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Les options congénitales du capitalisme financier (Amsterdam, 17 ème siècle)

Les premières options modernes : une spéculation « confuse »

1. Les options congénitales du capitalisme financier (Amsterdam, 17 ème siècle)

Les historiens sont unanimes pour situer à Amsterdam, au 17ème siècle, la naissance d’un véritable capitalisme financier doté d’une place financière active, d’envergure internationale et contenant des concepts juridiques et pratiques essentiels des bourses occidentales contemporaines. La mémoire entretenue sur l’existence d’options financières sur la Place d’Amsterdam revêt d’ailleurs un ton moins anecdotique que les précédentes même lorsque son évocation est brève (par exemple :

Malkiel, 1969 ; Katz, 1990 ; Bernstein, 1992 ; Pichet, 2000). Il faut dire que la question spécifique des produits dérivés à cette époque a été considérée par les professionnels de l’histoire économique davantage que pour les deux périodes antiques qui ont retenu notre attention (par exemple : MacKay, 1841 ; Sayous, 1900 et 1938 ; Dickson, 1967 ; Torrente Fortuño, 1980 ; Neal, 1987 et 2003 ; Kindleberger, 1990). C’est donc aussi davantage en dialogue direct avec les historiens que nous allons poursuivre le troisième temps de ce travail d’anamnèse. Celui-ci est fondée sur l’exploitation d’un corpus original : l’ouvrage d’un Sépharade espagnol en exil aux Provinces Unies, José de la Vega (1688), intitulé Confusion des Confusiones129 (C. de C. dans la suite du présent

texte), fameux pour être la plus ancienne chronique boursière moderne recensée130. Il se présente sous la forme d’un roman dialogué et livre un témoignage assez détaillé sur les pratiques ayant eu cours sur le principal marché boursier hollandais au 17ème siècle.

Cette source est souvent évoquée de façon allusive, précisément pour une de ses contributions notoires : l’évocation explicite de l’existence d’opérations à terme et d’options. Á notre connaissance, une seule thèse exclusivement dédiée à cette œuvre a été entreprise il y a plus de vingt-cinq ans à l’université Autonome de Madrid par José Antonio Torrente Fortuño. Il s’agit d’un travail d’une grande richesse documentaire qui résout un nombre important d’énigmes contenues dans l’œuvre pour le lecteur contemporain. L’auteur a largement entrepris le travail de critique de cette source que nous nous sommes efforcé de poursuivre. Son étude est problématisée par rapport à une question historique et juridique. L’auteur s’y demande comment l’Espagne, terrain privilégié de marchés et de foires, a rompu avec sa tradition mercantile et n’a pas su incorporer cette nouvelle forme née de l’économie précapitaliste ou avec le capitalisme

129 Ce texte a fait l’objet de différentes éditions : nous ne répertorions en bibliographie que les versions avec lesquelles nous avons été en contact (c’est-à-dire 4 parmi les 6 que nous avons recensées). Les citations feront référence à la pagination originale conservée par l’édition fac-simile sur laquelle nous avons effectivement travaillé. Une étude un peu approfondie de la succession des éditions de cet ouvrage, et des conditions particulières de chacune d’entre elle n’a pas été entreprise, bien qu’elle aurait permis de s’intéresser d’une façon nouvelle au travail de mémoire sur les options financières.

130 Sayous (1900, 1933) ; Malkiel (1969) ; Torrente Fortuño (1980) ; Neal (1987) ; Bernstein (1995) ; Pichet (2000).

ultérieur : la Bourse131. Ceci alors même que les rois d’Espagne Charles V et Philippe II autorisèrent la floraison de bourses, à l’instar de celles de Bruges ou Anvers, au sein de leur Empire, plus particulièrement dans les Provinces Unies. Le paradoxe culmine si on ajoute à cela que le premier témoignage sur les pratiques boursières à Amsterdam est le fait de ce juif espagnol, représentatif de la communauté sépharade en exil qui a pris une part importante au développement de cette activité marchande. L’auteur tente ainsi de poser les bases pour identifier, par delà les discontinuités de l’histoire, des filiations juridiques entre cette première expérience boursière et le régime juridique, institutionnel et contractuel ayant cours sur les bourses contemporaines (l’auteur écrit à la fin des années 1970) et plus particulièrement en Espagne132. Et il s’avère que nombre ce ces pratiques gravitent encore à un titre ou un autre sur les marchés financiers plus récents.

L’usage d’un tel corpus pour une telle question suggère bien le caractère assez complet, précis et fourni de l’apport de Confusión de confusiones pour une compréhension du monde de la bourse jusque dans ses aspects les plus techniques. Pourtant, en matière de mémoire Torrente admet que José de la Vega demeure essentiellement « l’homme de l’option ». Sans nier les apports en la matière, il attribue à une paresse intellectuelle des boursiers — qui n’auraient pas surmonté la barrière imposée par le style alambiqué de l’œuvre et la difficulté d’une langue castillane peu accessible — le fait que ce texte « peu médité » ait rapidement fait l’objet de ce type de préjugés simplificateurs et réducteurs.

