• Aucun résultat trouvé

Leçon de chrématistique conditionnelle ou la règle des arrhes en Grèce antique

Encadré 4. Le caractère sacré de l’olivier et de son huile

5. Bilan programmatique de l’anamnèse antique

Les critères de sélection de notre corpus nous ont amené à saisir deux traces de finance conditionnelle à partir de deux corpus de départ fortement hétérogènes. Le premier relevait du droit, gravé dans la pierre, le second relevait de l’anecdote allusive et illustrative insérée dans un propos de philosophie politique et économique. L’investigation nous a cependant amené progressivement à homogénéiser le registre des enseignements tirés de chacune de ces sources. Derrière un énoncé de principe extrait d’un Code général, on a pu retrouver les usages liés à la production d’orge, à la contraction de prêts de type agraires ou commerciaux. Derrière l’énoncé d’une anecdote énoncée sur un registre proche de la fable121, on a pu retrouver la part de réalisme et de

121 En effet, le récit stylisé de scènes plausibles mobilisant un personnage fameux et présentant un certain caractère spectaculaire fait partie de la geste discursive de la philosophie grecque. Socrate, Diogène, ou Alexandre sont les protagonistes d’innombrables anecdotes fondatrices des plus grands préceptes platoniciens. Jusqu’à un certain point, il est possible de penser que Aristote — l’économiste —

représentativité juridique ou coutumière qui nous a permis de l’émanciper du propos normatif auquel cette anecdote était assujettie. De là ressortent donc plusieurs résultats en termes d’identification de traits génériques de l’option financière. Nous allons les présenter sous une forme ramassée et provisoire qui nous servira de schéma hypothétique de travail à éprouver dans la suite de notre anamnèse, avant de le valider pour une domestication sociologique des options contemporaines. Nous pouvons formuler ce schéma sous la forme de quatre leçons antiques.

1) L’option financière prend sens dans un univers social où l’activité économique est

fondée sur un système d’échange élargi et soumise à des événements imprévisibles et non maîtrisables par les conditions techniques et sociales de production.

Par activité économique nous entendons la production organisée ainsi que le commerce (nous avons vu que des risques propres aux expéditions commerciales engageant un marchand et son commis pouvaient donner lieu à des dispositions optionnelles). En amont de toute disposition financière, les hommes peuvent chercher à surmonter de différentes manières les défis liés au caractère incertain de leur subsistance et/ou de leur opulence : la maîtrise technique de la production est un terrain essentiel de conquête de sécurité (dans le sens d’une recherche de continuité de l’approvisionnement dans les différents biens d’une économie). Nous l’avons particulièrement souligné à partir de l’exemple de l’huile d’olive. L’option financière raisonne donc par rapport à un mode de production donné, et elle s’inscrit en continuité avec une certaine organisation sociale de la production. D’ailleurs, il est un âge technologique des risques : dans l’univers antique, le risque apparaît comme celui venu des conditions naturelles de production agricole liées au « ciel » ou à l’eau. Il traduit la relative

en appelle ici à Thalès pour figurer une forme de chrématistique pouvant recouvrir un caractère général mais qui en tant que telle n’est que plausible et en tout état de cause très oublieuse de l’explicitation de ses conditions pratiques d’effectivité. Le soupçon ainsi maintenu sur le caractère authentique de cette anecdote n’a rien de fondamentalement déstabilisateur pour notre propos puisque dans le pire des cas, ce récit qui nous aura au moins fait redécouvrir les arrhes, est une preuve a contrario de l’universalité de la figure de l’option. En effet, cela révèle la capacité d’un éminent penseur conseiller du prince — Aristote fut précepteur d’Alexandre — à concevoir une opération de spéculation à terme fondée sur un principe conditionnel d’usage courant et à la faire exister comme un contre modèle moral pour la Cité… à ne pas mettre entre les mains du non philosophe !

précarité technologique de l’agriculture de l’époque vis-à-vis du climat. Une autre forme de risque lié à l’âge antique est celle qui concerne les conditions précaires de transport : en lien avec les moyens techniques de carrossage ou de navigation, mais aussi avec le banditisme de grand chemin ou la piraterie.

2) L’option financière suppose que les « chocs » incertains subis par l’activité

économique se traduisent en termes monétaires, l’option étant financière en cela qu’elle propose un règlement inter temporel du pendant « monétaire » de ces chocs.

