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Le matériau à charge de l’existence d’une dérive vieille comme l’histoire

Première leçon antique sur l’option financière : de la dérivabilité à Babylone

1. Le matériau à charge de l’existence d’une dérive vieille comme l’histoire

Indéniablement, l’économie mésopotamienne du deuxième millénaire avant notre ère connaissait…

¾ … une activité productive assez développée pour donner lieu à des excédents et à une activité commerciale ;

¾ cette activité commerciale était elle-même assez développée pour être relativement spécialisée et appuyée sur des instruments d’échange ayant un pouvoir « libératoire »44 et servant de base à un système de définition et de mesure de la valeur des biens ;

44 Il s’agit du qualificatif d’usage pour qualifier la capacité de la monnaie à régler un achat ou à effacer une dette.

¾ en outre, cette économie était soumise en un ou plusieurs de ses points à des « événements non désirés » par ses membres et déstabilisant à travers leurs effets sur la valeur de certains biens ;

¾ enfin, cette économie était habitée en un ou plusieurs de ses points par un souci de prévenir le sort des participants menacés par lesdits événements. Selon nous, ces propriétés permettent d’admettre que l’économie mésopotamienne était financièrement “dérivable en un ou plusieurs de ses points” pourrait-on dire en continuant de mimer la formulation d’un théorème (de sociologie économique, en l’occurrence). Nous voudrions montrer que des circonstances sociales et techniques ont concouru à faire une place à des arrangements financiers et de type conditionnels. Mais, certes plausible, tant les concepts et les techniques qui fondent une « option financière » apparaissent familiers de la vie sociale babylonienne, son existence (dans les termes stricts d’une opération conditionnelle valable pour une autre époque) reste difficile à diagnostiquer de façon formelle. Babylone, une économie financièrement dérivable, mais pas forcément dérivée, donc.

Le choix d’une énonciation inspirée du libellé des théorèmes mathématiques a plusieurs raisons d’être. D’abord, elle vient signaler à nouveau la prétention que nous annoncions de partir à la recherche de quelques principes généraux et transhistoriques sur l’option financière. Par ailleurs, elle vient singer de façon rhétorique une autre formulation de référence pour notre travail : l’énoncé des « lois » d’un « Code » écrit en akkadien aux environs de la première moitié du 18ème siècle avant notre ère et qui porterait trace de dispositions conditionnelles de type financier. D’ailleurs, par la nature du lien logique qu’il mobilise dans sa formulation, mon pseudo théorème partage une caractéristique commune, et avec les énoncés desdites « lois », et avec la logique conditionnelle d’un droit. En effet, dans ce « théorème », des conditions suffisantes débouchent sur une propriété potentielle (la dérivabilité). Il est possible mais non nécessaire que cette finance soit dérivée. Nous verrons que les ressorts juridiques et linguistiques des civilisations mésopotamiennes permettaient l’expression d’une telle combinaison de concepts, à savoir : sous certaines conditions (disons dans une certaine éventualité) il est possible de réaliser une opération financière à terme sans y être

fermement tenu45. Tous les manuels contemporains de finance définissent bien l’option comme un droit (non obligatoire) qui mérite d’être exercé dans certaines conditions économiques précises.

Les villes mésopotamiennes au tournant du 3ème et du 2ème millénaire avant J.-C. sont rivales et sujettes à des invasions et des migrations. Malgré une alternance des centres urbains et des dynasties économiquement et militairement dominants dans la région au cours des siècles, une véritable civilisation se forme, avec la circulation de biens, de techniques, mais aussi de croyances, de symboles et d’usages. Ainsi, les recherches montrent qu’une certaine continuité culturelle et temporelle se fait jour dans la région, malgré les partitions territoriales mouvantes et les alternances politiques.

C’est dans cette couche de l’histoire de l’humanité qu’une équipe d’archéologues français, menée par l’ingénieur des Mines Jacques de Morgan46, retrouva à Suse en 1902 une stèle sur laquelle était inscrit ce qui fut rapidement baptisé « le Code Hammourabi ». En haut de cette stèle47 (Cf. Illustration 1), le roi Hammourabi est représenté, recevant du dieu Marduk les insignes du pouvoir royal. Dessous, se trouve un long texte écrit en langue akkadienne, constituée de trois parties. Dans un prologue, Hammourabi se déclare roi — de Babylone — et préposé par les dieux à la gloire militaire et politique de son pays, qu’il proclame avoir assurée par une série de conquêtes, récitées dans un style épique enlevé caractéristique d’une certaine littérature de l’époque ; il se déclare ensuite voué par ces mêmes dieux au gouvernement et à la prospérité de son peuple ; puis, il présente la partie « législative »48 qui suit comme un ensemble de mesures prises par lui, monarque expérimenté et juste, pour réaliser cette grandiose volonté divine. Dans un épilogue il poursuit la même idée : soulignant la sagesse et l’équité des décisions, qu’il rapporte en détail dans le corps de l’ouvrage sous la forme d’une succession de 282 paragraphes ; il offre ces « lois » en modèle perpétuel

45 En l’occurrence, nous allons voir que la formulation plus exacte serait « en pouvant s’en exonérer dans certaines conditions défavorables spécifiées. »

