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Le cercle vertueux fordien

3.1. Esquisse

Dès le premier quart du XXème siècle, avec l'émergence de la production de masse tirée par la perspective d'une consommation de masse, la condition salariale s'est progressivement transformée pour rompre partiellement avec la paupérisation et la précarité. Le modèle socio organisationnel fordien innove, en ce sens qu'il pose l'exigence d'une production et d'une consommation de masse comme condition de développement du capitalisme industriel. Ainsi, pour Henri Ford86, si le profit est bien nécessaire à l'entreprise capitaliste, si ses progrès doivent être ininterrompus et la prospérité un objectif universellement partagé, le volume de consommateurs doit être élargi et les demandes de produits et de services de ces clients potentiels ou existants doivent être sa préoccupation centrale et son motif ultime.

Cette volonté de stimuler une activité industrielle de production de masse impose logiquement une mutation du salariat. Le salariat se trouve interpellé désormais à deux moments stratégiques du processus de l'accumulation du capital. Il est interpellé comme producteur par la vente de sa force de travail, et comme consommateur pour acquérir les produits et services qu'il a lui même transformé. Cette nécessité explique que s'enclenchent simultanément l'attribution de salaires plus élevés et la promotion de la mobilité sociale. Henri Ford ira d’ailleurs jusqu'à suggérer la participation des salariés aux résultats de l'entreprise par la possibilité de souscrire à des certificats d'investissement. Cette proposition n'est pas sans préfigurer la participation actuelle des salariés aux résultats de l'entreprise (en favorisant l'épargne collective et les développements des investissements ou en stimulant l'actionnariat populaire). Elle vise implicitement à permettre une convergence partielle entre les intérêts des salariés et ceux d'une industrie en expansion, à favoriser le développement d'une société de consommation de masse naissante.

La boucle est bouclée. Le cercle vertueux fordien s'impose peu à peu. Après s'être répandu dans l'industrie automobile, il se diffuse à tous les secteurs industriels. Il se répand des états du nouveau monde aux anciens pays industrialisés.

Avec lui, le salariat change de forme. Il devient moyen de l'accumulation du capital et objet de sa convoitise : à la fois variable de la production industrielle (le salaire) et inconnue capricieuse de la croissance (la consommation).

Ce nouveau modèle combine plusieurs éléments idéologiques : une morale de l'accumulation que Max Weber pense marquée par l'éthique protestante87 ; une croyance inébranlable dans les vertus de la science et de la technique qu'inaugure Auguste Comte avec la philosophie positiviste88 ; une foi dans un travail rationalisé, théorisé et diffusé par Taylor89 qui impulsera pour partie le travail à la chaîne ; une foi et une identification à la marchandise, aliénation de l'homme dans la consommation90. Désormais, la foi dans les vertus de l'accumulation et du travail, la foi dans la capacité libératoire de la science et la reconnaissance de soi dans la marchandise sont partagées par ceux qui tiennent le capital et par ceux qui tiennent la force de travail. L'homme unidimensionnel d'Herbert Marcuse91 est né. Avec le cercle vertueux fordien, l'inéluctable paupérisation de la classe ouvrière tant annoncée92 s'éloigne et la contradiction capital/travail se modifie. Le salariat est encore une situation potentiellement précaire mais cette condition s'efface grâce à une activité économique qui assure un quasi plein emploi. Si des conflits éclatent, ils ne prennent plus seulement source dans la menace de la précarité (telle qu'elle apparaît pendant la crise de 1929). Ils sont stimulés aussi par une exigence de partage de la croissance et par le besoin de soulager les contraintes du travail. C'est ainsi que sont acquis dans le cadre du front populaire une réduction du temps de travail, le droit aux congés payés, l'organisation de conventions collectives pour toutes les branches industrielles.

3.2. Un compromis à la française

Après la seconde guerre mondiale et en France du moins, le salariat va connaître une nouvelle phase d'expansion au point de devenir, aujourd'hui, le mode de rapport au travail partagé par la très grande majorité de la population active. Cette évolution est le résultat d'une synergie entre la croissance économique avec son corollaire le plein emploi, le développement des droits du travail et de la protection sociale93. A ces

87 Weber M., L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964. 88 Khodoss F., Auguste Comte cours de philosophie positive, Hatier, Paris, 1982. 89 Taylor F. W., The principes of scientific management, New York, 1967. 90 Marx K., Les manuscrits de 1844, Editions sociales, Paris, 1962.

