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Introduction à la première partie : une sociologie historique et comparée

2. Questionner la mémoire sur les options

Nous avons vu dans l’introduction générale que la catégorie conceptuelle et pratique de « l’option » est une catégorie qui n’est pas spécifique aux produits conditionnels sur actifs financiers : le principe de conditionnalité a cours sur d’autres marchés et se fait jour depuis toujours sur des registres assez hétéroclites d’échange ou de coordination entre les hommes. Dès lors, convient-il d’inscrire les produits dérivés actuels dans la lignée de l’histoire du droit conditionnel en général ? Faut-il préférer les inscrire dans une lignée des divers mécanismes (marchands ou non) de vénalité des « droits » (à caractère pécuniaire ou non) ? Est-il plus convenable de les situer plus exclusivement dans le fil de l’histoire de l’ensemble des pratiques réputées financières ?

34 Par Sayous (1938) et Torrente Fortuño (1980), en ce qui concerne les références historiennes spécialisées. Puis, également par des contributions moins historiennes, allant de l’essai au guide pratique, mais intéressées par les options au premier chef comme Malkiel (1973), Katz (1990) — un entreteneur de mémoire intrônisé par les éditions du premier des grands marchés d’options : le Chicago Board of Options Exchange —, Bernstein (1995) ou Pichet (2000), ou plus récemment l’économie financière (Rubinstein, 2003). Les deux dernières séries de références appartiennent à cette catégorie d’ouvrage que nous évoquons plus bas et qui véhiculent, selon nous, une « mémoire » sur le passé des options.

Il se trouve qu’ayant eu une préférence première assez marquée pour le rejet des deux premières options (!), nous avons en pratique été confrontés à une gageure : la monnaie et la finance sont des réalités assez complexes et protéiformes pour que leurs univers puissent parfois être délicats à circonscrire analytiquement, notamment dans l’Antiquité, où les formes monétaires sont parfois indissociables d’éléments très matériels et où l’identification du caractère financier d’un droit mérite une analyse tout aussi attentive que celle de son caractère optionnel. N’apparaissant pas irréductibles les unes aux autres, les voies ainsi ébauchées mériteraient alors d’être cumulées ou combinées. Mais selon quelles modalités puisque le nombre et les contours de ces voies potentielles sont manifestement indéfinies ? Il a donc fallu sélectionner certains de ces fils enchevêtrés de l’histoire : évidemment, d’abord ceux que la disponibilité pratique et l’audace analytique permettaient de saisir ; puis ceux qui nous auront paru les plus intéressants et utiles à tirer pour instruire notre questionnement. La suite de notre propos va avoir pour vocation de préciser ces deux dimensions de la construction du corpus : la procédure effective de sélection des trois exemples historiques retenus ; et le questionnement sociologique que nous avons pensé légitime et pertinent d’éprouver à travers eux.

Il est indéniable que les histoires que nous allons rapporter pourraient jusqu’à un certain point verser dans le travers de l’illusion rétrospective. Et nous revendiquons qu’elles soient, analytiquement et irrémédiablement, structurées de façon téléologique par rapport à un point de l’histoire qui est celui qui nous intéresse au premier chef dans cette thèse : le développement récent et largement inédit des produits dérivés optionnels sur les places financières occidentales depuis le milieu des années 1970. La sélection effective de nos trois cas a été opérée à la fois conformément et en réaction à une

mémoire des produits dérivés conditionnels. C’est-à-dire que nous avons creusé en

priorité derrière des exemples passés évoqués dans les brefs « historiques » sur les options, exposés dans des ouvrages le plus souvent orientés vers une approche pratique35 des options contemporaines ou relevant de l’essai instruit sur la finance

35 En plus des trois exemples cités dans la note précédente, qui sont référencés dans notre bibliographie, il convient de signaler, d’abord, le cas supplémentaire de Dunbar (2001), à qui l’on doit un rappel remarqué sur le précédent babylonien en matière d’options, à l’occasion de sa chronique de l’affaire du hedge-fund LTCM. Nous qualifions ce rappel de « remarqué » puisque il est régulièrement évoqué avec enthousiasme par des commentateurs du livre, avec une certaine disproportion par rapport à l’objet du livre (le passage relatif au Code de Hammurabi est introduit comme une anecdote érudite et s’étale sur

