• Aucun résultat trouvé

Les premières options modernes : une spéculation « confuse »

2. D’une modernité à l’autre

Après avoir resitué sommairement le contexte historique et mnésique du corpus étudié, présentons le contexte narratif d’occurrence de l’évocation des contrats d’option.

Confusion de confusiones est un roman baroque conformément à la classification de

Begoña Ripoll (1991). Il s’agit plus précisément d’une miscelánea137 (ou « mycélienne ») : un genre romanesque espagnol au travers duquel la conversation en style direct et emprunté entre des personnages permet de dresser un tableau social peu ou prou satyrique d’un lieu, d’une époque. Le titre intégral d’origine est :

Confusion de confusiones. Dialogos Curiosos Entre un Philosopho agudo, un Mercader discreto, y un Accionista erudito, Descriviendo el negocio de las Acciones, su origen, su ethimologia, su realidad, su juego y su enredo, Compuesto por Don Iosseph de la Vega, Que con reverente obseqio lo dedica al Merito y curiosidad del Muy Ilustre Duarte Nunez de Costa En Amsterdam, Año 1688.

Soit :

« Confusion de confusions. Dialogues curieux entre un philosophe aigu, un marchand discret, et un actionnaire érudit, faisant la description du commerce des actions, son origine, son étymologie, sa réalité, son jeu et son intrigue, Composé par monsieur Joseph de la Vega, qui avec révérence et dévotion le dédie au mérite et à la curiosité du très illustre Duarte Nunez da Costa. » 138

137 Cette appellation a été validée par Begoña Ripoll elle-même au cours d’un entretien que j’ai eu la chance d’obtenir avec elle à Salamanque (le 7/10/2002), au moment où je décidai d’approfondir l’identification du contexte biographique de cette œuvre. Je la remercie pour les pistes de recherche pratiques et originales qu’elle m’a permis de suivre, et pour m’avoir permis également de mesurer à quel point C. de C. appartenait davantage à la mémoire financière qu’à la mémoire littéraire.

138 Cet ouvrage fut écrit en vieux castillan du siècle d’or, sans compter quelques inclinations « judaïsantes » ou flamandes de la langue. Nous proposons ici, comme dans l’ensemble des citations suivantes que nous ferons de l’ouvrage, une traduction libre en langue française. Une traduction intégrale de l’ouvrage (que nous avons en partie entamée pour les besoins de notre recherche et de sa restitution auprès d’un public francophone) reste à faire. Elle pourrait être davantage le souci des amateurs d’histoire ou de finance, que des amateurs de littérature. C’est d’ailleurs grâce à de tels élans que les rééditions successives ont vu le jour, ce qui nous incline d’autant plus à ranger cet ouvrage dans le rayon des témoignages financiers plutôt qu’en littérature… En effet, de la Vega reste du point de vue de la production littéraire castillane de l’époque un auteur secondaire dont le style, certes caractéristique, relève d’une écriture ludique succombant facilement à la tentation de la grandiloquence, portée par des métaphores érudites et une syntaxe sophistiquée jusqu’à l’excès ; l’auteur tisse et superpose les figures de styles et les registres de langue jusqu’à la démesure. Au-delà de son intérêt littéraire modéré, cet ouvrage a le défaut d’appartenir à une génération maudite qui aura grandi dans l’ombre d’auteurs majeurs du siècle d’or espagnol (au premier rang desquels Cervantès).

Il s’agit donc d’une fiction dialoguée entre trois personnages ayant une vocation didactique. En préambule, José de la Vega présente lui-même son travail comme un « Traité sur les actions », et il se présente lui-même comme un « rhéteur ». Les trois motivations139 qui ont poussé l’auteur à « tisser ces dialogues » sont :

• « occuper modestement le loisir » ;

• « décrire (pour ceux qui ne le pratiquent pas) le commerce le plus réel et utile que l’on connaisse en Europe » ;

• « peindre avec le pinceau de la vérité les stratagèmes au travers desquels y opèrent les magouilleurs qui déshonorent [ce commerce], afin que cela serve à certains de délectation, à d’autres d’avertissement et à beaucoup de punition. »