91 Marcuse H., L'homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Collection de Minuit, 1968. 92 Marx K., Engels F., Le manifeste du parti communiste, Editions sociales, Paris, 1967

éléments s'ajoutent les régulations du modèle productif fordien, la reconnaissance de la propriété privée et l'exigence d'une accélération de l'enrichissement de la nation, du capital industriel et commercial.

A partir du début des années cinquante, la France a réalisé l'essentiel de sa reconstruction et l'effort industriel va porter de manière continue sur l'équipement des ménages, équipement qui porte sur une multitude de biens manufacturés qui vont de l'accession à la propriété à l'automobile en passant par la consommation d'une multitude de biens ménagers ou d'équipements de loisir. La demande de consommation tire la croissance économique qui entraîne à son tour l'emploi. Ces impulsions successives donnent lieu à un compromis salarial qui associe acceptation de la rationalisation, de la mécanisation et institutionnalisation d'une formule salariale garantissant une progression du niveau de vie plus ou moins en ligne avec la dynamique de la productivité. C'est ainsi que les conflits sociaux convergent vers des augmentations salariales plutôt que vers des tentatives d'humanisation du travail qui restent timides94. Entre 1953 et 1975, on assiste en France à des taux de croissance annuels de 5 à 6%, au triplement de la productivité, de la consommation et des revenus salariaux.

Parallèlement, la croissance économique et le progrès social se renforcent mutuellement grâce aux fonctions assurées par l'Etat qui soutient la dynamique propre à l'économie marchande et met en place une économie à visée re-distributive par la création du système généralisé de la sécurité sociale95. Les partenaires sociaux ont accepté un compromis social dans lequel le patronat voit ses droits de propriété renforcés en échange d'un Etat social re-distributif.

Ainsi, l'instauration de la sécurité sociale en 1945 constitue une étape décisive de la protection du salariat. Elle met fin à la vulnérabilité et à la précarité des classes populaires. L'ordonnance du 4 octobre 1945 déclare : « Il est institué une organisation de la Sécurité Sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toutes natures susceptibles de réduire ou de supprimer leurs capacités de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de familles qu'ils supportent »96. Ces diverses protections assurent la réalisation de la propriété de transfert (une part du salaire échappe désormais aux fluctuations de l'économie, représentant une propriété pour la sécurité) et se diffusent peu à peu à toutes les catégories salariales, au point d'en devenir rapidement une des caractéristiques essentielles. A cette disposition s'ajoute une

94 Boyer R., Durand J-P., L'après Fordisme, Editions Syros, 1993.

95 Laville J-L., « Services emploi et socialisation », in Cohésion sociale et emploi, sous la direction de Bernard Eme et Laville J-L., Sociologie économique, Desclée de Brouwer, 1994.

multitude d'innovations qui visent à réglementer les rapports de travail et à améliorer la couverture des risques qui lui sont liés : création des comités d'entreprise en 1945, d'une législation de protection des accidents du travail en 1946, des dispositions relatives aux conventions collectives en 1950, de l'assurance chômage en 1958 etc. Par le jeu des prélèvements obligatoires réalisés sur les revenus salariaux auxquels s'ajoutent des accords entre partenaires sociaux, le salariat se protège de la précarité liée à sa condition. Dans ce contexte, l'Etat devient un tiers qui s'interpose entre les contradicteurs du mode de production capitaliste.

Cet engagement de l'Etat, qui impulse et cristallise dans la loi la protection sociale, se prolonge avec le rôle d'acteur économique assuré par la puissance publique.

En plus de prendre en charge la protection des membres de la société, l'Etat multiplie les moyens de l'administration publique, générant une augmentation substantielle d'un salariat de la fonction publique. Parallèlement, il prend des initiatives visant à conduire et à moderniser l'économie. Il s'investit dans les entreprises nationalisées au point de leur donner valeur d'exemple (la régie Renault restera longtemps un laboratoire économique et social, combinant la production des véhicules novateurs tel que la 4cv et une politique de concertation et de partenariat social). Il contribue à harmoniser les objectifs économiques, les objectifs politiques et les objectifs sociaux et participe à consolider la situation salariale comme modèle de stabilité.