moderne. L’inexistence d’une histoire financière vraiment autorisée dédiée aux produits dérivés sur la longue durée36 a contribué à rejeter le choix d’une approche proprement historienne dans la construction de notre corpus. En effet, un professeur de droit financier londonien très impliqué dans le conseil juridique s’est essayé à une « histoire des produits dérivés sur quatre millénaires » (Swan, 2000) avec une prétention plus marquée à l’exhaustivité. Mais, en tant qu’histoire, cette référence est épistémologiquement problématique et en pratique elle ne nous a pas apporté les réponses suscitées par notre questionnement. Tout d’abord, le choix d’une histoire des produits dérivés envisagés d’une façon assez globale n’a pas incité l’auteur à réserver un traitement spécifique à la question de la conditionnalité, celle-ci est noyée dans des considérations plus générales sur les transactions à terme et l’importance du commerce en Mésopotamie, et une problématique un tant soit peu projective à notre sens sur la question de la « régulation » de ces transactions. Par ailleurs, nous pouvons nous associer à l’avis certains autres spécialistes (Ali, 2001) pour dire que la perspective plus générale adoptée pêche par son manque d’exhaustivité et de souci comparatif par rapport à des expériences homologues notamment en Asie, concernant les ventes à termes de riz, avant sa production en Chine (Hou, 1997), ou encore celles dont on retrouve trace en Inde dans le Code de Manou (Loiseleur-Deslongchamps, 1976). Par ailleurs, l’exemple de Thalès cité par Aristote est relégué au rang simple de l’oubli sous le prétexte implicite que la Grèce antique se serait prémunie d’instruments financiers aussi sophistiqués parce quelle incarnerait un temps de repli par rapport au mercantilisme remarquable des civilisations qui l’ont précédée. Or nous défendrons à

moins de 2 pages pour un total de 253). Le même effet d’annonce éditoriale sur l’antiquité des produits dérivés existe chez Swan (2000) qui ne s’attarde pourtant qu’une quinzaine de pages (sur 325, hors lexique) sur le cas de la Mésopotamie du deuxième millénaire avant notre ère. On peut également noter que les théoriciens de la finance relayent parfois ces petites histoires comme Rubinstein (2003) par exemple qui cite Swan (pour Babylone) et de la Vega (pour Amsterdam) afin de suggérer un peu cavalièrement l’ancienneté de la pratique de l’arbitrage en finance qui lui semble être « évidemment » induite par la seule existence de produits dérivés. Il projette en fait là une conception très contemporaine des produits dérivés que nous ne détaillerons qu’en deuxième et troisième partie de cette thèse.

36 Le travail historique, relativement exhaustif d’un point de vue géographique, réalisé par les auteurs de Marchés à termes et options dans le monde (Simon et Hersent, 1989) adopte une approche centrée sur l’essor contemporain des bourses de produits dérivés. Cela conduit les auteurs à situer l’origine de l’histoire à… Chicago sur le marché des céréales au milieu du 19ème siècle. Ceci n’est pas sans légitimité

rebours la thèse selon laquelle le caractère a priori anecdotique de l’opération spéculative du philosophe renvoie à une pratique commerciale très révélatrice : celle du versement d’arrhes (et de l’enchère à terme).

C’est pourquoi, notre démarche a consisté en un faux paradoxe : revenir à une interrogation des sources primaires tout en s’en tenant à la « mémoire » comme guide problématique de l’analyse.

Nous savons au moins depuis Maurice Halbwachs (1925 et 1950) que l’histoire participe d’une mémoire collective mais que sa spécificité reste pourtant de tenter de s’en départir autant que possible. L’histoire érudite est l’affaire d’une minorité. La mémoire, sélective, finalisée, est pour sa part rattachée aux espaces et aux acteurs qui la convoient. Les options donnent ainsi lieu à l’écriture d’une mémoire les concernant et répondant à de telles propriétés. L’hypothèse de travail à laquelle est suspendue l’intérêt de notre enquête est donc que l’histoire profane qui saisit et construit son objet le formate à l’image du présent.

En voici une illustration. Eric Pichet, dans son Guide pratique des options et du

Monep, qui procède à un exposé historique remarquablement riche pour un « guide

pratique »37, signale par exemple une anecdote de l’Ancien Testament concernant Jacob et les filles de Laban. De manière assez malicieuse, Eric Pichet exhibe un précédent biblique aux contrats conditionnels, à travers cet exemple d’un Laban promettant une de ses filles à un Jacob, moyennant un certain nombre d’années de travail au terme duquel il se verrait accorder sa main. Dans le récit original, Laban ne tient pas son engagement au terme du délai, puisqu’il octroie la main d’une autre de ses filles (moins convoitée) et moyennant quelques années de travail supplémentaire. L’argument qui s’appuie sur un exemple un peu « limite » d’option est tiré pour stigmatiser « l’absence de chambre de compensation ». C’est-à-dire l’absence d’organisme qui — comme sur le Monep ! — veille à la bonne fin des transactions entre les parties, en s’interposant comme contrepartie et en exerçant un contrôle et un suivi des contractants… L’équipe de