L’auteur ajoute qu’il ne s’agit « pas d’une caricature, tout au mieux d’une esquisse de ce qui se trame dans ce labyrinthe ». Et il précise encore que :

« Le philosophe [y] parle comme un philosophe, le marchand comme un marchand et l’actionnaire comme un actionnaire : l’un de ses livres, un autre de ses affaires, et le dernier de ses acuités : même si le second a le parler discret et le troisième érudit ; il ne sera pas excessif à l’occasion qu’ils subliment le style et élèvent leur envol. »

On peut dire que le dialogue entre trois personnes se fait sur une reprise subversive du registre socratique — du moins platonicien : le philosophe et le marchand marquent leurs hésitations et leurs préventions à l’égard de ce mystérieux marché, alors que l’actionnaire s’emploie à les déniaiser : il assortit chacune des craintes exprimées par ses interlocuteurs de sa solution. Donc, on a bien un inversion malicieuse, et à notre sens symptomatique, par rapport à la topique du dialogue socratique : c’est ici le philosophe qui est l’objet et non le sujet de l’édification. Le rapport de force en matière d’appropriation de l’activité spéculative s’est définitivement inversé140 depuis Aristote et Thalès…

139 Il s’agit des motifs avoués explicitement par l’auteur lui-même dans le prologue (pp. 7-13). L’œuvre est composée de ce prologue suivi de quatre « Dialogues ». Par souci d’homogénéité et de précision la pagination indiquée correspondra systématiquement à celle de l’édition originale de 1688. Les guillemets sont employés même si il s’agit de notre traduction.

Dans le premier dialogue, l’auteur livre à travers la parole de l’Actionnaire un témoignage sur la façon dont le capital était mobilisé à l’époque pour financer les aventures maritimes et le commerce international en général (il relate notamment avec des données parfois très précises l’épisode de la formation de la Compagnie des Indes Orientales en 1602). À cette occasion il évoque l’importance des opérations à termes sur les actions et parmi elles il s’attarde un peu sur le cas des options. Je propose ici l’extrait où les options sont évoquées pour la première fois :

Philosophe : (…) Je ne saurais nier, cependant, avoir des pulsions de tenter fortune, s’il n’y avait trois obstacles valables qui m’empêchent de me lancer.

Le premier, celui de m’embarquer dans un vaisseau tellement exposé aux affronts de la fatalité, que chaque vent est un chavirement, et chaque onde un naufrage.

Le deuxième, celui qu’il est impératif pour moi de commencer par gagner — du fait que ma fortune est limitée — pour que des pertes qui se présenteraient je puisse payer ce que je devrais, ou que je puisse rester avec quelque bien au moins, si j’en venais à être assez fourbe pour me résoudre à me retrouver sans probité. Mais, quant à m’accrocher au fait que la première fois que je perdrais, je pleure alors mon infamie, sans me consoler par la richesse, c’est une vanité de le penser et un délire de s’en persuader.

Le troisième, celui qu’un tel marché me paraît indigne d’un philosophe, d’autant plus sachant toute l’humilité de mon monde : il n’y aura personne (voyant que je ne prends pas le chemin de renflouer mes comptes) pour se fier de ma barbe, et je n’envisage même pas trouver qui pour me donner de l’argent pour elle (…)

Si vous osez être le Persée de ces Méduses, le Thésée de ces Minotaures et l’Œdipe de ces Sphinx, à partir de ce moment là alors je m’en remets à vous, en affirmant que si les propriétés végétales (que les philosophes appellent facultés ministrantes) sont celle de l’Attraction, la Rétention, la Digestion et l’Expulsion, pour que l’Arbre que vous avez suggéré de planter dans ma pensée végète, je m’appliquerai à en attirer l’opulence, en retenir les douceurs, en digérer les pensions en en expulser la part d’ombre.

Actionnaire : Sans en passer par toutes ces « -tion » et ces « -sion » (qui sont pour moi de l’ornement et du charabia) je m’en vais satisfaire une à une vos hésitations, parce que je pressens que l’œuf réclame du sel, et que la dame qui commence à montrer un peu d’attention n’est pas loin de se rendre.

