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Leçon de chrématistique conditionnelle ou la règle des arrhes en Grèce antique

1. Une société contre la finance ?

Ce précédent grec de finance conditionnelle se trouve être l’exemple passé le plus régulièrement repris. Ali (2001) reproche d’ailleurs à Swan d’avoir négligé la piste de recherche ouverte par cette petite histoire fameuse et de balayer le cas de la Grèce antique sur la base de quelques considérations sommaires convenues sur le repli de la tradition marchande en Méditerranée dans cet empire dominant de l’époque (Swan, 2000). Cependant Ali s’en tient à la doxa en s’appuyant sur la seule référence à Aristote pour avancer que Swan aurait négligé l’existence d’un véritable marché d’options (sic) et se permet de qualifier l’opération de Thalès d’une « spéculation à base de call »79 sans plus d’argumentation.

Á la décharge de Swan, il convient de rappeler que dans une certaine mesure il est vrai que du point de vue de son rapport aux pratiques commerciales et financières, la Grèce semble d’abord en retrait par rapport aux techniques phéniciennes et proches orientales auxquelles son activité commerciale l’a confrontée. En particulier, la Grèce achéenne constitue un exemple classique parmi ceux supposés alimenter la thèse de la non universalité du crédit, du moins du crédit à intérêt (Hudson, 1992). Un signe marquant tient à l’absence de véritable référence à un tel usage au sein des témoignages majeurs livrés par les œuvres d'Homère ou Hésiode. Alors que des pratiques d’échange fondées sur une logique de don et une éthique générale de l’hospitalité y sont couramment alléguées, on n’y retrouve l’évocation ni d’une dette de type agraire ni d’une dette de type commercial, pour prendre deux exemples familiers de l’antiquité classique ainsi que nous l’avons vu dans le cas de la Mésopotamie du deuxième millénaire. Ce n’est que tardivement que l’usure s’est imposée avec une véritable dynamique à Rome et en Grèce. Finley (1981) observe même que les archives mycéniennes80 ne laissent transparaître aucun mot ou aucune tablette ayant pu être considéré comme référant de façon fiable à l’action d’acheter, vendre, louer ou

rétribuer (ou d’autres équivalentes). Aucun indice définitif attestant l’existence d’une

79 Rappelons que call est le terme anglais moderne pour désigner une option d’achat.

80 Le mycénien est la plus ancienne forme connue de grec, écrite dans un syllabaire d’origine crétoise et déchiffrée en 1953 (« linéaire B »). En fait, c’est à cette source que Finley fait référence pour investiguer le monde achéen du 2ème millénaire avant J.-C. (ou Age de Bronze Mycénien).

forme de monnaie n’a même pu être mis en évidence (Ventris et Chadwick, 1956). Aussi, la Grèce antique aurait au mieux importé les concepts commerciaux et financiers des civilisations voisines au crépuscule de l’âge de bronze (14ème et 13ème siècle avant notre ère), et notamment de Ougarit, cité antique de la côte syrienne (Astour, 1972 ; Hudson, 1992).

D’une façon plus générale, toute conclusion définitive concernant la non universalité du prêt à intérêt dans les sociétés d’échange élargi semble rendue difficile du fait que le rapport de dette est délicat à différencier de certaines autres formes sociales d’obligation (ou assignation) asymétrique. Il est en effet une tradition d’histoire monétaire qui, s’intéressant aux origines du crédit, pense pouvoir le situer entre autres dans les relations de « dette » propres aux systèmes tribaux élaborés en matière de

wergild81, qui étaient destinés à prévenir et réguler les effusions de sang et l’engrenage

indéfini de la vengeance82 (Innes, 1914 et 1932 ; Hudson, 2004). Les montants du

werglid étaient fixés et surveillés par des assemblées publiques de façon assez précise et

sophistiquée.