Pour notre part, nous portons un intérêt de nature moins juridique et plus sociologique, et nous abondons dans le sens des sélections abusives de la mémoire en

131 La création de la première Bourse en Espagne date du premier tiers du XIXème siècle. Son concepteur,

Luis López Ballesteros, et Pedro Sáinz de Andino, le rédacteur de la Loi fondatrice qui l’institua, ont souligné eux-mêmes ce paradoxe : « L’Espagne qui peut se targuer d’être le berceau de l’institution des Maisons de Négociation (Casas de Contratación), manquait en ces temps modernes de ce type d’établissements… » [Traduction libre], Extrait du préambule de la Loi du 10 septembre 1831 (Ley de Bolsas).

132 De fait, son travail consiste essentiellement en « une reconstitution, sérieuse et soignée dans la méthode et le traitement des données, du mode opératoire et de la typologie contractuelle de la Bourse de Valeurs du 17ème siècle » : il s’agit là d’une libre traduction des propos de Aníbal Sánchez Andrés, professeur émérite de Droit Marchand, directeur de la thèse de Torrente Fortuño, en préface de la publication de celle-ci, février 1980, p. 14.

nous centrant sur la thématique limitative des opérations à terme conditionnelles. Néanmoins, du point de vue de notre approche, la richesse informative de l’œuvre n’aura rien de superfétatoire. Car la logique de l’anamnèse consiste bien à resituer de vieilles options dans leur contexte plus général d’origine. Autrement dit, au-delà de ce que la postérité a retenu, il s’agit de reconsidérer l’ensemble des éléments relatifs à l’univers financier, économique, social et politique dans lequel chaque forme d’option prend sens.

L’âge de la finance qui nous intéresse dans ce chapitre est associé dans l’imaginaire à un âge hautement spéculatif car des travaux célèbres ont insisté sur la folie des foules (Mackay, 1841), les mouvements de panique et de déraison collective133 (Kindleberger, 1990) qui auraient marqué le premier siècle du capitalisme financier. Les épisodes peuvent être passés en revue, en commençant par l’envolée spéculative et la chute des cours des bulbes de tulipes hollandais (1634-1637), en passant par les effondrements répétés des titres de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales et Occidentales (1647-48, 1688), jusqu’au spectaculaire éclatement de la « bulle [de la Compagnie] des Mers du Sud » sur la jeune bourse de Londres (1720). Cette période est bien celle que nous permet de couvrir l’ouvrage de José de la Vega : en effet, le commentaire de ce seul document nous amène naturellement à voyager avec lui sur la place financière londonienne du début du siècle suivant. Dans la mémoire historique, les produits dérivés, et notamment les options, sont alors des éléments emblématiques de preuve instruits à charge de cette forme précoce et mal maîtrisée de surenchère spéculative. En première analyse, cette lecture partielle de la période insistant sur la part d’irrationalité collective est encourageante et flatteuse pour la légitimité de certaines

133 Le titre français de l’ouvrage de Kindleberger est Histoire mondiale de la spéculation financière alors que son titre original est Manias, Panics and Crashes. Le traducteur justifie son choix par le fait que le terme de mania, d’origine grecque, n’a pas d’équivalent immédiat en français. Son étymologie fait référence à la folie, à la fureur, à la rage voire au délire du guerrier ou de l’homme ivre mis hors de lui par la divinité… et par extension à des gens mis hors d’eux par l’appétit du gain ou de la fortune, selon Kindleberger. Le traducteur a ainsi considéré que « la spéculation s’inscrit dans ce dérèglement de la raison, dans cette ardeur furieuse qui saisit les individus et les conduit à miser leur fortune en se montrant sourds à tout conseil de prudence ». Aussi, dans le corps du texte mania est traduit par « comportement spéculatif ». Ne souscrivant pas sans plus d’analyse à cette superposition sémantique, nous proposons ici l’expression de « déraison collective » pour caractériser la lecture faite par l’historien-économiste de langue anglaise des forts élans « spéculatifs » ayant eu cours sur sa période de référence.

