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Encadrer, commander, contrôler

2.1. Les salariés délégués du capital.

Le capitalisme va de pair avec les activités marchandes et financières. Les activités marchandes conduisent à l’accumulation primitive74 et par la suite aux activités financières. Les capitalismes marchand et financier saisissent le dynamisme de l’économie de marché, le développement des besoins, des échanges et l’essor de la production et imposent leurs conditions. Rassemblés en associations d’intérêts, gros marchands et financiers investissent les organisations de travail préexistantes et les transforment. Ils prennent en charge les besoins en capitaux fixes et circulants, s’approprient les structures productives, réorganisent les collectifs de travail et réduisent les travailleurs autonomes en salariés exclusifs.

Cependant, pour réaliser et accomplir ce processus sans altérer le résultat escompté (la production et sa mise en vente), ils doivent très vite s’assurer du concours actif d’une partie des travailleurs qui assureront l’encadrement des autres, leur commandement et leur contrôle. Une interface entre le capital et le travail est indispensable aux ambitions des capitalistes. La délégation doit s’étendre au-delà du capitalisme lui-même.

Dans les exemples que nous avons évoqués plus haut, rien n’est possible sans l’appui efficace d’un capitaine de navire, sans le concours actif d’un maître artisan, sans la collaboration de contremaîtres en surface et au fond des mines, sans le concours efficient de directeurs, d’agents ou de représentants zélés. Si les marchands s’y entendent en exploitation des activités de commerce au loin ou en contrôle des foires et des marchés, si les financiers excellent en manipulation de lettres de change, de monnaies et de crédits, ni les uns ni les autres ne maîtrisent les techniques de navigation, de production de soies ou de minerai. Surtout, ils ne peuvent exercer partout leur contrôle.

La séparation capital/travail, moment de maturité historique et caractéristique du capitalisme et du salariat, s’accompagne donc aussitôt de l’émergence d’une fraction du salariat qui, maître des techniques à mettre en œuvre, dispose auprès des propriétaires capitalistes d’un crédit technique et d’une relative confiance car ils savent faire. Cette fraction particulière du salariat est disposée, contre rétributions et privilèges, à faciliter les desseins des marchands et financiers qui la payent et jouit en même temps, auprès

des salariés qu’elle commande, d’une légitimité d’action que lui confèrent ses connaissances, son autorité ancienne et sa proximité sociale avec les travailleurs. Cette fraction du salariat, officiers et sous officiers75, occupée à orienter et à contrôler le travail des salariés, sera essentielle au développement ultérieur du capital qu’elle accompagnera jusqu’à nos jours. Elle participe au gouvernement légal. Ses compétences, ses activités, et son autorité constituent l’autorité bureaucratique et, dans le cadre de l’activité économique privée, la direction bureaucratique76.

Bien avant l’avènement du capitalisme industriel, le système capitaliste qui émerge partout en Europe apparaît comme une coopération contrainte entre des propriétaires (marchands et financiers qui fournissent les capitaux), des cadres techniques (officiers de marine, maîtres charpentiers, maîtres de corps de métiers, administrateurs etc. qui apportent leur aptitude au commandement, les savoirs scientifiques et techniques, leurs compétences organisationnelles) et les ouvriers (artisans, compagnons et paysans dépossédés devenus salariés) qui assurent la réalisation du travail.

2.2. Des salariés délégués dans la dynamique de l’économie capitaliste

Croissance de la production et de l’économie de marché, essor des capitalistes marchands et financiers qui pénètrent l’économie libérale, transformation des artisans autonomes en salariés dépendants avec l’apparition d’une fraction du salariat pour les contrôler, constituent les principales étapes dans l’histoire économique du capitalisme. Le capitalisme industriel prolonge et optimise les processus déjà engagés.

La deuxième moitié du XIXème siècle aurait pu être celle de la révolution prolétarienne. Les faits qui s’y accumulent y conduisent mais butent sur un Etat bourgeois protecteur qui écarte cette perspective77. De plus, dans le même temps, entre les bourgeois capitalistes et la classe ouvrière, un espace s’est désormais constitué qui rassemble des populations qui ne sont ni propriétaires, ni prolétaires. Ni aristocratie financière, ni bourgeoisie industrielle, ni classe ouvrière, c’est la petite bourgeoisie constituée pour l’essentiel de commerçants, d’artisans78 mais aussi des cadres de l’industrie.

75 A ce propos, André Grelon rappelle : « avec les progrès industriels, la comparaison entre le monde de l’armée et celui de la grande industrie se développe et devient un thème classique : Marx, par exemple explique qu’avec le développement des moyens de production, le capitaliste délègue la fonction de surveillance directe des ouvriers à une espèce spéciale de salariés, les officiers et sous officiers de l’industrie qui commande au nom du capital ». Grelon A, « Les débuts des cadres », Bouffartigue P (coord),

Cadres, la grande rupture, La découverte, 2001.

