• Aucun résultat trouvé

Des cadres déboussolés

3. Les cadres dans le management discursif : approche micro sociologique

3.6. Des cadres déboussolés

Le management « post rationnel » 292 a-il eu les effets escomptés, en particulier chez les cadres qui constituaient un instrument et une cible privilégiée ? Dans leur représentation, les entreprises se sont-elle trouvées grandies et avec elles, les objectifs qu’elles entendaient valoriser ? Surtout, qu’en est-il de la délégation, de la confiance, de l’implication, et comment les cadres que nous avons rencontrés nous en parlent-ils ? Cette question était centrale pour notre questionnement initial. Lors de nos entretiens, c'est dans la représentation de soi et de l’entreprise que les individus interpellés comme sujets assujettis à la logique capitalistique se constituent293. Lors de nos rencontres, les interviewés parlaient de la représentation qu’ils ont des autres, de leurs collègues et subalternes, de la direction et de l'entreprise surtout à laquelle, souvent, ils donnent vie en la personnifiant.

Premier constat : du coté des cadres techniques experts, producteurs (mais aussi de certains cadres managers), les cadres stratégiques dirigeants sont loin d'eux et la

292 Tixier P-E., « Légitimité et modes de domination dans les organisations », op.cit.

pauvreté de leurs propos en ce qui les concerne illustre cette distance entre eux et leur direction générale. « Ils sont obsédés et ils n’ont d’yeux que pour les actionnaires… C’est important, peut-être, mais il n’y pas que ça ! » (Alain, 58 ans, CDI, préretraité, Directeur de production, Ingénieur spécialiste, Pharmacie)

En prolongement, et concernant la définition de la politique de leur entreprise, ils estiment n’agir qu’à la marge294, sur des aspects techniques, mais pour la stratégie de développement et la stratégie financière, pas du tout295. Leur aspiration à partager le pouvoir de décision n’a pas été entendue et encore moins satisfaite296. « Avec les autres cadres, nous avons souhaité être associé à la stratégie de l’entreprise. En fait, on est encore autonome pour la gestion technique de nos services, de toute façon il [le PDG] n’y connaît rien ! Mais pour le reste, il nous a fait comprendre que cela ne nous regardait pas. C’était lui et les actionnaire » (Louise, 45 ans, CDI, Chef de service, Doctorat de pharmacie, Etablissement de soin privé).

Par ailleurs, plus grande, plus tentaculaire, plus internationale est l’entreprise, plus cette situation est accentuée. « La politique de l’entreprise ? Il faut être à direction générale et encore ce n’est pas sûr. On est une filiale américaine. Ça se décide là bas ! [aux Etats- Unis]» (Roger, 40 ans, CDI, Responsable de formation, DUT, Informatique). Les valeurs, les normes et les règles reconnues légitimes, et supposées partagées, si essentielles à la dynamisation de la délégation et de la relation de confiance, n’étant pas mises en débat, on assiste à une rupture idéologique entre les salariés cadres et leur direction.

Deuxième constat : souvent, le ressort de leur mobilisation est cassé. Et on entend : « Non,… le cœur n’y est plus ! » (François, 39 ans, CDI, Responsable qualité, Doctorat de médecine, Industrie pharmaceutique). L'émergence de logiques de plus en plus contraignantes avec une « technostructure tatillonne et inquisitrice » (Nadine, 38 ans, CDD, Radiothérapeute, Doctorat de chimie, Santé), et l’accélération du rythme de la

294 Le même constat est fait ailleurs : Cousin O., « Travail et autonomie », Karvar A, Rouban L( dir) , Les cadres au travail, les

nouvelles règles du jeu, op.cit, p 25.

295 De ce point de vue, on peut se rappeler les propos tenus, en 1967, par George Benguigui, concernant les cadres orientés vers le travail, la science, la technique, le développement économique et la communauté d’une manière générale. L’auteur constate que ces cadres « ne sont pas satisfaits des informations que les directions diffusent sur la gestion des entreprises. Ils semblent, mais à degré moindre, ne pas être satisfaits des informations concernant les investissements et la politique générale de leurs entreprises. (Benguigui G, « La professionnalisation des cadres dans l’industrie », op.cit, p 141). Une situation repérée aussi en 1968, par Colette Monteil-Tartanson, Jacqueline Gaulon et Roland Guillon qui soulignent l’existence de cadres supérieurs qui participent à la gestion de l’entreprise, mais estiment cette participation insuffisante et souhaitent une association plus grande aux décisions » (Monteil-Tartanson C., Gaulon J. et Guillon R., « Formes et projets de participation des cadres dans l’entreprise », op.cit, p 273).On a ainsi le sens de l’évolution sur près de 40 ans…

« machine infernale qui casse les gens !» (Alain, 38 ans, ingénieur spécialiste devenu indépendant), contribuent à rompre les liens d’identification qui lient les cadres à l'entreprise institution297. Après lui avoir beaucoup donné et beaucoup espéré, ces cadres sont déçus, désabusés et révoltés parfois, contre « une entreprise qui fait ça ! [Des licenciements]» (Roger, 40 ans, CDI, Responsable de formation, DUT, Informatique), « des licenciements quand les bénéfices ne sont pas dégueulasses !». (François, 39 ans, CDI, Responsable qualité, Doctorat de médecine, Pharmacie). Certains ont espéré et obtenu de « pouvoir bénéficier d’un plan social (…) j’en avais marre, c’est comme ça ! » (Lucien, 58ans, préretraite, Cadre informatique, formation interne, Pharmacie). D’autres attendent la retraite et courbent le dos. D'autres encore prennent des distances, cultivent leur jardin secret et s'y protègent. D'autres enfin espèrent l'émergence «de gens qui ont des idées géniales pour nous sortir de là ! » (Laurent, 52 ans, CDI, Directeur d’usine, Ingénieur spécialiste, Electronique).

Le management gestionnaire leur a demandé des efforts d’explicitation, de stimulation, d’implication et de diffusion. Ils y ont, pour nombre d’entre eux, consacré leur énergie et leur temps. Ils ont été parfois jusqu’au bout d’eux-mêmes et du supportable, avec des menaces qui secouaient certains dans tous les sens. Mais, aujourd’hui, force est de constater que « la coupe est pleine et la pilule ne passe plus » (Louise, 45 ans, CDI, Chef de service, Doctorat de pharmacie, Etablissement de soin privé). Et ce n’est pas tant le discours managérial lui-même qui est contesté, que les forces financières sous- jacentes qui l’ont stimulé.