Dans une économie d’échange élargie des formes monétaires apparaissent. La richesse des uns et des autres, parties prenantes de l’activité économique concrète, est ainsi affectée par des événements imparfaitement prévisibles : la richesse relative de celui qui cherche à acheter un bien qui s’apprécie ; la richesse des producteurs du bien dont la filière productive est affectée (qu’ils soient propriétaires du capital productif, ou exploitants rétribués à différents titres) ; etc. En effet, la monnaie, dans deux de ses fonctions classiques bien établies par l’anthropologie économique, est impactée : comme unité de compte (exprimant la valeur d’échange des biens) et comme équivalent général (permettant de d’acquérir différents types de bien, et jouissant à ce titre d’une « liquidité » spécifique. L’option financière agit sur l’expression monétaire des termes de l’échange impactés par l’apparition de tensions productives et/ou commerciales liées aux chocs imprévisibles. Les options mémorisées par la finance moderne visent à répartir et compenser de façon intertemporelle l’impact sur les dotations en liquidité produit par les événements contingents qui adviennent au niveau de l’activité économique. C’est peut-être en cela surtout qu’elles sont financières : parce qu’elles dérivent finalement de la monnaie122. Donc, l’option financière apparaît comme une technologie proprement attachée au caractère monétaire, mais dans la continuité du défi collectif de survie et de bonheur matériel.

3) L’option financière met en scène un face à face avec une double figure du divin : * Celle du dieu rebelle imprévisible (dont les caprices ne sont pas maîtrisés par le

122 La version officielle actuelle selon laquelle l’option est financière parce qu’elle dérive d’un actif financier nous apparaît restrictive et contradictoire avec le fait que les instances financières officielles associent souvent les options sur devises et même les options sur matières premières à cette grande famille des dérivés financiers.

reste des dispositifs techniques et sociaux en vigueur) ;

* Celle du dieu ordonnateur soucieux de justice entre les hommes.

La disposition financière conditionnelle est d’abord symptomatique d’une attitude audacieuse de l’homme qui s’aventure là où les dieux lui réservent un avenir incertain. Elle suppose également la résolution de la juste répartition des bonheurs et des malheurs occasionnés par ces dieux. Une double convention est nécessaire — sur le vrai et sur le juste : quels sont les scénarios possibles dans cet univers instable ? Et quelles modalités de règlement entre les différentes parties concernées est-il alors légitime de mettre en place ? Dans les théologies monothéistes peu promptes à admettre que l’instance divine soit divisible en diverses figures contradictoires, les théodicées hostiles aux dérives financières sont légion. La façon dont les hommes cherchent à se réapproprier moralement le temps et notamment le futur pour en dériver une valeur matérielle y devient problématique123. Mais, même si l’option financière se noue malgré les dieux elle se fait sur leur terrain. Aussi, la contraction de droits conditionnels procède d’une double pulsion sociale de préservation (assurance) et de conquête (spéculation). Car après tout, ces économies antiques donnent à voir une société qui nie le principe même que le destin lui échappe. Et l’événement heureux et malheureux n’est que le corrélat d’un projet antérieur d’exister124. Le dieu est ici une métaphore de ce qui n’est pas maîtrisable dans le cadre d’une organisation sociale donnée : nous adoptons donc une conception restrictive du divin comme lieu symbolique et matériel où la société contemple sa propre impuissance par rapport à ses projets collectifs. En cela, notre conception demeure une version durkheimienne (Durkheim, 1912) du fait religieux comme métaphore symbolique du collectif qui se célèbre lui-même. Les projets des membres d’une société pouvant diverger et même être contradictoires, il existe une tension politique sur le divin, entendu cette fois comme lieu de résolution collective de

123 Par exemple, dans l’ancien testament (Ephisiens, 1 : 14), c’est Dieu qui a le monopole du versement des « arrhes » : le même terme hébreux qualifie le Saint Esprit considéré comme un acompte sur notre héritage, un garant des biens que Dieu a réservé à son peuple…

124 Le risque lié au expéditions commerciales est spécialement illustratif à cet égard : il naît de l’obstacle rencontré par le projet d’étendre son rayonnement. La posture de fait adoptée par des sociétés qui refusent d’assister stoïquement au sort qui leur est réservé, voilà ce que nous qualifions d’audace humaine vis-à- vis de l’instance ‘divine’ — en tant que représentation de que l’homme de ne maîtrise pas.

ce qui est vrai et de ce qui est juste. Cette troisième leçon antique fait donc logiquement système avec la quatrième et dernière d’entre elles.

