• Aucun résultat trouvé

Modalités conditionnelles de la relation marchand/commis

Première leçon antique sur l’option financière : de la dérivabilité à Babylone

Encadré 2. Modalités conditionnelles de la relation marchand/commis

« [101] Si là où il est allé, il n’a pas trouvé de profit, il doublera l’argent qu’il a pris, et le commis le rendra au négociant (tamãkü). [102] Si un négociant a donné de l’argent à un commis à titre gracieux, et si celui-ci, dans l’endroit où il est allé, a éprouvé du détriment, il rendra le capital de l’argent au négociant. [103] Si en route, pendant son excursion, l’ennemi lui a fait perdre ce qu’il portait, le commis en jurera par le nom de Dieu, et il sera quitte. [104] Si un négociant a confié à un commis blé, laine, huile, ou tout autre denrée pour le trafic, le commis inscrira l’argent et le rendra au négociant. Le commis prendra un signé (ou reconnaissance) de l’argent qu’il a donné an négociant. [105] Si le commis a fait erreur et n’a pas pris un signé (ou reconnaissance) de l’argent qu’il a donné au négociant, l’argent non signé (sans reconnaissance) ne peut être porté à l’actif. [106] Si un commis, ayant pris de l’argent d’un négociant, conteste avec le négociant, celui-ci fera comparaître le commis devant Dieu et témoins, pour l’argent qu’il a pris, et le commis payera au triple tout l’argent qu’il en a pris. [106] Si le négociant a fait tort au commis, si celui-ci avait rendu à son négociant ce que le négociant lui avait donné, si le négociant donc, conteste au sujet de ce que le commis lui a donné, ce commis fera comparaître le négociant devant Dieu et témoins, et pour avoir contesté avec son commis, il donnera au commis, au sextuple, tout ce qu’il avait pris. »

Cette structure syntaxique exprime bien un droit applicable sous certaines conditions. Elle est d’usage assez général en langue akkadienne écrite y compris dans d’autres domaines de la vie sociale de la Mésopotamie antique. On la retrouve notamment dans les productions écrites léguées par la science divinatoire de cette époque (Nougayrol, 1992) et ultérieure (Rutten, 1960). Ainsi, cette structure sémantiquement souple relève autant de l’expression du fait que du droit, de la description que de la prescription, du constat rétrospectif que du présage. Ainsi, la forme de régulation des relations sociales permise par cette structure sémantique est bien inclusive de l’expression d’une option financière contemporaine. Mettons-le en évidence avec un exemple simple.

Si (quand) l’action Alcatel monte au-delà de 100 € [protase], l’acquéreur d’une option de vente au prix d’exercice 100 € renonce(ra) à exercer son droit de vendre l’action à un prix moins avantageux que celui que propose le marché boursier

[apodose].

Le fait qu’il puisse renoncer est équivalent au fait qu’il renonce effectivement si la faculté juridique pour notre investisseur de se dédire de la transaction à terme est doublée de l’hypothèse — confirmée en l’occurrence par l’observation — de rationalité économique qui fonde l’esprit des principes de la finance moderne. Bien sûr, pour une raison mystérieuse aux yeux de leurs contemporains respectifs le détenteur de l’option moderne et antique pourrait vendre à 100 € une action aisément cessible à plus de 100 €

ou livrer sa « contribution productive à l’intérêt » malgré l’exonération admise suite à la dévastation de sa récolte. Mais, le modèle prescriptif et effectif d’action dans ces deux économies relègue un tel comportement dans une marginalité négligeable au vu des

conditions envisagées par leurs dispositions optionnelles.

Quelle portée analytique pouvons-nous retirer d’une telle forme anthropologique de raisonnement pratique commune à deux âges disjoints de la finance conditionnelle ? L’expression de cette conditionnalité est symptomatique de ce que nous avons qualifié d’économie habitée en un ou plusieurs de ces mêmes points par un souci de prévenir le

sort des participants menacés par des événements déstabilisateurs non désirés par l’homme. En effet, sans la volonté d’échapper au « sort », il y a peu de chances que les

membres d’une société ménagent des possibilités diverses d’engagement, conditionnées par l’occurrence d’événements envisageables mais non choisis76. Un des points de menace spécifique de cette société est de nature climatique et hydraulique. Les premières victimes directes sont les personnes dont le revenu est lié au terrain sinistré. Néanmoins, le fait que le temps apporte des éléments nouveaux à la forme des relations que les hommes nouent entre eux, et que ces derniers ont depuis longtemps su en tenir compte pour redéfinir ces relations constitue un enseignement intéressant à confirmer qui faute d’être surprenant se présente comme une charge bien générique et bien superficielle à mettre sur le compte de l’universalité des options. Réduit à sa plus petite commune caractéristique transhistorique manifeste, notre objet semble paradoxalement noyé dans un dénominateur très largement commun aux sociétés humaines. Alors que son universalité paraissait incertaine, il serait symétriquement menacé par une hyper- universalité, au point peut-être qu’elle en soit vidée de tout son sens. La solution analytique viable va être la suivante : prendre acte que l’option financière emprunte à des logiques culturelles très universelles et qu’elle en exprime une modalité singulière.

