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Un statut spécifique pour l’exercice de la délégation

5. La relation salariale des cadres dans la période fordienne

5.2. Un statut spécifique pour l’exercice de la délégation

Pour accéder au statut de cadre, le diplôme jouait un rôle déterminant. Le diplôme d'ingénieur restait la référence et permettait d'accéder de manière quasi-automatique au statut de cadre dans l'entreprise. En même temps, le groupe se complexifiait et rassemblait peu à peu des salariés dont les origines et les diplômes étaient de plus en plus différenciés110.

Ceci s’explique parce que les décrets Parodi ont adopté une définition ouverte de l’encadrement. En effet, dans les textes, sont considérés comme cadres d’entreprises, les ingénieurs qui ont une formation technique constatée par un diplôme auxquels s’ajoutent les agents possédant une formation technique, administrative, juridique, commerciale ou financière et exerçant, par délégation de l’employeur, un commandement sur les collaborateurs de toute nature : ouvriers, employés, techniciens, agents de maîtrise, ingénieurs, collaborateurs administratifs ou commerciaux. Résultats de compromis où se mélangeaient les intérêts catégoriels et les réalités du terrain, les décrets Parodi intégraient dans leurs préoccupations l’héritage historique porté par les ingénieurs et anticipaient l’incorporation de salariés qui assumaient des charges de commandement.

De plus, selon Paul Paillat, qui étudie la structure démographique des cadres français en 1960, en sus que « tout diplômé d’une école d’ingénieur agréée est classé comme ingénieur et, partant, comme cadre (…) les institutions de retraite ont une conception pragmatique. Elles considèrent comme cadre, quiconque a un traitement de niveau égal ou supérieur à 300 (échelle Parodi) ou quiconque est tenu pour tel par son employeur»111. Le dernier fait est essentiel. Il montre que l’intronisation était (et est encore) l’affaire des employeurs qui acceptaient ou non d’intégrer les candidats au second groupe et qui utilisaient l’accès au statut comme un instrument de sélection, de stimulation et de rétribution.

Parmi les huit cadres de plus de 55 ans que nous avons rencontrés, seuls trois d’entre eux avaient un diplôme d’ingénieur ou une formation équivalente. Ils ont été cadres dès leur entrée en fonction. Les cinq autres ont été intégrés par leur entreprise, en cours de carrière et compte tenu des fonctions de commandement qui leur avaient été confiées, illustrant ainsi ce que François Jacquin signale dès 1955, les cadres ne sont pas tous diplômés112. Il en résultait logiquement deux groupes qui se distinguaient : d'une part

110 Boltanski L., Les cadres, la formation d'un groupe social, op.cit. 111 Paillat P. , « Structure démographique des cadres français », op.cit, p 247. 112 Jacquin F., Les cadres de l’industrie et du commerce en France, op.cit.

des autodidactes et des techniciens qui disposent d’une formation technique, d'autre part des ingénieurs. Ces deux catégories étaient elles-mêmes hétérogènes.

Les cadres du premier groupe ont accédé à l'encadrement en faisant preuve d'une grande pugnacité, d'une grande mobilisation et d'une grande performance au travail. C’est en particulier le cas des autodidactes. Cela les a conduit à ne pas ménager leurs efforts. Par ailleurs, certains de nos interviewés auraient été bien en peine d’obtenir un diplôme, en particulier dans les secteurs très innovants. « Quand j’ai commencé ma carrière dans l’informatique, il n’était pas question de diplôme, les formations n’existaient pas ! On nous a fait passer des tests de logique et on s’est retrouvé en formation sur le terrain » (Lucien, 58 ans, préretraité, Cadre informatique, Bac, formation interne, Industrie pharmaceutique). Certains, pour être au meilleur niveau, se sont engagés dans la voie d'une formation continue diplômante. Des efforts, très importants pour certains de nos témoins (2 années pour un diplôme à l’AFPA, 4 années pour un diplôme d'ingénieur CNAM) qui permettaient d'authentifier leur compétence technologique dans l'organisation, de s’élever dans la hiérarchie des diplômés, sans toutefois masquer son état d'origine car la distinction avec les ingénieurs de formation initiale restera prégnante.

Le second groupe, celui des ingénieurs, était aussi hétérogène. Comme aujourd’hui, toutes les écoles d'ingénieurs ne représentaient pas la même valeur technologique et symbolique sur le marché113. « Bien sûr que les différences existaient, c’était pas le même niveau (…) Au début, c’était pas grave, il y avait de la place pour tout le monde…mais à la fin c’était devenu pesant » (Louis, 65 ans, retraité, Chef de projet, Ingénieur spécialiste, Electronique). Au fil du temps, entre les universités, les grandes écoles d’ingénieurs et les autres, les différences apparaîtront, stimuleront les distinctions et les concurrences. Ces différences sont soulignées dès 1973 par Jean-Pierre Vignole qui déclare : « Par rapport aux techniciens supérieurs, aux universitaires de formation

113 Cette distinction dans le groupe des ingénieurs est repérée par Pierre Demarne qui déclare en 1963, « On aurait tort de croire que par référence aux concours d’entrée, aux enseignements et aux épreuves finales des écoles les plus difficiles, tout ingénieur diplômé possède une activité intellectuelle voisine de celle de ses meilleurs collègues ». (Demarne P., « Culture générale et formation des cadres », op.cit, p 383).

Elle est aussi pointée par George Benguigui et Dominique Monjardet, plus incidemment il est vrai, quand ils écrivent à propos de la fédération du groupement des ingénieurs diplômés « C’est donc par nécessité fonctionnelle que l’association contre le sens commun, postule l’identité des 133 écoles d’ingénieurs. Il en découle une hypothèse complémentaire : l’association serait un groupe de pression défendant les intérêts des grandes écoles et utilisant les autres comme masse de manœuvre ». (Benguigui, G., Montjardet D., « Profession ou corporation : le cas d’une organisation d’ingénieurs », op.cit. p 284.).

scientifique, ou aux ingénieurs sortis d’une école au nom moins prestigieux, ils [les élèves d’une grande école] doivent pouvoir faire figure de généralistes aptes à dominer l’ensemble des problèmes qui se posent à tous les secteurs d’une grande entreprise moderne, qu’ils soient scientifiques, technologiques, économiques ou sociaux. C’est là ce qui constitue leur spécificité, leur confère leur valeur sur le marché du travail, et les prédisposent à occuper des postes hiérarchiques élevés »114. Pour les moins diplômés, il découlera de cette distinction une grande incertitude sur leurs postions acquises et sur les conditions à mettre en oeuvre pour les conserver.