sciences sociales. En effet, de façon spontanée, la psychologie sociale ou la sociologie sont largement réputées attachées à l’explication de la part irrationnelle des comportements humains, même s’il est devenu commun de stigmatiser la grossièreté du célèbre grand partage disciplinaire que proclamait Pareto (qui attribuait en revanche à l’économie l’analyse de la part rationnelle du comportement humain). Il reste que cette lecture en termes d’irrationalité a été en partie reconsidérée depuis (Garber, 1989 ; Thompson et Treussard, 2002) au bénéfice d’une analyse qui conduit à mettre en évidence l’« efficience134 » des prix d’équilibre formés sur les marchés de l’époque — sous hypothèse d’une attitude rationnelle des investisseurs et des spéculateurs, compte tenu des conditions institutionnelles des contrats et des modalités de circulation de l’information. Pour notre part, en nous efforçant de comprendre de quelle logique procédaient les options, nous allons raccrocher de façon sociologique ce parti pris minoritaire en tentant de saisir la raison marchande135 des options, et non sa déraison. Pour autant, à la différence de Garber, Thompson et Treussard, nous ne procèderons pas

134 Il s’agit d’un concept central que la théorie financière moderne (Fama, 1965, 1970 ; Tobin, 1984) a repris à la théorie économique en adaptant la notion d’efficience allocative aux marchés financiers. Nous y revenons plus longuement en troisième partie de ce mémoire. En première approche, des marchés sont dits « efficients » lorsque les prix y sont formés en intégrant toute l’information disponible : ici, les auteurs — Garber, Thompson et Treussard — projettent ce concept ultérieur à cette période passée pour montrer que les intervenants sur le marché des bulbes de tulipes agissaient bien rationnellement et en connaissance de cause (informations effectivement disponibles sur ces marchés et sur leur fonctionnement) sans être de simples victimes d’une quelconque folie irrationnelle perméable aux croyances les plus illusoires. En effet, un décret parlementaire validant une régulation mise en place par la corporation néerlandaise des fleuristes annonça que tous les contrats à termes souscrits après novembre 1636 et en attendant la réouverture du marché au comptant (au début du printemps 1637) auraient été interprétés comme facultatifs, moyennant simplement le versement d’un petit pourcentage fixe du contrat en cas de désistement. Ce qui revenait à céder des options très bon marché compte tenu des rendements potentiels promis par ce marché haussier (donc des paris prometteurs, pas chers, qui engagent pas à grand-chose !) : ainsi redéfinie, la relation de négociation impliquerait une flambée des prix dont les modèles économiques récents fondés sur l’hypothèse de rationalité la plus stricte rendent spécialement bien compte.

135 L’expression de « raison marchande » empruntée à François Vatin vise ici à signifier que nous partageons son principe méthodologique qui consiste à ne pas parquer analytiquement certains acteurs (chez lui les éleveurs peuls ou bretons notamment) dans le présupposé d’irrationalité sans avoir envisagé plus complètement le contexte objectif et subjectif dans lequel ils déploient leur action.

par projection rétrospective d’une forme de rationalité strictement économiciste sur les façons d’agir des investisseurs passés.

Il se trouve qu’un aspect négligé de l’apport de José de la Vega réside dans les témoignages concernant les représentations des opérateurs boursiers. Or, il est possible de considérer qu’ils ont quelque valeur malgré le caractère romancé de l’ouvrage, puisqu’ils émanent d’un proche observateur lui-même très engagé dans le commerce des actions à Amsterdam — et vraisemblablement ruiné suite à des opérations malheureuses136 au moment où il écrit son roman. Le livre nous plonge souvent au cœur de la psychologie des investisseurs et met en relation le « cours » des titres avec des considérations plus dynamiques que ne le ferait une approche arithmétique. Or, derrière l’apparent désordre cognitif et moral que nous peint José de la Vega, à première vue compatible avec la critique sur l’irrationalité des financiers et de leur marché, nous ferons ressortir le processus d’ordonnancement moral et cognitif de l’économie dans lequel s’inscrit l’apparition de cette nouvelle forme d’option financière.

Ainsi, nous allons voir comment la forme optionnelle des contrats à terme financiers ressemble bien à s’y méprendre aux formes les plus actuelles de finance (section 2). La marchandisation telle que nous la donne à voir José de la Vega participe alors apparemment d’un éclatement moral source d’une confusion généralisée à laquelle le titre de son œuvre fait référence (section 3). Pourtant, nous soutiendrons que les investisseurs et les spéculateurs n’ont pas tué les dieux qui habitent ce produit financier, au contraire. Et l’encastrement institutionnel et politique de ces marchés, pour s’être sensiblement transformé n’a pas pour autant disparu. Il est visible au niveau des liens tissés par celle-ci avec l’univers politique et économique plus large au sein duquel elle opère (section 4), mais aussi au niveau de la communauté de marché formée par ces nouveaux professionnels de la finance (section 5). Nous serons amené à conclure sur le caractère politiquement construit du risque individuel et collectif assigné à une finance dotée de mécanismes marchands optionnels (section 6).

136 Cf. Torrente Fortuño (1979, 1980) ainsi que des éléments de confirmation apportés par les coordinateurs de l’édition espagnole la plus récente de C. de C. (2000).