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Du ciel à l’huile : la marchandisation enchantée

Leçon de chrématistique conditionnelle ou la règle des arrhes en Grèce antique

Encadré 3. Version anglaise de l’anecdote sur le stratagème spéculatif de Thalès.

4. Du ciel à l’huile : la marchandisation enchantée

Nous venons de voir que le stratagème supposé chrématistique de Thalès n’était pas sans valeur. Et sa valeur n’est pas seulement celle qu’il acquiert de façon dérivée du fait qu’il permettrait de nourrir un pauvre ou qu’il servirait à instruire sur la belle sagesse de la philosophie qui, apte à procurer des richesses, n’en fait pas l’objet de ses… spéculations ! À un âge où la philosophie confisque symboliquement l’activité « spéculative », il n’est pas étonnant que celle-ci ne puisse être envisagée par Aristote comme synonyme de chrématistique. Or, la spéculation idéale de Thalès s’avère termes à termes le contraire de sa spéculation réelle. Aristote admet implicitement l’infaillibilité de la prédiction de son pair (et aîné) de Milet dont la vocation naturelle n’est pas de servir un but lucratif. Or, nous avons découvert que la vérité de ce stratagème tient de façon antithétique au fait qu’il permet un enrichissement précisément parce qu’il se fonde sur une prédiction qui est faillible. Et c’est de cette faillibilité et de la perspective de gain que vient la valeur d’usage et d’échange de cette opération ainsi que son sens moral. En effet, l’instrument des arrhes à une double valeur.

plutôt d’un contrat aléatoire, une sorte de pari entre les parties, (…) exprimé sous la forme d’un contrat de vente » (Schmidlin, 1998). Nous pensons que cette tradition juridique indépendante des arrhes serait la piste la plus vraisemblable à suivre dans l’objectif de résorber les solutions de continuité existant dans l’histoire du contrat conditionnel entre l’Antiquité et l’époque moderne. Mais un tel objectif de recherche n’était pas le nôtre et ces formes de conditionnalité n’habitaient pas la mémoire de la finance conditionnelle moderne.

¾ D’abord, il a une valeur dans l’acception éthique du terme. Celle-ci recouvre elle-même deux dimensions : dans une logique de morale pragmatique il correspond à un contrat conditionnel conforme aux attentes des parties liées sur un marché qui recèle une contingence admise (c’est en quelque sorte la part morale de la valeur d’usage). La deuxième valeur morale de cet instrument tient au fait qu’il consiste en un accord validé par l’environnement social et politique : son caractère juridique ou au moins coutumier implique la présence formelle et/ou réelle de tiers comme témoins et garants de cet engagement conditionnel.

¾ Ensuite, et de façon corrélative, il a une valeur d’ordre pécuniaire (lié à sa valeur d’échange) puisqu’il désigne une quantité de biens (souvent numéraire) qui n’est pas la fraction complémentaire d’un tout auquel il se réfère mais bien la partie représentative d’un tout futur et hypothétique. Tarde fait bien remarquer que les arrhes n’étaient pas un acompte payé sur le prix mais plutôt un « pourboire du marché114 ». Ce qui spécifie bien qu’elle est pensée comme ayant une valeur séparée du prix à terme de la marchandise conclu par ailleurs, même si tout laisse penser que par usage le montant versé à titre d’arrhes était proportionnel à ce prix. Cependant, Tarde dont le livre (1893) est relativement contemporain des travaux Bachelier (1900) ne rapproche pas cette pratique des opérations à primes réalisées à la coulisse du Palais Brongniart, mais y voit plutôt « quelque chose comme nos droits d’enregistrement ». En effet, son interprétation nous incite à lire les arrhes comme le prix payé pour l’acquisition de deux droits simultanés (mais dont l’exercice sera exclusif) : celui de se dédire sans plus de justification et celui de pouvoir obliger le vendeur à réaliser la transaction. Étant donné que l’obligation implique les témoins, le paiement de la publicisation — la fête d’auberge comme les droits d’enregistrement — incombe à l’acquéreur du droit conditionnel : acheter un double droit, c’est ici assumer le coût de la preuve de l’engagement à terme.

Quoi qu’il en soit, comme il est indéniable que notre « instrument » acquiert un une valeur — une forme de prix — en tant que tel, qui est décidément détachée de celle

114 Il utilise cette expression par rapport au paiement de la petite fête d’auberge destinée à rendre le marché conclu public.

de son « sous-jacent », nous pouvons bien parler d’une forme de « marchandisation » de cet instrument conditionnel. C’est ce que nous pouvons dire en considérant les dispositions commerciales de type conditionnel comme Kopytoff (1977, 1986) s’intéresse à la force de travail humaine à ses divers âges sociaux (esclavage, salariat). En effet, à l’instar d’Appaduraï (1986), cet auteur s’intéresse à « la vie sociale des choses » et étudie leur « carrière » sur un long terme, en insistant sur la marchandisation comme processus social. En effet, un objet n’est pas naturellement une marchandise et sa monétarisation implique l’avènement d’un nouvel ordre politique et moral de la valeur qui lui est attachée. La question devient celle de la façon dont les hommes conviennent qu’il est légitime de le faire circuler (ou pas). D’ailleurs, ce processus est réversible : ce que l’homme a marchandisé, il peut le dé-marchandiser. Et la forme de la marchandisation peut elle-même varier, recouvrant alors une conception morale et politique changeante de l’objet et de sa valeur. Nous pourrons mesurer au chapitre suivant, et surtout dans la partie suivante, avec l’avènement de l’option négociable, tout ce qui éloigne encore la « proto »-marchandisation antique de l’option de la marchandisation boursière étendue qui caractérise les marchés contemporains. Il reste que (pour reprendre le parallèle avec l’esclavage et le salariat), là où l’option relevait auparavant du simple droit discrétionnaire, octroyé ou concédé, et surtout inaliénable de son maître sous-jacent (le crédit agraire mésopotamien), l’option apparaît ici comme un droit qui se mérite monétairement, ou réciproquement : une concession qui se monnaye. Cela a supposé une redéfinition morale de la valeur de cet « objet » auquel ont été conférées une valeur d’usage privative (nous l’avons vu : indissociablement assurantielle et spéculative) et une justification morale (qui autorise l’homme à acquérir le droit de substituer le caprice de sa volonté au pouvoir des Dieux qu’il subissait autrefois).