Associés en Finance qui en 1987 avait publié le premier ouvrage français sur Les options négociables dans le cadre de la mise en place du Monep à destination des futurs

37 Cet historique est largement inspiré du riche exposé de Malkiel (1973) lui-même dont Pichet est le talentueux traducteur français (cf. Malkiel, 2000).

usagers avait utilisé le même argument… à partir du même exemple pédagogique38. Nous n’avons par retenu ce dernier cas, jugé moins pertinent ne serait-ce que parce qu’il était trop éloigné d’une logique financière et trop attaché à un usage rhétorique univoque de promotion des bienfaits de l’existence d’une chambre de compensation.

Dès lors, pour autant qu’elle soit avérée, que peut nous enseigner réellement l’existence de précédents ancestraux et quasi-mythiques aux produits financiers qui nous intéressent ? En outre, que signifie l’apparition vraisemblable d’un véritable marché d’options avec la naissance de la bourse moderne à Amsterdam, telle qu’elle est régulièrement suggérée à travers l’évocation d’un obscur chroniqueur pratiquant de l’époque ? Le sociologue peut se prendre à rêver : existe-t-il des « formes », au sens simmelien du terme, de relations qui ont ce degré d’objectivité et d’anhistoricité qui permettrait d’envisager une connaissance sociologique assez générale sur le lien financier ? Sans être certain de mener l’ambition jusqu’à ce point, nous avons au moins voulu nous départir d’une situation embarrassante : d’un côté, une abondance d’exemples hétérogènes, indifféremment (dans la manière) et différemment (dans la matière) tissés dans l’écriture d’une mémoire diversement finalisée39, et en regard, l’absence de leçon (à caractère sociologique) évidente qui pouvait y être attachée. Pourtant, la vertu commune de cette littérature était de répondre implicitement à la thèse naïve et répandue dans une autre littérature économique à caractère pédagogique, mais d’orientation plus culturelle et générale : celle de l’innovation financière et du caractère inédit et moderne des opération à termes fermes et surtout conditionnelles.

Pour ainsi dire, nous avons décidé d’interroger une mémoire schizophrénique. D’une part, l’oubli qui ouvre la voie à une logorrhée journalistique et à une vulgate économique qui puise abusivement dans une rhétorique de la « modernisation »40.

38 S’ils ne citent pas de source intermédiaire, les membres de Associés en Finance ont pu vraisemblablement emprunter cet exemple à Malkiel dont l’ouvrage a très rapidement après sa sortie été un best-seller aux Etats-Unis, pays où plusieurs membres d’Associés en Finance ont parfait leur formation financière dans les années 1970 ou au début des années 1980.

39 En effet, les « entrepreneurs de mémoires » évoqués ici construisent souvent à travers leurs historiques toute une philosophie implicite des options qui mériterait par ailleurs d’être analysée en tant que telle. 40 Nous reviendrons plus avant dans la thèse sur cette thématique et son lien avec la mémoire (ou l’amnésie) sous-tendue par le compte rendu médiatique de la création des bourses de dérivés françaises dans l’analyse de notre revue de presse (1980-2003). L’idée de modernisation revient souvent à avancer

D’autre part, le souvenir immémorial, qui au mieux naturalise à l’excès l’objet marchand41, et qui plus souvent déshabille le passé de sa temporalité et de son esprit pour mieux travestir le présent. Il ne s’agit certainement pas pour nous de dénigrer à bas frais des références qui ont été d’une réelle utilité pour amorcer notre recherche documentaire, et il ne s’agit pas de reprocher aux auteurs de ne pas remplir une mission qu’ils ne se donnent pas. Dans les guides promouvant ou présentant les options négociables et/ou les warrants comme nouvelles modalités d’investissement par exemple, l’érudition éventuelle de l’auteur n’a ni la place, ni le souci de se déployer avec la précision et le discernement de l’historien. En fait, notre démarche consiste plutôt à prendre au sérieux l’une et l’autre des alternatives esquissées, au moins à titre provisoire, pour voir si elles résistent à l’épreuve de l’analyse historique ou plutôt, pour voir jusqu’à quel point elles y résistent lorsqu’on leur donne véritablement une opportunité scientifique d’exister.