Par ailleurs, la condition salariale est de nouveau consolidée quand, en pleine période de croissance, les accords de mensualisation, suggérés par Georges Pompidou lors de la campagne présidentielle de 1969 et négociés à partir de mai 1970 s'imposent, se généralisent puis se cristallisent dans les lois de janvier 1978 et d'octobre 1979. A ces dispositions s'ajoute la transformation du SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti institué en 1950) en SMIC (salaire minimum interprofessionnel de croissance), indexé à la fois sur les prix et sur la croissance.

Toutes les dispositions législatives ou conventionnelles participent à éloigner la menace du travail salarié précaire, caractéristique des périodes antérieures (conditions d'accès à l'emploi incertaines, au jour la journée, et rémunérations aléatoires soumises à la loi de l'offre et de la demande). Elles favorisent la dissolution de la contradiction capital/ travail. Elles se conjuguent aux effets de la participation directe des salariés aux résultats de l'entreprise, à l'émergence d'un actionnariat populaire chez les classes moyennes et supérieures et à la participation indirecte des salariés à la propriété du capital industriel par le truchement des entreprises nationalisées.

Il y a donc dans la situation française de la période des trente glorieuses, des dimensions économique, technique, organisationnelle, juridique et idéologique97. Chaque dimension est spécifique en soi mais forme, avec les autres, un système cohérent qui impulse une dynamique particulière et participe ainsi à construire des pratiques et des représentations collectivement partagées.

La dimension économique est marquée par la promotion d'une économie mixte où l'Etat se pose comme un acteur économique préoccupé d'assurer l'administration publique et de sauvegarder les activités économiques clés de la nation. En même temps, l'Etat reconnaît et légitime les activités du secteur privé, facilitant souvent leur développement par une politique d'aménagement du territoire et de stimulation des investissements. Cet ensemble économique est marqué par la légitimation du profit, par l'acceptation de son appropriation en contrepartie du financement d'un système social re-distributif. Cette création d'une propriété de transfert trouve son financement dans les prélèvements réalisés sur l'activité économique, par le truchement des prélèvements sur les salaires. La dimension organisationnelle est caractérisée par une activité de production de masse pour une société de consommation de masse qui permet une situation de quasi plein emploi. Le travail industriel est marqué par la division des tâches, des organisations fortement hiérarchisées, une faible implication des salariés, une organisation fordienne où la quantité de la production prévaut sur sa qualité.

La dimension technologique est marquée par un travail à la chaîne, fortement taylorisé. L'automatisation est en émergence mais n'a pas encore atteint ce que l'informatisation permettra à partir des années 80.

La dimension juridique est plus fondamentale. En effet, il est frappant de constater que chaque résultat économique, chaque succès de productivité, est bientôt mis en débat par les partenaires sociaux. Les syndicats tentent de cristalliser ces réussites dans une amélioration des conditions de travail, de la protection sociale et de la condition salariale. Les rémunérations du travail et la couverture des risques sociaux sont indexées en droit sur la croissance qui est, elle-même, le fruit d'une dynamique de production et de consommation.

97 Mispelblom-Beyer F., Théories, idéologies et pouvoirs : sociologie de l'entreprise politique, Mémoire d’habilitation, Université d'Evry Val d'Essonne, 1995.

Toutes ces dimensions sont stimulées par la dimension idéologique qui, en retour, les catalyse. Ces pratiques économiques, juridiques, technologiques, organisationnelles font système et favorisent une représentation du travail où le salariat émerge peu à peu comme une situation privilégiée, loin des menaces anciennes de la précarité. Le salariat s'impose comme une norme dominante de situation au travail. Les améliorations successives dont il est l'objet illustrent la santé d'un système productif, le relatif équilibre entre les forces productives et les rapports de production et, d'une manière générale, la santé du mode de production capitaliste fordien. Durant cette période, une idéologie s’impose avec le salariat. Une idéologie où le travail, le revenu salarial et la consommation sont ensembles au coeur de l’intégration et de la reconnaissance sociale avec un Etat « providence » comme moyen de les garantir.