Cependant, nous allons maintenant montrer que l’instrument dérivé, pour marchandisé qu’il soit, n’est pas pour autant désencastré. Il ne l’est pas vraiment techniquement par rapport à « l’économie naturelle », c’est ce que nous allons d’abord montrer pour répondre à Aristote. Et pour répondre à Polanyi, nous allons souligner qu’il n’est pas non plus désencastré politiquement et moralement. Notre argumentaire va être que l’instrument dérivé conditionnel se greffe sur le point du processus de production qui concentre une zone d’incertitude spécifique : nous verrons qu’il s’agit

d’une zone résiduelle dans le sens où les techniques de production (de l’huile d’olive en l’occurrence) ne parviennent pas à la circonscrire. Donc, l’option apparaît comme une technique de production par prolongement. Dans cette mesure et en dernière instance, les produits financiers peuvent être pensés comme en continuité technique et morale avec leur sous-jacent malgré le détachement formel qui permet la dérive : en effet, la marchandisation désigne la construction technique du décrochage mais aussi son corrélat qui est une re-moralisation (politique et religieuse) de sa « valeur ».

L’olivier s’est imposé physiquement et symboliquement en Méditerranée, et notamment en Grèce, comme un dispositif divin venant sécuriser la survie des hommes. En effet, il a cette vertu de pousser même sur des terres relativement sèches et peu propices au développement de la majorité des autres cultures. La sacralisation culturelle de l’olivier atteint une dimension divine. Il est un cadeau des dieux à la société rurale d’un pays chaud… Selon la légende grecque, Pallas Athéna, Déesse de la Sagesse, et Poséidon, Dieu de la Mer, se disputaient la souveraineté de l’Attique. C’est ainsi qu’ils en référèrent à Zeus. Ainsi consulté comme arbitre, le roi des dieux décréta que deviendrait propriétaire de l’Attique celui des deux dieux qui ferait aux hommes le cadeau le plus utile. Aussi, Poséidon frappa la mer de son trident et fit naître de l’écume des vagues un cheval fougueux. Quant à Athéna, elle frappa le sol de sa lance (elle était aussi la déesse de la guerre) et fit naître de la terre brûlée par le soleil, l’olivier. Zeus jugea que cet arbre miraculeux était le plus utile des cadeaux faits aux hommes : Athéna gagna de ce fait le droit de devenir la patronne divine de l’Attique115 dont elle prit ainsi possession. L’arbre offert par Minerve — l’autre nom de Pallas Athéna - devint l’arbre sacré et, en quelque sorte, le symbole de la civilisation grecque116. La légende est fortement enracinée dans le sol méditerranéen au-delà de ce simple mythe, car c’est à ses propriétés de résistance remarquable que cet arbre nourricier doit la forme de culte qui lui est vouée. En effet, Hérodote nous a appris que même un incendie allumé par les

115 Il s’agit de la région où se trouve aujourd’hui la ville d’Athènes, à laquelle la déesse légua son nom. Cet épisode légendaire est resté fameux par rapport à l’étymologie du nom de cette cité qui demeure aujourd’hui la capitale de la Grèce moderne, après avoir été une des cités les plus remarquables de la Grèce Antique.

116 Cet arbre fut planté dans l’Érechthéion, le temple d’Athéna et de Poséidon, associé aux héros mythiques Érechthée et Cecrops, qui fut élevé sur l’Acropole entre 421 et 406 av. J.-C.

Perses ne parvint pas à l’anéantir, et cet épisode renforça selon lui aux yeux des Grecs sa valeur emblématique et leur croyance dans son origine divine117. L’encadré 4 fournit un aperçu complémentaire sur le statut mystique de cet arbre et de son huile dans les différents textes sacrés des religions du berceau méditerranéen. L’abondance des légendes relatives à l’olivier est la contrepartie du caractère éminemment quotidien de cet arbre qui faisait manifestement partie intégrante de la vie des hommes (Migeotte, 2002). Ils avaient appris à cultiver l’olivier sauvage après l’avoir taillé et l’avoir soigné. En effet, cet arbre à la réputation rustique, dont une des vertus naturelles que nous avons soulignée est bien de croître sur des terres peu propices à la majorité des cultures, requiert néanmoins dès cette époque des soins attentifs pour offrir aux hommes sa récolte d’olives et pour conserver l’huile précieuse que l’on en tire, aussi bien pour la table que pour les parfums ou pour la célébration des cultes.