cette alternative — avec

pour souci de déterminer et stabiliser les aires respectives de validité de chacune de ces postures.

La démonstration s’organisera de la façon suivante. Dans le premier chapitre on s’attachera à l’analyse du premier précédent antique d’option financière. On y verra comment à Babylone certains principes décisifs de la logique de la finance conditionnelle actuelle existaient effectivement, même si ce n’est qu’au prix de la projection de concepts techniques ultérieurs que l’on peut extraire l’objet « option » d’une analyse des pratiques commerciales et (quasi) monétaires mésopotamiennes.

Dans le deuxième Chapitre, nous verrons que la Grèce de Thalès et Aristote laisse pour sa part transparaître des traces d’une version marchandée d’un actif contingent, celui-ci commençant dès lors à acquérir une valeur autonome et singulière puisqu’il est attaché à un prix. Nous conclurons sous la forme d’un bilan programmatique en dressant une série de leçons antiques. Celles-ci auront surtout légué l’idée que le droit financier qui sous-tend l’option est intrinsèquement « politique » et que le principe de conditionnalité s’articule avec une vision enchantée de type « religieux » qui structure la teneur morale et technique de notre produit.

Le troisième chapitre va alors nous permettre d’éprouver comment les premières places financières modernes (essentiellement : Amsterdam, 17ème siècle ; puis Londres, 18ème siècle) ont généré des options plus franchement désencastrées technologiquement et formellement de leurs actifs de référence sans que l’encastrement « politique » et « religieux » de la finance se soit démenti malgré ses transformations. Ainsi, en ne suivant pas Polanyi, nous verrons que la marchandisation des options correspond à un nouvel encastrement et à un nouvel enchantement de celles-ci. Cela pourra notamment s’apprécier à travers la mise en évidence d’une double évolution : celle du rapport des hommes au caractère « incertain » de l’avenir et celle des formes de régulation de la finance conditionnelle.

De cette partie, nous ressortirons forts des enseignements retenus sur la consistance générique et achronique de notre produit. De sorte que, par différence, il

sera possible d’interroger la genèse et la consistance sociale et technique particulière de la finance dérivée contemporaine.

Chapitre 1.

Première leçon antique sur l’option financière :