Par ailleurs, le développement de l’esclavage a pu être envisagé comme une évolution de l’aggravation des rapports d’endettement : le « maître de la dette » non honorée soldant alors son compte par l’asservissement de son obligé insolvable. Cette

81 Il n’existe pas d’équivalent français officiel pour ce terme, qui est même souvent purement et simplement absent des dictionnaires et des encyclopédies de langue française. Si on revient à la racine germanique, en néérlandais weergeld désigne « la monnaie que l’on rend ». Mais, historiquement cette désignation est attachée à l’idée de « prix du sang », selon une tradition qui prescrit une assignation à réparation de la part d’une personne coupable d’un meurtre, ou d’un autre crime grave ; prenant souvent la forme d’une somme d’argent régulièrement versée, cette dette avait une visée compensatoire vis-à-vis des proches de la victime. Cette tradition exerçait un rôle important dans les anciennes civilisations d’Europe du nord, en particulier chez les Vikings et les Anglo-Saxons. Les Celtes connaissaient également cette coutume, sous le nom d’ericfine. Le montant du wergild en cas de meurtre dépendait assez largement du rang social auquel appartenait la victime ; aussi on traduit parfois wergild par « prix de l’homme ».

82 Une autre forme de clôture de la dynamique de vengeance, socialement validée et fondée sur un principe d’équivalence, est celle très connue sous le nom de loi du talion, « œil pour œil, dent pour dent ». Ces deux exemples rappellent au passage que l’idée de se « quitter quitte » n’est pas seulement une caractéristique de l’institution marchande (Callon, 1998) mais aussi un héritage du principe d’équivalence qui fonde le souci communautaire de paix et de justice entre des parties contradictoires obligées.

conjecture a notamment été formulée à propos de la Mésopotamie et plus particulièrement Ougarit, bien que cette thèse ait fait l’objet d’importantes réserves dans ce dernier cas (Heltzer, 1984). Il reste que de telles hypothèses fondent un des arguments moraux avancés par les exégètes des différentes théodicées opposées aux dérives inégalitaires du crédit usurier. Cela est le cas dans la tradition islamique. Le caractère non universel de l’homologation sociale du crédit à intérêt ne suffit pas à présumer du caractère non universel de cette dérive humaine. Néanmoins, on peut noter que de façon systématique les hommes établissent ou non cette homologation dans une sorte de dialogue avec leur(s) « dieu(x) ».

La condamnation religieuse (monothéiste) de l’usure est assez générale : cette position a été durablement affirmée par l’Église catholique au moins jusqu’à Saint- Thomas d’Aquin83, et de façon encore plus marquée et durable par l’Islam84, tandis que le prêt à intérêt, interdit entre juifs, a plus précocement été toléré par le judaïsme lorsqu’il était contracté entre un juif et un non juif85. Mais, loin d’être des sociétés sans

prêt à intérêt, ces économies méritent alors davantage l’appellation de sociétés contre le prêt à intérêt de façon homologue à celle[s] que Pierre Clastres a qualifiées de

83 Bartolomé Clavero (1996) ou encore Jacques Le Goff (1993) montrent toutefois que l’Eglise catholique a souvent composé avec les usages témoignant même une certaine permissivité vis-à-vis de ceux-ci, contrairement à l’idée reçue largement colportée depuis Weber qui par contraste avec l’éthique protestante tend à surestimer la posture catholique en s’appuyant sur des exemples historiques avérés exceptionnels en matière de rigidité vis-à-vis des pratiques usurières (comme l’Espagne de l’Inquisition). Cela va dans le sens de la thèse selon laquelle la morale en matière financière se fait en « négociation » avec les préceptes d’ordre divin plus que dans le sens de la thèse de l’évacuation totale ou de l’ignorance des principes financiers. Le prêt à intérêt a pu par exemple y être interprété de façon ad hoc comme un don, l’intérêt étant alors une sorte d’honneur (ou contre don) fait au don reçu… (Clavero, 1996, p. 100). 84 La condamnation morale de l’usure (riba) est un principe spécialement fort du Coran avec lequel les pratiques financières et bancaires du monde islamique ont toujours dû composer (voir par exemple : Verna et Chouick, 1989). En ce qui concerne les produits dérivés leur développement se heurte également à des conceptions morales moins centrales mais présentes dans le Coran, telles que la désapprobation du jeu (Qimar) et surtout de l’incertitude (Gharar) — lié à l’existence d’un bien, que l’on s’engagerait à vendre sans même le posséder voire avant son existence. Pourtant, dans le monde financier tout un travail d’ingénierie morale existe actuellement qui cherche à composer entre les vertus économique de ces instruments financiers et l’encadrement des dérives d’usages auxquelles ils peuvent donner lieu (sur cette question voir : Maurer, 2001).