4) L’option financière est donc intrinsèquement politique :

* En tant que technique sociale procédant de la résolution morale d’un contentieux

(en l’occurrence un contentieux concernant la répartition d’un choc contingent entre différentes parties) ;

* En tant que nouvelle source de puissance d’action (dérivée elle-même d’une

institution sociale source de puissance d’action sur la matière : la monnaie).

Le produit dérivé hériterait, en quelque sorte par dérivation, des propriétés de la monnaie : en dernière instance il est de nature conventionnelle — même s’il ne peut pas être totalement dématérialisé (Orléan, 1991). Il est une manifestation de ce que la concorde des hommes rassemblés peut opposer à l’arbitraire des dieux. L’option financière a une nature juridique (coutumière et/ou codifiée) : même lorsqu’elle est supposée naître de l’accord libre entre deux parties, l’autorité représentative de la communauté est présente pour la performer. Il semble nécessaire de toujours l’enchanter d’une légitimité d’ordre universel pour faire face collectivement aux dieux capricieux, ainsi que pour canaliser le caprice de quiconque serait tenté d’user de stratagèmes pour déjouer individuellement la fatalité divine au détriment de ses congénères et échapper au principe d’un affrontement du divin. La finance est bien là pour régler avec sa souplesse et sa capacité de liquéfaction la continuité de l’activité économique. Le code Hammourabi tout comme le droit marchand sont proclamés par les hommes comme des dispositifs de régulation collective présentant un intérêt public par leur souci de prospérité et d’équité qu’ils énoncent explicitement. Les options financières participent de cette logique de puissance collective, sur le front spécifique de l’incertitude des conditions économiques de production. De ce point de vue, leur teneur politique est donc étrangement congruente avec une conception sociologique classique du pouvoir : l’option financière tire sa puissance morale d’action d’une capacité à maîtriser des zones d’incertitude résiduelles que d’autres dispositifs économiques (technologiques, organisationnels, etc.) ne parviennent pas à prévenir ou résorber (sans compter qu’ils puissent eux-mêmes en être la source). En, effet, le choc monétaire qu’elle est censée amortir est l’expression d’une tension productive qui peut s’opposer à la circulation d’un bien socialement valorisé (l’huile, les céréales, etc.). Il fluidifie la

monnaie adossée à la production « réelle » et en absorbe la tension, du moins il la transforme.

La montée — hypothétique — en généralité que nous nous sommes autorisé ici sur la base d’une analyse intensive de deux options antiques a vocation a être éprouvée une troisième fois avec l’exemple d’un nouveau type d’options financière, attaché cette fois à une espace-temps plus proche. Il s’agit de la place financière d’Amsterdam au 17ème siècle, bien que nous déborderons assez naturellement sur le siècle suivant avec le cas de la bourse de Londres. On va voir avec l’option moderne que le caractère monétaire et financier nettement développé de l’univers dans lequel elle s’insère en fait un objet beaucoup plus spécialisé et professionnalisé. L’option financière va ainsi se trouver désencastrée de façon décisive de ses actifs sous-jacents. Ceci au point de faire poindre un débat pouvant mettre à mal le cadre d’analyse que nous venons de dresser. En effet, la documentation relative à cet âge de l’option financière laisse transparaître une spéculation « confuse », d’un point de vue technique et d’un point de vue moral. La confiscation de l’option par d’obscurs professionnels de la finance de marché (spéculateurs, courtiers, etc.) laisse en effet se profiler l’hypothèse que la consistance morale de l’option puisse se diluer dans un jeu en quelque sorte infra politique dominé par l’opportunisme général de financiers mécréants. Aussi, il semble qu’une vérité historique de l’option pourrait bien être qu’elle permet de substituer une guerre financière des spéculateurs (toujours menée sur le champ de bataille de l’incertitude économique) à la guerre des dieux dont les hommes pâtissaient déjà, mais qu’au moins ils régulaient en dialogue avec une instance morale supérieure. Il reste qu’une analyse serrée révèle que les leçons antiques s’avèrent plus robustes qu’il n’y paraît.

Chapitre 3.

Les premières options modernes :