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Les premières options modernes : une spéculation « confuse »

Encadré 5. Initiation du particulier à une option d’achat sur EURONEXT au 21 ème siècle Un call (option d’achat) sur actions accorde à son acheteur le droit d’acheter, pendant une

3. Marchandisation et confusion morale

La logique de la méthode anamnestique veut que nous commencions par insister, chaque fois, sur l’identification de traits manifestement communs entre l’option financière passée qui est envisagée et celle qui appartient au temps depuis lequel nous la considérons. Or, à plusieurs égards, les éléments apportés par notre source de référence dans la présentation faite des options autrefois échangées sur la place d’Amsterdam nous permettent de situer celles-ci dans une même « modernité » que celles qui sont échangées sur les marchés organisés de cette même ville depuis 1978, ou depuis 1973 à Chicago et 1987 à Paris. Nous allons souligner les différents traits communs qui rassemblent ces deux âges de la finance conditionnelle, et surtout qui les démarquent des deux exemples antiques précédents, en précisant à chaque fois à quelle conception particulière de la « modernité » nous renvoyons. En l’occurrence nous allons évoquer trois conceptions sociologiques triviales de la « modernité » qui ne sont pas exclusives et qui se raccordent chacune à un aspect des éléments d’information procurés par José de la Vega.

Une première acception de la modernité peut consister à insister sur le caractère individuel du sens de l’action et l’engagement dans le choix « en conscience ». Cette modernité correspond en quelque sorte à la modernité historique dont un moment emblématique est l’affirmation cartésienne de la souveraineté de la conscience volontaire. En sociologie, elle correspond à la séparation décisive du « je » et du « nous » que Norbert Elias souligne dans son analyse de l’individuation qui caractérise le procès de civilisation. Or, contrairement à Babylone, où l’option relevait de la disposition coutumière ou juridique irrémédiablement attachée à une pratique sous- jacente de référence, ici l’option naît de la volonté bilatérale : elle est en quelque sorte optionnelle au deuxième degré. La relation de crédit agraire ou la relation commerciale reliant commis et marchand étaient statutairement agrémentées de modalités conditionnelles concernant leur règlement. Désormais, tout se passe comme si les modalités conditionnelles de ces relations contractuelles faisaient elles-mêmes l’objet d’une négociation entre des individus qui peuvent tout aussi bien ne pas être les personnes engagées par la relation sous-jacente (le cultivateur et le prêteur, ou le marchand et le commis, etc.). L’option de José de la Vega, à l’instar de celles proposées

par les marchés organisés d'Euronext, ne requiert même plus forcément d’intervenir sur le marché sous-jacent (en l’occurrence les actions). Le Marchand — celui du roman — achète une option d’achat sur un titre de l’Ost qu’il n’a jamais eu l’intention de détenir. Le règlement des opérations peut se faire « en retournant sa position », c’est-à-dire en revendant ou en rachetant le droit acquis ou cédé. Il peut le faire même plusieurs fois : seul face à son insécurité, il ne peut opposer que les retournements de son jugement ou de ses caprices à son propre destin. D’ailleurs, c’est la volonté bilatérale qui est mise en avant comme inauguratrice du produit lui-même et non une coutume ou une règle quelconque. Sans l’existence de deux parties consentantes, point d’instrument conditionnel — contrairement aux actions, par exemple, qui existent indépendamment de ceux qui les échangent. L’individu, sa vision du monde, sa capacité de choix, sa responsabilité (il doit assumer sa transaction, pas de dieu ou de souverain magnanime pour corriger un destin malheureux) : tels semblent les ingrédients moteurs de l’action sociale sur les nouveaux marchés d’options et qui les range dans une certaine modernité. La consécration du marché comme institution sociale de coordination des choix individuels constitue un aspect majeur de cette modernisation.

Et en l’occurrence, les options sont dès le 17ème siècle une « marchandise » très traitée ainsi que l’attestent par ailleurs quelques données indicatives sur les volumes concernés. Sur la base de différentes autres sources (notamment des données comptables), on parvient à extrapoler de façon vraisemblable que déjà à cette époque les contrats à terme (fermes et conditionnels) représentaient des montants « notionnels » qui outrepassaient le montant des transactions au comptant (Harrison, 1999 ; Banner, 1998 ou Dickson, 1967). Autrement dit, tous les contrats à terme confondus ouverts à un moment donné portaient sur plus de titres qu’il n’en était échangés de façon courante au comptant. Ces résultats reposent toutefois davantage sur des données concernant l’exemple de la place de Londres au début du 18ème siècle même si les auteurs concluent parfois volontiers sur le caractère vraisemblablement transposable de leur résultat pour le cas d’Amsterdam.