76 Weber M., Economie et société, Paris, Plon, Pocket, 1995. 77 Beaud M., op.cit.

Ces derniers, même si on encore loin de la formalisation d’un groupe, sont les salariés délégués du capital, « enfants de la révolution industrielle et du capitalisme qui n’existent qu’en tant que détenteurs d’un pouvoir délégué par le patronat et de privilèges octroyés par lui »79, et dont les effectifs d’ingénieurs et de fonctionnaires d’Etat, formés dans des écoles spécialisées, ont nécessairement augmenté avec l’essor considérable de l’industrie. En France, ils ont été les moyens conceptuels et organisationnels des ambitions de l’Etat colbertiste. Ils ont été bientôt investis dans les entreprises privées, les fabriques et les manufactures. Ils sont les instruments fonctionnels du capital. Leur ascension participe à la pérennité des familles d’entrepreneurs en particulier lorsque celles-ci ne savent plus s’adapter aux changements de l’environnement ou n’ont plus les moyens techniques de leur ambition80 et ils finissent par devenir, à la fin du XIXème siècle et dans des organisations novatrices telle que les chemins de fer, les vrais patrons des entreprises81. Ils sont cette «catégorie spéciale d’acteurs sociaux, destinés à accomplir un destin historique de premier rang, donnant forme à un type spécifique de société » parce qu’ils « détiennent un pouvoir (…) qui ne provient ni de la propriété du capital, ni du lignage, ni de la force (…) mais de la reconnaissance de leurs compétences techniques et scientifiques »82. Dans toute l’Europe, leur groupe s’est développé au point d’obtenir, à un moment ou à un autre, leur reconnaissance professionnelle : « cadres » en France, « cuadros » en Espagne, « quadri » en Italie, « professionnals », « managers » et « executives » dans le monde anglo-saxon, « leitenden angestellten » et « angestellten » en Allemagne83. Pour le développement du capitalisme, le rôle et l’utilité de ces salariés délégués du capital s’avèrent double. Ils conçoivent et organisent pour le compte de tiers (les capitalistes) les activités d’administration, de financement, de production et d’échange (ils sont présents à la fois dans les activités de services et d’industrie). Ils constituent, avec les autres groupes de la classe moyenne, et avec le concours de l’amélioration générale et sensible du niveau de vie, l’élan de consommation qui s’accroît et qui dynamise la révolution industrielle. Un souffle qui se révèlera essentiel dans la perspective de croissance des trois premiers quarts du XXème siècle.

79 Bouffartigue P., Gadea C., Sociologie des cadres, Editions La Découverte et Syros, Paris 2000, p12.

80 Verley P., Entreprises et entrepreneurs du 18ème siècle au début du 20ème siècle, Hachette supérieur, 1997. p 92. Chandler, A D Jr., La main visible des managers, Economica, 1977.

81 Verley P., op.cit, p 151.

82 Gadea C., Les cadres en France, une énigme sociologique, op.cit, p 18. 83 Bouffartigue P., Gadea C., Sociologie des cadres, op.cit, p 8 à 10.

2.3. « Cadre » : une taxinomie ancienne qui se cristallise

Au fur et à mesure que le capitalisme se développe, le nombre de ses salariés délégués augmente avec la distance physique qui sépare les lieux de réalisation du travail et les lieux d’élaboration des stratégies du capital, avec le nombre de travailleurs indispensables à la production et aux échanges et avec la complexité technique qui marque un capitalisme industriel en expansion.

Que le terme « cadre », inspiré du langage militaire se soit alors imposé dans la taxinomie sociale n’a rien d’étonnant. Ainsi que le rappelle Charles Gadea, « le parallèle entre l’armée avec ses officiers (membres du « cadre » au sens étymologique) et l’industrie avec ses ingénieurs et « techniciens » est fort ancien. Marx, par exemple, l’utilisait déjà dans les Grundisse. D’autre part, André Grelon donne des exemples d’utilisation du mot « cadre» dès la fin du XIXème siècle, toujours dans le sens de l’allégorie militaire, mais appliqué au travail »84. S’il en est ainsi, c’est parce que les salariés délégués du capital sont les officiers d’une armée de travailleurs en mouvement pour les guerres de conquêtes de l’économie de marché, de la plus value et du profit. La période fordienne est particulièrement intéressante pour illustrer la conjonction du nombre, de la distance spatiale, de la complexité technique et parce qu’elle voit s’affirmer le groupe en tant que tel avec le terme « cadre » qui se diffuse. Par ailleurs, et au regard de ce que nous examinerons dans le chapitre suivant, la période est caractéristique d’un climat propice à une confiance sociale qui s’installe et à des délégations qui se multiplient.

Tout cela justifie que l’on s’y arrête : pour y voir ce que nombre d’observateurs ont appelé « les trente glorieuses »85, un système économique et social spécifique avec des compromis sociaux et un modèle salarial qui se cristallisent ; pour rendre compte des représentations et des pratiques sociales des plus anciens cadres que nous avons rencontrés et qui témoignent à leur manière de la période, de leurs activités et de leur ascension sociale.

84 Gadea C., Les cadres en France, une énigme sociologique, op.cit, p 53-54.

85 Evidemment, avec le recul, la mémoire sociale est sélective et la période a été sacralisée. Pour nombre de travailleurs soumis au travail à la chaîne, on pourrait aussi la qualifier « des trente piteuses ».