46 Benoît (2003), pp.541-543.

47 Celle-ci est exposée au musée du Louvre.

48 Les guillemets à cette terminologie juridique (« code », « lois », etc.) viennent signifier le caractère incertain du statut et de la valeur de ces énoncés, qui font l’objet d’un débat encore ouvert (Bottéro, 1987). Nous sommes amenés à y revenir plus bas.

aux souverains à venir. D’après Jean Bottéro, « Prologue et épilogue ne forment manifestement pas une pièce rapportée et surérogatoire : ils sont essentiels à l’œuvre entière, dont ils marquent, à leur manière, le sens profond. »49

Illustration 1. Le Code Hammourabi (stèle originale)

Source : Musée du Louvre (Antiquités orientales) - Photo : d’après © secula.com

Sculpture (Stèle) - Dimensions : 2,25 m de hauteur - Date : approx. entre 1792 et 1750 avant J.C.

Cela n’empêche pas que d’un autre point de vue cette stèle ne constitue aussi « que » la version la plus complète et rassemblée parvenue à notre temps d’un ensemble de « lois » et édits qui avaient déjà circulé sous forme de stèles et de tablettes, plus ou moins complètes et avec des différences importantes, mais qui étaient bientôt devenues un classique étudié dans les écoles de scribes et de juristes (Finet, 1996)50.

Ainsi, ce document est emprunt d’un paradoxe. Sa structure interne en fait résolument un projet très personnel (du monarque), normatif, local, et d’effectivité historique marginale voire nulle en l’état. Il est par ailleurs le témoignage d’un ensemble de préceptes pratiques, plus ou moins codifiés, qui semble en accord avec les

49 Bottéro, 1987, p.193.

50 Cet ouvrage d’André Finet propose une traduction française (riche en annotations) du « Code », qui nous sert de référence par défaut lorsque nous le citons. Il existe une édition plus récente (2002) de cet ouvrage.

usages retracés sur un espace et une temporalité assez large. En effet, il est établi que ce document n’a pas eu de destin plausible en tant que « Code »51 à valeur « législative » ayant pour objectif le renforcement et/ou l’extension d’un ensemble de préceptes équitables régulant la vie des hommes sur un vaste territoire, survivant aux variations des autorités succédant à ce roi justicier. Ils n’en reste pas moins que les dizaines de versions tronquées de ce même corpus de textes sont également le signe que les principes, ou tout aussi vraisemblablement les usages, qui y sont édictés sont significatifs de la régulation des relations sociales qui s’opérait en pratique dans ces régions. D’ailleurs, les argumentaires divers de ceux qui rejettent la validité de ce Code comme « Code », invitent à arracher ce recueil de paragraphes à toute tentative d’interprétation post-napoléonienne pour l’ancrer de nouveau dans l’esprit de la société mésopotamienne et dans la logique juridique de l’époque.

Par commodité d’exposition, et par fidélité au souci de questionnement de la mémoire qui fonde notre anamnèse, nous allons entamer notre analyse de ce corpus par l’analyse des éléments que cette mémoire mobilise pour revendiquer un ancêtre de près de 3800 ans des options contemporaines. C’est notamment à l’essayiste financier du

Risk Magazine (ancien physicien et producteur de télévision), Nicholas Dunbar, que

l’on doit d’avoir vulgarisé l’hypothèse d’une option financière vieille de près de 4 mille ans, en préambule à sa chronique sur les grandeurs et décadences du hedge fund Long

Term Capital Management (Dunbar, 2001, p.26-28). Son propos est fondé sur un

commentaire du 48ème paragraphe du Code Hammourabi qu’il cite en exergue de son deuxième chapitre.

Deux traductions différentes du propos original seront présentées, et les petites différences entre les versions serviront de premier point d’appui à notre analyse.

Dunbar cite la version du traducteur anglais de référence, L. W. King :

48. If any one owe a debt for a loan, and a storm prostrates the grain, or the harvest fail, or the grain does not grow for lack of water; in that year he need not give his creditor any grain, he washes his debt-tablet in water and pays no rent for this year52.

51 Bottéro (1987), pp.191-223.

52 Dunbar, op. cit, p.23. Pour accéder à la version anglaise intégrale du Code of Hammurabi, voir : http://eawc.evansville.edu/anthology/hammurabi.htm (page active au jour du 04/02/2004). Nous

Alors que la plus autorisée des versions françaises, directement traduite de l’akkadien, propose :

§48. Si quelqu’un a une dette* et (si) le Dieu Adad a noyé son terrain, ou bien (si) une crue l’a emporté, ou bien (si), faute d’eau, de l’orge n’a pas été produite sur le terrain, cette année-là il ne rendra pas d’orge à son créancier** : il mouillera sa tablette*** et donc ne livrera pas l’intérêt dû pour cette année-là.

* Littéralement : « si un homme une dette est sur lui », d’après Finet (1996), p.60. ** Littéralement : « le maître de sa dette », cf. id.

*** Les contrats sont rédigés sur des tablettes d’argile, d’ordinaire simplement séchées au soleil. En les brisant (autre modalité évoquée au §37) ou en les mouillant, on les détruit, et de ce fait, on annule les conventions qu’elles portent.