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Première leçon antique sur l’option financière : de la dérivabilité à Babylone

Encadré 1. Un prêt à intérêt entre le « banquier » Warad-sîn et Shamash Shemê « 310 qa de grain d’emprunt (environ 310 litres) qui doit produire un intérêt de 100 qa pour

4. De la monnaie et de la finance à Babylone

Il faut bien admettre avec sagesse que la première leçon qui s’impose relève d’un premier renoncement. En effet, une option financière ne peut que dériver d’une finance

particulière : la première leçon est bien celle d’un irréductible encastrement technologique et institutionnel des instruments financiers.

La finance et ses dérives impliquent la monnaie. Donc cette dernière est la première technologie instituée à prendre en considération. Or, l’orge est un actif bivalent, réversible, et en tant que tel, il n’est pas parfaitement dérivable. L’orge babylonienne n’est pas une monnaie à proprement parler. Considérons plutôt qu’elle est l’ancêtre des céréales transgéniques. Les céréales semblent en effet avoir très tôt été hybridées avec cette grande mutante de l’histoire de l’humanité : la monnaie. Le grain de l’époque de Hammourabi était ce que l’on appelle une monnaie-marchandise, et partant, il devient difficile et inapproprié d’isoler ce qui relève de l’un des deux pôles de son essence. Ce n’est qu’à rebours et à la force d’une projection invraisemblable des concepts monétaires contemporains que l’on peut comme Dunbar se représenter dans cet univers antique un contrat conditionnel dérivé portant sur un actif monétaire, tel que le cap de taux64. Nous avons vu qu’il n’était pas possible de penser la protection des

propriétaires terriens comme un dispositif de prévention contre les crises de liquidité. En effet, ce serait oublier de façon symétrique que les modalités de la création monétaire et de sa régulation sont indissociables — historiquement et techniquement — du décrochage pratique de « la monnaie » par rapport à une marchandise jouissant d’une valeur intrinsèque. Le choc « réel » de sous-production agricole (lié à des raisons climatiques suffisamment étendues65) constitue un choc monétaire de façon indissociable. Et telle est une des spécificités du monde social et technique dans lequel la disposition exprimée dans la 48ème « loi » de Hammourabi émerge. Á cet égard, la première traduction française littérale du « code » (proposée par Vincent Scheil et

64 Nous l’avons vu, c’est bien à la force d’une lecture monétaire du grain que Dunbar arrache un diagnostic finalement irrecevable. Il convient cependant de donner à l’interprétation faite par Dunbar le statut qu’elle mérite : celui d’éclairer la finance actuelle de tout son sens. C’est bien la finesse du spécialiste baigné dans le milieu de la finance contemporaine qui mérite d’être saluée, et à qui semble devoir revenir l’honneur d’avoir su reconnaître entre mille (disons au moins 282, le nombre de paragraphes du Code) la trace d’une option financière enfouie dans le Proche Orient sous plus trois mille années d’histoire de l’humanité.

65 Comme cela est le cas des sécheresses proche orientales ou des crues de l’Euphrate évoquées au §48, il ne s’agit pas d’une catastrophe localisée sur une ou deux parcelles, mais impliquant nécessairement un phénomène d’une certaine généralité, disons au moins d’une certaine ampleur.

publiée par Ernest Leroux dès 1904) proposait une formulation assez évocatrice pour décrire l’état spécifique d’endettement, même si nous ne l’avons pas privilégiée dans un premier temps parce qu’elle pouvait paraître sibylline :

§ 48. Si un homme a été tenu par une obligation productive d’intérêt, et si l’orage a inondé son champ et emporté la moisson, ou si faute d’eau, le blé n’a pas poussé dans le champ — dans cette année, il ne rendra pas de blé au créancier, trempera dans l’eau sa tablette, et ne donnera pas l’intérêt de cette année.66

Ici, on voit que l’obligation rattachée au prêt concédé par le maître de la dette exprimait une forme spécifique de remboursement : c’était une condamnation au travail ou à l’exploitation agricole pour livrer de l’orge. Cette obligation est typique de l’endettement dans une monnaie-marchandise qui n’a pas un monopole de statut67. Le fait monétaire et son détachement de tout support matériel désirable pour autre chose que sa qualité monétaire, n’a rien d’innocent pour notre propos qui est de caractériser l’option financière. Un exemple historique beaucoup plus récent permet de souligner à quel point une opération conditionnelle de type financier suppose cette autonomisation de la monnaie. En effet, la (re)naissance contemporaine et occidentale des marchés à terme trouve également son origine chez des producteurs de céréales. Au milieu du 19ème siècle, le Chicago Board of Trade (CBOT) est né d’une initiative de marchands du Middle West désireux de se protéger contre les fluctuations des prix agricoles68. La différence notoire avec le lointain antécédent mésopotamien réside à notre sens dans