« société[s] contre l’Etat » (Clastres, 1974). Car, loin d’y être ignorées, l’usure et la violence à laquelle elle est associée font figure d’horizon menaçant (explicite ou immémorial) duquel les institutions et les régulations sociales cherchent activement à se prémunir.

Á cet égard, dans l’univers social qui nous intéresse ici, Aristote et sa critique de la « spéculation » sont à leur tour un symptôme de la défiance éthique (au moins latente) des grecs du milieu du 1er millénaire avant notre ère à l’égard de l’institution monétaire et de ses dérives. La théorie aristotélicienne de la chrématistique est en effet une forme ancienne de pamphlet contre la spéculation86, dont Aristote peut être considéré comme un des premiers historiens et théoriciens. Pourtant, c’est au cœur des considérations aristotéliciennes sur la chrématistique que se niche la trace la plus fameuse d’option d’achat spéculative pré-moderne. Assez significativement, ses développements sur la chrématistique prennent place dans une réflexion politique plus générale sur l’administration des gens et des choses au sein du foyer (l’économie au sens étymologique du terme)87. Prenons le temps d’en rappeler les termes.

La chrématistique dérive selon Aristote de l’usage de la monnaie, qui elle-même dérive de l’intensification et de la généralisation des échanges (Le Politique, I, 9, 1257a).

« Car plus on eut recours à l’étranger pour importer ce dont on manquait et exporter ce qu’on avait en surplus, nécessairement s’introduisit l’usage de la monnaie »88.

La chrématistique apparaît d’abord comme une perversion de « l’art naturel d’acquisition », en tant qu’elle érige l’acquisition en finalité première. Puis elle apparaît également comme une perversion de « l’échange naturel » — qui viendrait compléter « l’autarcie naturelle ». Ce deuxième aspect correspond ainsi à une « forme

86 Il stigmatise en fait plus largement tout profit dérivé des formes d’acquisition et d’échange non liées à la jouissance des biens acquis. Nous le rappelons plus bas.

87 Rappelons que Polanyi s’appuie sur la même référence pour définir l’économie. Repartir d'une analyse de ces sources de l'histoire économique a donc aussi pour intérêt de structurer les débats d’interprétation propres à la sociologie économique (ou l'anthropologie des marché) autour de données identiques. 88 Nous reprenons dans nos citations les traductions de l’œuvre d’Aristote proposées par Pierre Pellegrin et publiée avec le concours du Centre National des lettres. En l’occurrence : Aristote, 1993 (1ère édition

commerciale » de chrématistique dont la monnaie a fait l’objet peu après son apparition, d’après notre philosophe, « (…) d’abord de manière simple, puis, l’expérience aidant, en cherchant d’où et comment viendrait par l’échange, le plus grand profit possible. »89

Il évoque une conception usuelle90 déformée de la chrématistique selon laquelle elle serait principalement en rapport avec la monnaie. L’erreur en matière de chrématistique est selon lui de considérer qu’elle peut être à l’origine d’une création de valeur du fait qu’elle se traduit par une croissance du numéraire — et que l’on associe la richesse à une masse numéraire. Aristote stigmatise de façon symétrique ceux qui « considère[nt] la monnaie comme une bagatelle et pure convention en rien naturelle, du fait que si ceux qui s’en servent changent leurs accords, elle n’a plus ni valeur ni utilité (…) »91. La capacité de la finance spéculative - ou de la recherche du profit ou de l’accumulation de numéraire — à faire feu de tout bois en termes de moyens est enfin soulignée par Aristote. La science et d’autres vertus humaines se trouvent ainsi dévoyées :

« <Le but> du courage, en effet, n’est pas de faire de l’argent mais de rendre hardi, de même pour la stratégie et la médecine, <dont le but n’est pas de faire de l’argent> mais de donner la victoire et la santé. Pourtant <ces gens-là> rendent tout cela objet de spéculation, dans l’idée que c’est en cela le but et qu’il faut tout diriger vers ce but. »92

2. Les traces d’un antique stratagème spéculatif à base