La première concernant le danger, on peut la convaincre avec le fait qu’il existe des amarres qui assurent contre les ravages, et des ancres qui résistent aux bourrasques. Donner des opsies141, et vous saurez la limite de la perte, le gain pouvant excéder toute fantaisie, et l’augmentation être encore plus grande que l’espérance.

Ce même arrimage épuise la deuxième objection, parce que même en ne commençant pas à gagner au premier coup, avec les opsies, vous ne risquez pas le crédit ni ne détruisez votre point d’honneur : persistez à en donner à long terme, et le malheur sera rare si vous

141 Pluriel du terme flamand signifiant option, nous mettons en italique les terme en majuscules dans le texte original. On peut noter une première fois ici que « donner une option » c’est en fait « donner une prime ouvrant un droit d’option », ce qui peut compliquer quelquefois la compréhension. Nous y reviendrons lorsque le commentaire nécessitera une clarification.

perdiez toute la fortune avant de réussir un bon coup à même de vous servir pour financer quelques années de lustre, jusqu’à ce que la jument succombe, ou celui qui la dresse. Et comme sur ces opsies les parties se retournent et créditent celui qui les donne, aussi bien par la largeur avec laquelle il les sème que par le discernement avec lequel il les distribue, fasse le vôtre142 que vous les ressortiez afin de pouvoir les donner à nouveau, de sorte qu’il paraisse que chacun équivaut à dix et la roue tournera avec lustre et grâce ; et si vous étiez assez malheureux comme pour manquer tous les tours, et que vous commenciez à vous retrouver plumé, jouez avec elle à cache-cache, parce qu’avec l’introduction et la fréquence de la rotation, vous serez déjà en état de trouver qui pour se fier à votre barbe (trempant la sienne à la vue de la votre embrasée143) et d’aspirer à rester opulent, au lieu de sombrer dans l’ignominie.

Le troisième inconvénient, concernant l’incompatibilité apparente entre la philosophie et le commerce des actions, ne doit pas vous affliger, parce que ses roues sont comme les temples des Egyptiens, où affluaient toutes sortes de bêtes sauvages. Et même si dans celui d’Hercule il n’est pas mouche qui entrât, ici il y a une infinité de Domiciens, qui afin de l’attraper se targuent d’être Alcides144, et peu de magouilleurs qui pour la piéger cessent d’être des araignées dans le venin qu’ils dispensent et la finesse avec laquelle ils tissent.

Puis, rappelé à l’ordre par ses interlocuteurs sur le caractère obscur et mal expliqué de ce dispositif supposé vaincre les résistance du sage à entrer à en bourse, il en vient enfin à définir ce que sont ces « opsies » (options) et propose même un exemple chiffré, assorti de quelques considérations étymologiques en partie expérimentales…

Actionnaire : (…) Pour ce qui est des opsies, il s’agit de primes ou de quantités que l’on donne pour assurer les parties [ou ‘les parts’, c’est-à-dire les actions, NdT], ou conquérir les avancées ; elles servent de bougies pour naviguer heureux dans la prospérité et d’ancres pour naviguer en sécurité dans les orages.

142 Renvoie à « discernement », que nous avons retenu dans ce contexte pour traduire le terme de « prudencia ».

143 Ici, les jeux de mots se superposent et s’entremêlent jusqu’à l’incompréhension. Il s’agit du détournement d’un vieux proverbe espagnol (« Cuando las barbas de tu vecino vieres pelar, echa la tuya a remojar », Cf. Correas, 1992, pp.137 et 182) d’après lequel celui qui voit la barbe de son voisin peler serait bien inspiré de tremper la sienne… autrement dit de l’entretenir. Lorsque des signes de déchéance touchent notre entourage, c’est le signal qu’il faut se remettre au travail. Ici, le proverbe n’est que le prétexte à un jeu de mot pour opposer le trempage à l’embrasement qui est signe de succès brillant ici (le philosophe n’inspirant pas la déchéance mais la réussite brûlante) ; l’auteur en profite pour faire filer à ses personnages la métaphore de la barbe, métonymie du philosophe (et emblème de sa sagesse), introduite par celui-ci à la réplique précédente. Cette sophistication des figures de style, cette superposition des registres de langages et d’intention dans l’écriture est assez emblématique de l’ensemble de l’œuvre pour que nous ayons fait l’effort de le décortiquer une fois.

