• Aucun résultat trouvé

Confiance, défiance, autonomie contrôlée et célérité de la sanction

2. L’entreprise en mutation : approche méso sociologique

2.8. Confiance, défiance, autonomie contrôlée et célérité de la sanction

Les dirigeants l’ont bientôt compris : on ne peut contrôler que ce que l’on connaît et que ce que l’on peut mesurer. Ainsi, les directions, dans le cadre de l’« autonomie contrôlée »280, visent à rationaliser le travail, à le rendre encore plus visible, à normaliser les procédures, à formaliser les méthodes d'analyse et d'interventions de l'homme sur la machine et des hommes entre eux.

Les démarches qualité s'emploient à dévoiler les pratiques employées, « dire ce que l’on fait », à faire « réfléchir à ce que l’on a dit », à les formaliser dans des manuels méthodologiques et à imposer ainsi des conduites de travail à tous les salariés de l'organisation, de la conception à l'exécution, des cols bleus aux cols blancs, en obtenant d’eux qu’ils « fassent ce qu’ils ont dit ».

Dans ce contexte, les cadres se trouvent alors dans une double contrainte, obéir aux référentiels méthodologiques, procédures qualité et autres manuels, et s'assurer que leurs subalternes en font de même. Peu d’entre eux contestent l'utilité de ces nouveaux moyens de travail. Certains pensent même qu’en identifiant ainsi les méthodes de travail, « ces outils permettent au moins de s'assurer que tout le monde parle de la même chose » (Yves, 34 ans, CDI, Chef de projet, Ingénieur généraliste, Industrie aérospatiale).

Parallèlement, de nouveaux espaces instrumentalisés sont mis en place. On installe des structures en plateau, pour permettre une meilleure circulation de l'information, dans lesquelles la transparence visuelle participe à la surveillance du travail. Parallèlement, la quasi-totalité des installations (dont bien sûr celle des cadres) sont informatisées et cela assure les possibilités de contrôle du travail. Elles visent ensemble à éloigner les ressources humaines des zones d'incertitude dans lesquelles elles pourraient se réfugier et protéger leur pouvoir281. Elles contribuent à rendre transparent l'ensemble des processus de travail. La technologie vient ici au secours des velléités de contrôle de la

280 Appay B. Individuel et collectif : questions posées à la sociologie des professions, l’autonomie contrôlée, GEDISST, 1993. 281 Crozier M., Le phénomène bureaucratique, Editions du Seuil, Paris, 1963.

direction. Les données informatiques alimentent sans cesse les tableaux de bord, et permettent de faire le point à n'importe quel moment du projet. Ainsi que le dit cet ingénieur chef de projet : « les contrôles sont tels qu'on ne peut pas tricher, ça se voit, avant on faisait des conneries, ça ne se voyait qu'à la fin, et encore» (Dominique, 49 ans, CDI, Chef de projet, BTS, Informatique).

Les technologies de l'information permettent aussi d'élargir l'espace de travail, et d'augmenter ainsi le temps de travail que les cadres offrent à leur entreprise. Ordinateurs portables, téléphones portables, sont autant d'outils qui déplacent le travail institutionnalisé dans l'entreprise, vers un travail « spontané » dans l'espace familial ou dans l'environnement social. Cette pratique de travail spontané n'a pas attendu l'apparition de ces techniques pour se développer. Bien avant cette pénétration technologique dans l'espace familial, de nombreux cadres parmi ceux que nous avons rencontrés en tout cas, portaient déjà chez eux « quelques dossiers à voir ou à revoir », comme leurs enfants portaient avec eux quelques devoirs à faire. La technologie a d'abord été un moyen de valorisation sociale : offert par l'entreprise, l'objet cristallise un lien d'appartenance pour devenir plus subrepticement un nouvel outil de contrôle et de dépendance. « Avec le portable, je préparais mes dossiers (…) tous les soirs, je rentrais mes activités et mes chiffres du jour et je consultais mon planning en ligne (…) Mon chef savait toujours où j’en étais» (Armelle, 41 ans, CDI, Cadre commercial, BAC, Industrie médicale)

Ensuite, l'outil d'évaluation permet à l’organisation de s'assurer de la fidélité de ses salariés, et de valider la confiance qu’elle leur accorde. La méthode d'évaluation par objectifs est introduite par des formations qui intronisent, justifient et légitiment, la stratégie managériale émergente. Alors, des analyses de postes sont entreprises, identifiant les compétences requises pour les occuper, puis conduisent les salariés à s'engager de manière irréversible vers les buts à atteindre en énumérant les méthodes utilisées. L'identification des modalités et des objectifs auxquels ils se sont associé est le plus rationnel et le plus incontournable moyen de les piloter, de les conditionner et de les sanctionner.

Enfin, dans le cadre d’un capitalisme qui se raidit, avec les nouvelles conditions de travail, le renouvellement de la confiance est sans cesse en question. Aujourd’hui, confiance et sanction fonctionnent de concert. Chaque salarié installé dans une relation de confiance, encouragé à l'autonomie et à la responsabilisation, est soumis simultanément à l'évaluation et aux contrôles de ses activités. Il en résulte une confiance éminemment provisoire qui se transforme en une méfiance diffuse, parce que

conditionnée par des résultats immédiatement visibles et une sanction qui peut à tout moment survenir.

Pour résumer cette partie consacrée aux mutations, on peut dire que du côté des entreprises, les valeurs, les normes et les règles qui conditionnent les réciprocités attendues des salariés ont changé. Plus de valeur pour l’actionnaire, moins de coût et de délai de production, plus de qualité, plus de coercition, plus de menaces de sanction, et moins de lignes hiérarchiques pour assurer le suivi de l’ensemble. Le tout est piloté par un mode de management qui tente d’euphémiser les contradictions et les tensions nées d’un rapport salarial qui bascule au profit quasi exclusif du capital. Cela bouleverse l’équilibre de la relation salariale de confiance pour les salariés en général, et accentue pour les cadres, la dynamique propre à la délégation différenciée.