En l’occurrence, nous allons prendre acte que notre exemple liminaire d’arrangement financier conditionnel révèle un type d’option dont le ressort est de

76 « Non choisi » est dans notre intention considéré comme largement équivalent de « non désiré ». L’événement peut être tout à fait désirable : voir le cours des actions grimper, pourquoi pas même voir se ruiner un débiteur antipathique, noyé sous la colère du dieu Adad ! Mais leur avènement n’est pas le fruit maîtrisable (choisi, désiré, intentionnellement mis en œuvre) par l’homme. En termes micro- économiques, on parlerait de choc (éventuellement stochastique) exogène à la relation contractuelle.

rivaliser doublement avec le « divin ». Nous avons bien vu que les dieux, notamment Madruk (dans le prologue77) et Adad (dans le paragraphe 48) étaient invoqués dans le dispositif juridique conditionnel que nous avons analysé. Le premier intervenait plutôt comme un garant de la légitimité de l’ordre instauré par le pouvoir royal ; le second intervenait plutôt comme un fauteur de troubles (pour l’homme). Aussi, une fois exhibée, la teneur divine de l’option antique nous place face à une aporie, puisque l’autorité divine plurielle se contredit : elle délivre la foudre et le déluge d’un côté, puis l’exonération de l’autre. Il existe une pluralité des registres divins : celui de l’humeur (colère à l’origine de la catastrophe naturelle) qui occasionne des contingences imparfaitement prévisibles par l’homme ; celui de la justice permanente dont le Code se veut une expression et qui énonce des modalités de comportement régulières malgré la « contingence ».

Pourtant, l’appel aux dieux n’est finalement ni surprenant, ni superfétatoire si on le rapporte à ce qu’est censé accomplir la finance en général et le droit financier conditionnel en particulier. Forme extrême d’alchimie, nous avons pu souligner que la finance permet une transformation des plus rares : fabriquer de la valeur à partir de « rien ». Donner des moyens à celui qui n’en a pas pour qu’il puisse les obtenir effectivement. Et dans le cas de l’opération conditionnelle, la valeur extraite vient de l’accord sur un profil d’incertitude sur l’avenir : ajuster à l’avance les modalités financières à différentes éventualités admises comme possibles, voilà qui permet de faciliter l’engagement dans les arrangements financiers et leur donner un levier. C’est en fait du présent qu’on fabrique à partir du futur. Et, pour nouer une option financière, il faut rien de moins…

… qu’une vérité, fut-elle prévisionnelle et conditionnelle sur les événements futurs ;

… et une morale de répartition intertemporelle de la liquidité, répartition dont les modalités sont conditionnées par la réalisation des événements futurs.

Or, la réalité (dont la vérité prétend rendre compte) et la justice (dont le droit et la morale se veulent une transcription) sont bien des domaines mystifiés par les hommes

qui ont toujours cherché à les conquérir en tant que terrains gardés par les dieux. Ils ont cherché à mener cette conquête contre ces dieux ou en compromis avec eux (scientisme, juridisme, syncrétisme) ou ils y ont renoncé à en leur abandonnant toute prérogative (agnosticisme, dogmatisme, fondamentalisme). Or le terrain des Dieux s’atteint de fait par un rassemblement des hommes : la vérité est une convention sur une réalité qu’on se figure (réalisme, positivisme) ou qu’on récuse (constructivisme, conventionnalisme) ; la justice des hommes est bien un ordre temporel instauré en accord avec une représentation transcendantale de la justice ou en se fondant sur une conception immanente de la justice. Dans tous les cas, c’est la communauté des hommes qui opère une mise en ordre du monde, bon gré ou malgré les dieux. Aussi, la consistance divine de la finance ne fait qu’ajouter une dimension mystique à la consistance sociale et politique de la finance, car ce que les hommes ne peuvent faire seuls, il faut qu’ils le fassent à partir d’autres choses. Ce que l’homme accomplit avec la finance est le produit de son rapprochement avec les autres hommes : c’est de l’ordre conventionnel qu’ils instaurent entre eux que dérivent alors nos produits optionnels.

L’option marque ainsi l’aboutissement d’un processus de résolution de deux problèmes consécutifs, complémentaires malgré leur apparente contradiction.

Comment faire même lorsqu’on ne sait pas ? La première opération humaine

d’empiètement sur le divin, consiste à s’accorder sur le futur. Il s’agit là d’une opération de vérité, ou de divination, qui vise à permettre de construire un scénario alternatif à la simple soumission au chaos imposé par l’arbitraire du caprice des dieux. Cette première opération humaine de conquête du divin alimente alors les principes de la protase.

Comment faire une fois qu’on sait ? À chaque situation hypothétique vient

correspondre une opération d’attribution de scénario financier convenu concernant les flux de liquidité. Cette attribution est formulée à Babylone dans l’apodose. Il s’agit bien d’une opération de justice dont le droit conditionnel formulé par Hammourabi par délégation et/ou sous la bienveillance des dieux nous a fournit un exemple d’expression.

Ainsi, en traquant une option annoncée dans une finance antique, balbutiante du point de vue de sa version moderne, nous avons épuisé nos espoirs de la trouver tant notre énergie s’est à notre insu investie dans la redécouverte de la « finance » surprise dans sa nudité originelle. Certes, sur des points déterminants de différenciation avec les

périodes suivantes perdurent : la cosmologie du « risque », les formes matérielles et institutionnelles de la monnaie et la finance. Mais, notre première incursion nous permet de retenir de fortes présomptions quant au caractère générique et transhistorique de l’option financière.

Chapitre 2.

Leçon de chrématistique conditionnelle