Les Actions sont à présent au prix de 580. Il me semble que du fait du grand retour que l’on attend des Indes, du grossissement de la Compagnie, de la réputation des marchandises, de la répartition qui s’annonce et de la paix en Europe, elles monteront à un chiffre beaucoup plus élevé que celui qu’elles atteignent. Je ne me résous pas cependant à acheter des parts effectives, parce que je crains que si mes desseins venaient à échouer, je pourrais être rattrapé par un précipice ou remporter quelque contrariété : je me rends auprès de ceux-là qui disent prendre ces opsies, je leur donne la quantité pour me rester obligés à me remettre chaque part à 600 jusqu’à telle échéance, j’ajuste la prime, je l’inscris ensuite en banque, et je sais que je ne peux pas perdre plus que ce que j’ai déboursé, de sorte que chaque fois qu’elles dépassent 600, je gagne, et tant qu’elles sont en dessous, je ne vois ni mon esprit angoissé, ni mon honneur inquiété, ni ma tranquillité ébranlée : si une fois approchée des 600, je change d’avis, et je pressens que tout ne s’avère pas aussi pavoisant qu’il n’y paraissait, je vends les parts sans danger, parce que toute baisse implique un gain, du fait que celui qui reçut l’argent est obligé de me les donner au prix convenu ; même si elles montent au-delà [de 600] je n’ai à regretter d’autre perte que celle de l’opsie, ni à pleurer d’autre punition que celle de cette prime. Le même mode de négociation peut se faire (en inversant les termes) si je penche pour une baisse des actions, en donnant des primes pour recevoir au lieu de donner. Et en leur confiant ma fortune, ou en achetant à la moitié du temps écoulé — et je fais souvent divers retournements avec à propos — et celui qui les prend les gagne en plein à l’échéance destinée, bien qu’il les emporte avec son risque et qu’il les thésaurise avec sa frayeur.

Les Flamands l’appelèrent opsie, dérivé du verbe latin ‘optio optionis’, qui signifie ‘choix’, du fait qu’elle reste soumise au gré de celui qui la contracte, du fait de pouvoir demander ou offrir la part à celui qui la reçoit. Étant donné que le fameux Calepino déduit ‘optio (choisir)’ de ‘optando (désirer)’, on trouve ici l’illustration appropriée de l’étymologie puisque ce que désire celui qui débourse une prime, c’est de choisir ce qui lui convient le mieux, et à défaut il peut toujours renoncer à choisir ce qu’il désire.

Nous retrouvons ici, une rhétorique semblable à s’y méprendre à celle employée par les professionnels des marchés d’options négociables à l’endroit du particulier non initié à la bourse ou au moins aux options. On le voit, hier comme aujourd’hui l’argument tient dans la proposition d’un moyen d’entrer en bourse en bénéficiant des hausses de cours tout en pouvant limiter sa mise initiale et limiter sa perte (achat d’une option d’achat), puis dans la proposition symétrique d’une solution à ses craintes vis-à- vis d’une baisse des cours d’une action qu’il possèderait (achat d’une option de vente à un prix d’exercice fixé à l’avance). Le recours à la deuxième personne et à un exemple pédagogique fictif et chiffré à même de simuler une mise en situation de l’interlocuteur est courante pour vaincre les réticences que l’on anticipe chez un petit porteur soucieux de prudence. À titre illustratif, l’encadré 5 reproduit des extraits d’une brochure éditée par l’entreprise de marché en charge de la compensation des contrats d’option sur le Monep. Leur lecture permettra d’apprécier les fortes similitudes dans la façon avec laquelle le professionnel initié présente l’option comme un compromis adéquat pour le

profane dont on flatte la sagesse et la prudence tout en stimulant chez lui les moindres velléités spéculatives.

Encadré 5. Initiation du particulier à une option d’achat sur EURONEXT au 21ème siècle