66 Nous soulignons. La notion de « maître de la dette » retenue par Finet, adjointe à la double spécification d’un attachement du débiteur au terrain sinistré et d’une expression de la rente en orge, nous semblaient bien restituer tout le sens du paragraphe 48 et nous avons d’autant plus privilégié la proposition de traduction française plus récente que celle-ci conservait la référence à la cosmogonie divine relative aux désastres climatiques.

67 Certes nous avons vu qu’il existait des rapports administratifs et marchands d’équivalence entre les différentes monnaies mais la nature matérielle du support monétaire n’était pas neutre par rapport à la forme d’endettement. Et, on trouve des preuves a contrario que le changement de forme monétaire au cours du processus de résorption d’une dette n’allait pas de soi puisque dans des cas de figure précis ce changement est évoqué comme une tolérance. Ainsi, le §65c énonce (à propos de la location d’une maison) : « Si un homme s’est engagé à payer en blé ou en argent, et si pour s’acquitter, il n’a ni blé ni argent, mais d’autres biens, il donnera devant témoins au négociant quoi qu’il possède, selon ce qu’il doit fournir, et le négociant ne chicanera pas, mais acceptera. »

68 Grâce à l’intense activité de son port et à l’importance de son réseau ferroviaire, Chicago s’est affirmé comme le principal centre de livraison des céréales et « le berceau naturel des marchés à terme de produits agricoles » (Hersent et Simon, 1989).

cette « déshybridation » de la céréale, qui existait comme marchandise pure rattachée à un prix. L’existence d’un prix mesurable était secondaire à l’existence d’un équivalent général séparé et non ambigu dans lequel il pouvait être libellé de façon univoque. Aussi, ayant les mêmes vertus assurantielles vis-à-vis des conséquences sur les récoltes des imprévisibles caprices climatiques, les produits dérivés des céréales du 19ème siècle, portent quant à eux sur le prix des denrées. Et leur genèse est liée sans ambiguïté à l’initiative de producteurs désireux de se protéger des fluctuations de prix en tant que celui-ci détermine leur revenu monétaire. Le prix est l’opérateur marchand de « réalisation de la valeur »69, qui leur permet de réaliser un revenu disponible pour vivre, de financer leurs emprunts, etc. Et c’est en cela à notre sens que ce produit est financier. Parce qu’il implique la monnaie, d’abord. Mais surtout, et c’est l’objet de notre deuxième point, parce qu’il en dérive. Ainsi, un premier lemme de physique sociale financière pourrait être retenu : « On ne dérive que par rapport à un référent stable » ou « sans monnaie point de dérive ».

Et nous allons en proposer un deuxième : « Pour dériver il faut décrocher » ou « sans dérive point de finance ». La finance, en tant qu’activité d’allocation des moyens de type monétaire, implique des mécanismes d’attribution de droits de jouissance d’un actif liquide (c’est-à-dire transformable en marchandise). Elle apparaît déjà à l’Antiquité comme une activité de création, puis de cession/acquisition de droits de jouissance de l’actif monétaire qui permet à son tour d’autres échanges réels ou financiers. Une opération financière consiste en un ensemble de dispositions juridiques ou quasi- juridiques réglant les modalités de transfert d’un actif liquide, la monnaie. Nous pouvons parler de droit à caractère pécuniaire. Une action sans droit de vote reste un produit financier, un droit de vote seul (droit non pécuniaire) est un type de produit autre que « financier ». Le droit de jouissance de l’actif liquide est temporellement distribué, c’est pourquoi nous disons que le produit financier est une sorte de dérivé de la monnaie. En effet, la finance permet de décrocher de la liquidité : elle procure un « levier » dans le sens qu’elle donne la possibilité d’usage d’une liquidité qu’on ne possède pas (encore, ou en nom propre, etc.). Un crédit procure un levier d’action par rapport à l’actif monétaire en différant les modalités de règlement à un terme ultérieur.

Le crédit avec intérêt n’est lui-même solidaire que d’un ordre juridique et moral particulier et en tant que tel n’est pas universel70. Mais même dans les sociétés juridiquement opposées à l’usure, il existe des pratiques financières dérivées de la monnaie. L’option de Babylone appartient à un âge où la finance dérivait tant bien que mal d’une monnaie qui n’avait pas dérivé elle-même de la marchandise. Le droit « quasi-financier71 » du § 48 ne renvoie pas à une opération autonome. Elle semble avoir un intérêt essentiellement unilatéral, et ne trouver en face qu’une concession morale, une bienveillance, ou une incapacité à déroger à un usage attaché à une forme ou à une autre de coercition (populaire et/ou royale).

Les propriétés techniques du levier sont entièrement encastrées dans la morale financière qui inspire la disposition conditionnelle. En l’occurrence, le levier optionnel à Babylone est binaire et borné. Binaire parce qu’il ne procède que d’une alternative stricte dans la contingence qui le caractérise : soit le grain a pu être produit dans des conditions climatiques relativement favorables — et alors la contribution productive d’intérêt fixée doit être livré au « maître de la dette » ; soit, un excès ou un déficit d’eau ont dévasté la récolte — et l’exonération du devoir d’intérêt annuel fixé par la tablette est totale. Cette alternative est censée définir un système complet d’événements. Par ailleurs, ce levier est borné parce que la quantité de numéraire concernée correspond à une somme limitée et définie à l’avance (par le « contrat » de prêt). Pas de gain ou de perte indéfinie et virtuellement illimitée mises en jeu par le contrat lui-même, contrairement à des instruments dérivés historiquement ultérieurs et, nous le verrons, attachés à d’autres conventions morales. Ainsi, la magnanimité de la disposition 48 crédite le débiteur de la somme qu’il aurait dû livrer au maître de sa dette : il s’agit bien d’une morale convenue qui détermine des modalités (conditionnelles ici) de circulation

70 Sur ce point crucial, le doute peut subsister sur le fait qu’il soit irrémédiablement incompatible avec certaines cultures ou que l’horizon anticipé (et donc envisagé) de son avènement fasse l’objet d’une prévention collective active (on y revient en deuxième partie de chapitre à propos de la Grèce antique). 71 Nous employons ici cet adjectif pour signaler un droit qui dérive d’une quasi-monnaie.

d’un actif liquide indépendamment de tout échange72. Il reste que si on cherche parmi les péchés originels de la conditionnalité en finance, il s’avère que celui-ci tient à ce qu’il est fondamentalement assuranciel et se fonde sur des notions comme celle du partage entre deux parties des conséquences d’un sinistre imprévu et involontaire sur un actif à partir duquel des usufruits pour chacune de ces deux parties sont intimement liées par ailleurs. Il convient toutefois de moduler cette lecture en rappelant que la prise en compte de la contingence défavorable au paysan intervient dans une société dure et inégalitaire, et renvoie davantage au registre de la concession (de la part du créancier) ou au souci de mesure dans l’exercice du pouvoir et la justice sociale (de la part du souverain). Ainsi, le levier permis par les dérives est entièrement dépendant de la consistance de l’ordre (quasi) juridique qui soutient l’institution monétaire et financière. Particulière pour ses modalités morales, juridiques et techniques, une finance ne consiste pas moins de façon générique en cette architecture particulière faite de conventions portées par des objets.

Au total, nous pouvons retenir de cette première confrontation historique une hypothèse de travail pour la suite : à savoir, la finance et ses dérives seraient absolument institutionnelles d’une part et potentialisées et contraintes par la nature matérielle (tables d’argile, grains, métaux) des supports conventionnels des institutions monétaires et financières d’autre part. L’encastrement n’est pas pour nous ici un résultat en soi, et nous suivons en cela la posture de Ronan Le Velly (2002), il est un principe d’analyse qui permet de lire et tracer les mécanismes sociotechniques de fonctionnement de la finance. Le marché n’est qu’une forme politique et juridique de plus de la dérivation financière. Néanmoins, il s’agit là d’un enseignement générique a minima pour l’étude d’un quelconque objet financier. La portée de cette leçon n’est universelle que d’un point de vue méthodologique, faute d’avoir pu identifier une ontologie universelle de l’option financière. Malgré tout, nous allons conclure cette première investigation en nous efforçant d’exhiber certaines propriétés transhistoriques de cet objet mystérieux.

72 Le levier impliqué dans le produit dérivé est bien cette dérive de second degré : on rapporte les gains (pertes) à une quasi absence de moyens objectif engagés. On obtient l’infini quand on divise par presque zéro. Et cette infinitude décuplée l’est positivement ou négativement à l’instar du signe de cette epsilon (petite quantité ou prime).

5. De la divination à Babylone : la double concurrence des