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tableau symptomatique d’une transformation fondamentale de la finance dérivée

Nous voilà a priori bien renseignés sur la nature universelle de l’option : elle est tributaire de l’émergence d’un collectif qui dépasse les personnes directement liées par le contrat conditionnel et elle est encastrée dans l’univers symbolique et matériel dont elle est solidaire. Enfin, sa teneur morale est d’ordre religieux parce que l’option est une modalité de coordination qui implique la résolution collective de deux défis : celui de s’accorder sur l’existence d’un destin commun et celui de définir une manière juste de faire face ensemble à ce destin. En cela, cette modalité de gestion de l’incertitude, malgré sa forme marchandisée, ne se démarque pas d’autres formes d’assurances. Mais d’une certaine manière, si l’universalité de cet objet tient à sa consistance sociotechnique, alors tout le travail d’explicitation de la nature de sa version contemporaine reste à faire ! Si la technicité de l’option peut bien être récapitulée sous la forme d’un ensemble de propriétés génériques relevant d’une certaine forme de physique sociale, elle n’en reste pas moins éminemment et invariablement ancrée dans des formes historiques très particulières. Or, les produits dérivés modernes semblent bien relever d’une forme historique tout à fait singulière. De nombreux indicateurs en attestent.

Cette introduction de partie va s’attacher à opérer un tableau symptomatique de la nouvelle transformation subie par ces instruments financiers au cours des trois dernières décennies. Nous allons pour cela mobiliser deux types de données : des données quantitatives (statistiques liées aux volumes d’activité) et des données qualitatives (inventaire des différents types de produits dérivés, des différents types de sous-jacents). Ces données permettent de mettre en lumière combien ces produits sont passés d’un régime d’utilisation relativement marginale à un usage beaucoup plus intensif et extensif de la part des acteurs de l’économie financière. Nous avons vu que leur

« marchandisation » était déjà à l’œuvre à un degré embryonnaire dès l’antiquité, puis qu’elle a fait l’objet d’une amplification particulière à partir du 17ème siècle. Cependant, le niveau de marchandisation des options financières (et des produits dérivés en général) va faire l’objet d’un nouveau saut dans son niveau de développement. Nous allons expliciter dans les différents chapitres de cette partie que ces symptômes essentiellement quantitatifs du développement des marchés de produits dérivés sont bien le signe d’une transformation de la forme et de la nature de cette marchandisation. Le propos essentiel du reste de la thèse va donc être de révéler les mystères de ce nouvel âge manifeste, et même spectaculaire, des produits dérivés financiers.

Deux moments charnières peuvent être retenus pour situer l’inflexion dans la transformation à l’œuvre en matière de finance dérivée au cours des dernières décennies.

→ 1971-1973 : cette période correspond au début du développement d’un véritable marché des devises avec la fluctuation nouvelle des taux de change consécutive à l’effondrement du système monétaire international de parités fixes (par rapport à un dollar gagé sur l’or) ; puis elle correspond à la consécration d’un grand marché d’options négociables, le Chicago Board of

Options Exchange (CBOE), le premier d’une série remarquable au sein des

pays de l’OCDE.

→ Le début des années 1980 : cette période correspond au véritable décollage des marchés dérivés de gré à gré avec la généralisation de l’ouverture de salles de marchés (sur les places anglo-saxonnes dans un premier temps), ainsi qu’à la naissance des swaps.

Avant les années 1970, la quasi-totalité des marchés à terme étaient localisés à Chicago, New York et Londres. Chicago dominait alors. En effet, grâce à l’intense activité de son port et à l’importance de son réseau ferroviaire, Chicago s’est affirmé comme le principal centre de livraison des céréales au milieu du 19ème siècle. Une véritable bourse organisée de contrats à terme (fermes) a été créée en 1948 suite à l’initiative de marchands du Middle West désireux de se protéger contre les fluctuations des prix agricoles. Simon et Hersent (1989) présentent ainsi Chicago comme « le berceau naturel des marchés à terme de produits agricoles ». Pour le reste, des marchés

à terme existaient sur d’autres places, sur d’autres sous-jacents, mais étaient relégués à des opérations « hors bourse ». Les marchés d’options ont même longtemps failli être relégués à l’illégalité pure et simple aux Etats-Unis après la crise de 1929 (Filer, 1959). Les options avaient pourtant elles aussi une existence en dehors des marchés réglementés, comme nous l’avons évoqué avec l’exemple de « la coulisse » en France (voir par exemple : Hautcoeur, 1994). Un doctorant, mathématicien, de la Sorbonne leur conféra même une place dans une thèse où il proposait une modélisation des cours boursiers et un embryon de théorie de l’évaluation des primes relatives aux options (Bachelier, 1900) qui allait s’avérer pionnier. On se rend compte alors que les produits que cet auteur décrivait, avaient bien un profil conditionnel mais leurs modalités pratiques apparaissaient sensiblement différentes. Il semble par exemple que le prix de l’option et le prix d’exercice faisaient l’objet d’une négociation concomitante. Sur la place parisienne, l’existence de produits optionnels négociés hors bourse est rendue patente par une réglementation ad hoc de la Compagnie des agents de change189 (CAC) datant de 1965.

Suite à l’enterrement du système monétaire international mis en place à Bretton Woods (1944) au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, le marché international des devises n’est plus seulement toléré ou surveillé, mais encouragé et même quasiment décrété. Et avec lui, les opérations de couverture et de spéculation à terme qu’il implique. Les options, notamment de change, sont même rendues absolument légales et officiellement négociables avec la création du CBOE. D’autres places américaines suivent, puis des marchés d’options explicitement calqués sur le modèle de Chicago apparaissent en Europe : le European Options Exchange (EOE) à Amsterdam en 1978,

189. Règlement général de la CAC, 1965, Articles 74 à 80. La Compagnie des agents de change est l’ancienne société de compensation de la Bourse de Paris. La CAC est la société en charge de l’organisation et de la bonne fin des transactions sur le marché officiel des actions. Il s’agissait d’un nombre limité d’officiers ministériels, jouissant d’un monopole d’activité et dont le titre et la charge étaient héréditaires. En contrepartie, ils étaient responsables sur leurs biens propres dans leur fonction de compensation. Les agents de change ont longtemps été concurrencés par une coulisse où se négociaient des titres non cotés et où se réalisaient des opérations non homologuées par le marché officiel (pour une histoire de la CAC, voir : Verley, 1987). Cette coulisse était essentiellement animée par des « banquiers en valeurs » qui ont acquis une légitimité de fait et parfois même une réelle bienveillance de la part des autorités (notamment pour les bons services rendus à l’animation des titres de la dette d’État) (Hautcoeur, 1994).