Cette remarquable marchandisation fondée sur la consécration du choix individuel en matière de contractualisation conditionnelle sur les grandes places financière s’appuie sur la rationalisation technique de l’option financière. Cette rationalisation relève à son tour d’une autre conception complémentaire de la modernité. En effet, une

deuxième conception courante de la modernité vient souvent caractériser le fait que les relations sociales d’obligation et de droit se fondent sur des principes objectifs impersonnels ne mobilisant pas la communauté des hommes autrement que par l’écriture de règles formelles. Il s’agit d’une modernité que nous pourrions qualifier de weberienne en ce qu’elle souligne la rationalisation du monde et le désenchantement des relations sociales qu’elle implique. De façon convergente avec cette vision, les options modernes se présentent sous la forme de formulaires préétablis pour lesquels il ne manque plus aux parties contractantes qu’à donner consistance et effectivité en précisant les modalités particulières du contrat149 (date, échéance, prix d’exercice) et en apposant leurs signatures.

L’innovation majeure tient toutefois à l’établissement d’un lieu central et spécifique de négociation, un parquet (avec ses corros150) et avec des métiers spécifiques qui apparaissent, comme les courtiers (corredores), dont la vocation est de prendre en charge les ordres pour des clients. L’existence de cette place de marché ainsi que sa permanence temporelle, permettent une véritable facilité d’échange des options qui peuvent être achetées et revendues, l’investisseur pouvant alors « retourner » sa position aux différents tours de roues151 comme l’explique notre romancier de façon

lourdement imagée dans les passages cités supra. On peut donc bien parler d’une liquidité accrue des options. Dans une configuration homologue à celle d’Amsterdam, Thalès aurait pu céder son droit préférentiel de location procuré par les arrhes une fois révélée l’abondance de la récolte. De la sorte, il aurait empoché un bénéfice net sans avoir à s’interposer comme locataire et sous-loueur de l’actif sur lequel il avait spéculé, à savoir les pressoirs. On comprend combien cette procédure a pu faciliter le développement d’une activité de négociation à terme sur les titres.

149 Nous verrons que cette forme d’écriture « polygraphique » (Fraenkel, 2002) aura un beau destin en finance.

150 Ce terme désigne les groupes, ou attroupements, autour desquels s’animent les négociations.

151 La « roue » (rueda) est une expression qui a valeur de synonyme de « corro ». Bien que peu usitée dans cette acception en langue espagnole, notre auteur la privilégie parce qu’elle ouvre la possibilité à de multiples jeux de mots dont il se délecte souvent au détriment de la clarté de la description.

Certes, l’option antique était déjà financière en ce qu’elle s’intéressait à la part monétaire de l’incertitude relative à l’avenir de l’activité économique. Mais, ici de façon formelle, les opérations optionnelles en viennent à être réduites à quelques formalités écrites qui peuvent se solder en termes exclusivement monétaires ou sur un support papier allégé sans même impliquer l’objet (devenu en quelque sorte virtuel) de la transaction à terme : le capital de la Compagnies des Indes, les Pressoirs, le prêt libellé en orge, etc. Faire de la monnaie, ou d’autres titres représentatifs de valeur, l’objet et la teneur même de la transaction implique une certaine dépersonnalisation de la relation sociale. Cette modernité est donc aussi celle Simmel, c’est-à-dire celle de l’abstraction du rapport social impliqué par l’argent. Et, si le droit continue à accompagner l’efficacité technique de l’obligation, la froideur formaliste souligne avant tout la défiance et la fait même exister (cf. Martin, 2002). Le caprice de la volonté humaine en matière contractuelle n’est plus baigné dans une chaleureuse cérémonie festive comme pouvaient l’être les arrhes à leur origine. En ce sens la modernité de ces options tient à la récusation d’une certaine forme de communauté et à la place importante qu’elle délègue à l’écriture comme support objectif de la régulation des affaires sociales (écritures juridiques et écritures comptables notamment). D’une certaine façon le marché des options peut même être vu comme un signe avancé du processus de la dissolution du droit dans le marché, puisque qu’il consacre le principe même de la vénalité du droit.

Aussi, les deux conceptions précédentes de la modernité se complètent en donnant lieu à un troisième registre de considérations supposées caractéristiques de le la modernité : celui de la dissolution du lien moral entre les hommes. Il y a en effet dans cette modernité une conception funeste de la communauté morale des hommes qui a été très tôt thématisée en sociologie, par des fondateurs comme Töennies ou Durkheim, et dans le sens de laquelle abonde à sa manière l’ouvrage satyrique et ambigu que nous avons retenu comme source principale de l’analyse dans ce chapitre. La démoralisation qui accompagne l’individualisation (ou le développement de « l’égoïsme » au sens de Durkheim) et la dépersonnalisation du lien social semblent d’une certaine façon avérées sur la place financière d’Amsterdam telle qu’elle est dépeinte dans Confusión de

Le règne de l’individu, source souveraine de toute morale fait que le droit s’y trouve inféodé, désenchanté, et même instrumentalisé. En outre, la neutralité axiologique des modèles formels de régulation comme le marché et le droit, n’impliquent pas tant la disparition des valeurs que leur multiplication et leur mise en équivalence, deux processus qui sont source de désordre moral et de malheur pour l’individu en manque de repères. De la Vega multiplie les tirades grandiloquentes qui montrent le caractère œcuménique et le caractère solvable des savoirs et des morales les plus contradictoires dans ce marché. Nous en donnons un exemple dans l’encadré 6.