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Les prémisses du salariat : quelques exemples

L’histoire du capitalisme et du libéralisme économique est d’abord étroitement liée au développement du capitalisme marchand. Parce que les états ne sont qu’embryonnaires et que les pouvoirs royaux sont entièrement occupés à des dominations territoriales, les marchands, libres de toutes contraintes institutionnelles qui pourraient encadrer leurs activités, occupent une place dominante dans cette économie nouvelle qui émerge. Entre

le XIème siècle et le XIIIème siècle, un proto-capitalisme s'esquisse. Les villes en sont les instruments59 et ils y jouent les premiers rôles. Ce capitalisme marchand se développe très tôt, nourri par une économie de marché qui s’anime entre les espaces du Nord (Bruges, la Hanse) et les villes Italiennes (Gènes, Pise et Venise). Cette période est marquée par une vivacité économique sans précédent. Elle se signale surtout par l’émergence d’une nouvelle condition sociale qui accompagnera désormais et durablement le développement du capitalisme : le salariat. Nous souhaitons donner ci- après quelques exemples anciens de son émergence.

Dès le XIIème siècle, à Venise, un système s'est mis en place qui offre tous les développements des relations entre le capital, le travail et l'Etat. La vie économique vénitienne dispose déjà de tous ses outils : les marchés, les boutiques, les magasins, les foires, l’hôtel des monnaies, l’arsenal, les flottes de navires, les changeurs et les banquiers, les gros marchands, les emprunts publics de la seigneurie, la bourse de Rialto, les assureurs, etc.60 Le navire vénitien est capitaliste d'entrée de jeu : lors de sa construction puis lors de son exploitation. Les uns financent, les autres travaillent. Il y a très vite divergence et complémentarité entre le capital et le travail. La réussite de Venise va de pair avec l’extraordinaire activité de sa flotte marchande. Et pour celle-ci, capitaux fixes et capitaux variables se mobilisent dans la perspective du profit. Les marchands armateurs apprêtent le navire et assurent les moyens nécessaires aux voyages, les prêteurs avancent les marchandises et le prolétariat de la mer s’active, par la vente de sa force de travail, à la réalisation du navire puis à ses déplacements au long cours.

Dès l’expansion du XIIIème siècle, en Allemagne, une forme de mobilisation au travail s’esquisse puis prend son essor dans toute l’Europe : c’est le Verlagssystem61. « Le marchand, maître des échanges, est le donneur de travail. Il avance à l’artisan la matière première et une partie de son salaire, le reste étant payé à la remise du produit fini »62. Ce système de travail à façon saisit tous les secteurs de la vie artisanale ainsi que les maîtres des corps de métiers qui deviennent souvent des salariés. Le marchand lui fournit la matière première qu’il a importée de loin et assure ensuite la vente à l’exportation des futaines, des draps de laine ou de soie. Dans le processus de

59 Braudel F., Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVème -XVIIIème siècle, Le temps du monde, Armand Colin, livre de poche, 1979, p101-102.

60 Braudel F. Le temps du monde, op.cit, page 148.

61 Le Putting out system en Angleterre, le travail à domicile ou à façon en France.

62 Braudel F., Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVème -XVIIIème siècle, Les jeux de l’échange, Armand Colin, livre de poche, 1979, p 372.

caractérisation du salariat, une première étape essentielle est franchie. Outil de production, matière première et rémunération du travail (capital fixe et capital circulant) engage une première séparation. Si l’artisan peut demeurer encore propriétaire de ses moyens de productions (le métier à tisser par exemple), il laisse au marchand le soin d’assurer la fourniture de la matière première, d’assumer l’avance de son salaire et de s’occuper de la vente des produits réalisés. Dans ce contexte, et pour trouver les meilleurs salaires, le marchand peut « jouer » l’artisan des villes contre l’artisan des campagnes, un réseau d’ateliers contre un autre, un travailleur contre un autre.

Aux Pays-Bas, en Belgique comme en Italie, dans toutes les villes, on trouve de même des drapiers qui achètent souvent eux-mêmes la laine et la font travailler par des artisans. Ce drapier est un capitaliste et les artisans ne sont que des salariés, fort nombreux dans les centres de l’industrie lainière. Ainsi, à Gand, on en compte 4000 sur une population totale de 50000 habitants63. La soumission «formelle » du travail telle que la nomme Karl Marx prépare les conditions de la soumission «réelle » qui s’achèvera dans le salariat64.

Aux XIIIème et XIVème siècles, en Italie, « autour de marchands et de familles se développent des organismes puissants, des compagnies au sens moderne du terme. Les plus célèbres et les plus connues ont été dirigées par d’illustres familles florentines : les Peruzzi, les Bardi, les Médicis (…). Ces véritables maisons commerciales demeurent fortement centralisées avec, à leur tête, un ou plusieurs marchands qui possèdent un ensemble de succursales, et sont représentées à l’extérieur du siège principal par des employés salariés. (… ) Dans une maison comme les Médicis, à côté de la maison mère de Florence, les filiales : Londres, Bruges, Genève, Lyon, Avignon, Milan, Venise, Rome régies par des directeurs (…) qui sont à la fois des employés salariés et des bailleurs de fonds à la tête d’une partie du capital »65.

Ailleurs et un peu plus tard, à la fin du XVème siècle, dans les mines d’Allemagne et d’Europe Centrale, un pas se franchit vers le capitalisme et vers le salariat qui l’accompagne. Pour les groupes d’artisans, pour les compagnons mineurs, tout allait bien tant que le minerai pouvait être atteint facilement au niveau du sol. Mais, du jour où l’exploitation obligea à pénétrer profondément, elle nécessita des creusements, la réalisation de longues galeries avec ses boisages, la construction et la mise en place d’appareils de levée au sommet des puits. Autant de travaux qui exigent des

63 Sée H., Les origines du capitalisme moderne, Ressources, Paris Genève, 1980, P 17. 64 Beaud M., Histoire du capitalisme de 1500 à nos jours, Editions du Seuil, 1990. 65 Le Goff J., Marchands et banquiers du Moyen-Âge, PUF, Paris, 1956 ; p 19-22.

financements conséquents. Cette mutation ouvrit grandes les portes à des associations de riches marchands qui, par la force de leurs capitaux, saisirent les mines, les entreprises industrielles d’exploitation et, du bout de leurs puissants réseaux transformèrent les compagnons de mineurs en prolétariat ouvrier66.

Au XVIIème siècle, l’essor d’Amsterdam et des grandes compagnies néerlandaises (en particulier les compagnies des indes orientales) marquent une nouvelle étape dans l’évolution du capitalisme et du salariat. Amsterdam est une foire gigantesque toute occupée à réunir, stocker, vendre et revendre les marchandises venues de partout. Fer de lance de ce développement, la VOC (Vereenigde Oost-Indische Compagnie) créée le 20 mars 1602, est une multinationale capitaliste avant l’heure. Son objectif ? « Dégager de ses opérations en Asie, le contingent de marchandises dont l’Europe a besoin ou plus exactement qu’elle acceptera de consommer ». Pour cela, elle réunit en un seul corps les compagnies antérieures (une fusion donc) afin de mettre fin aux voyages désordonnés par la constitution d’un monopole. Au départ, un capital de 6.5 millions de florins divisés en actions de 3000 florins. Du côté du capital, de gros marchands capitalistes (les Heerens XVIII) qui maîtrisent le capital et des actionnaires minoritaires qui réclament des comptes et des dividendes et ne peuvent récupérer leurs fonds autrement qu’en revendant leur action sur le marché boursier. A la tête de la compagnie, le président des Heerens XVIII, l’homme des gros marchands capitalistes, s’active au profit des gros marchands. Du côté du travail, au service de cette vaste entreprise d’appropriation de la production et du profit qui compte plus de cent soixante navires, des directeurs et une multitude de marins (8000 en 1697) d’employés et d’agents se mobilisent, auxquels se joignent des soldats qui s’activent, moyennant salaires, à faciliter et à protéger par la force, le développement de cette énorme affaire (vers 1788, la compagnie comptera 150000 personnes !)67.

Les travaux des historiens du capitalisme, et l’œuvre de Fernand Braudel en particulier, foisonnent d’exemples où, les conditions de productions et d’échanges se complexifiant, les exigences financières de la production et du commerce s’accroissent et les organisations du travail se transforment. L’économie de marché (la sphère de l’échange) et l’économie de production s’aliènent à la domination des marchands et des financiers et les artisans autonomes cèdent la place aux salariés prolétaires.

66 Braudel F., Les jeux de l’échange, op.cit, p 378-382.

67 Pour l’histoire de la VOC, sa grandeur et sa décadence : Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme,