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Des cadres managers dans le management gestionnaire

3. Les cadres dans le management discursif : approche micro sociologique

3.4. Des cadres managers dans le management gestionnaire

Nous l’avons souligné, en ce qui concerne les pratiques d'encadrement, le management a essayé de marquer une rupture avec les logiques conflictuelles qui ont caractérisé les organisations antérieures du travail287. Cette évolution a pu séduire nombre de cadres qui redoutent les relations marquées par les antagonismes et les luttes frontales, qui sont hésitants à donner de la voix dans la brutalité de rapports professionnels tendus, qui

287 On se souvient ici des travaux de Michel Crozier et de Bernard Pradier qui analysent, en 1961, la pratique du commandement dans six compagnies d’assurances. (Crozier M., Pradier B., « La pratique de commandement en milieu administratif », Sociologie

du travail, n° 1, 1961, p 40-52.) Les auteurs distinguent trois formes de commandement : les cadres « autoritaires » (30%) qui

utilisent la crainte comme moyen de commandement ; les cadres « libéraux » (38%) qui mettent l’accent sur le dialogue et la collaboration avec le personnel ; les cadres « laisser faire » (32%) qui ne prennent pas parti, tentent d’éviter les responsabilités et choisissent les solutions impersonnelles et peu compromettantes.

De notre point de vue, dans les décennies qui suivent les années 60, les cadres « autoritaires » s’effaceront au profit des cadres « libéraux ». Ces derniers s’imposeront avec le développement du management discursif, et « les programmes de formations de l’encadrement de subalternes (…) fondés sur le postulat que le libéralisme en matière de commandement, la bonne perception des attitudes des subordonnés et un comportement non directifs (…) donnent des meilleurs résultats que (…) l’application des règles disciplinaires (idem, p 51).

Mais, aujourd’hui, sous l’effet des contraintes financières et gestionnaires, les « cadres libéraux » peinent à maintenir leur posture. On assiste à un retour du management « autoritaire » (consensuel sur la forme, mais très coercitif sur le fond) et à un développement des cadres du « laisser faire » qui s’installent dans une posture d’indifférence résignée que nous présentons à la fin du chapitre 5. D’ailleurs, dans l’article de Michel Crozier et de Bernard Pradier, les cadres du « laisser faire » sont ceux d’une compagnie « dont la structure d’organisation est tout à fait confuse (…), l’autorité mal acceptée (…). Cette compagnie avait déjà été réorganisée à plusieurs reprises sans avoir pu encore trouver son équilibre » (idem, p 50). La situation de beaucoup d’entreprises aujourd’hui, restructurées sans cesse et soumises au bon vouloir de leurs actionnaires…

préfèrent trouver des solutions de compromis et arrondir les angles. « L'autorité se gagne par la parole, et le fait de savoir désamorcer les résistances et les tensions. On a peu de moyens de faire bouger les gens, le seul moyen c'est de les persuader en espérant que ça passe » (Simon, 52 ans, CDI, Responsable informatique, Bac, Formation interne, Transport public). Le cadre manager s'adapte, fait preuve de souplesse, favorise une politique du « donnant donnant »288, et tente de donner à ses subalternes une image consensuelle, pour diluer les dynamiques conflictuelles que sa position suggère. Il responsabilise, encourage, soutient. Il idéalise l'objectif, et survalorise chacun dans la place qu'il occupe « au coeur de l'organisation ».

De là, les aptitudes à l'encadrement, dans une période où le niveau de formation du personnel s'élève, sont logiquement orientées vers des qualités de leader auxquelles s'adjoignent celles de planificateur et de conciliateur. De là aussi, le clivage entre les cadres managers, les cadres experts et surtout les cadres producteurs prend tout son sens. Car l'expertise technique cède alors le pas à la capacité de communication. A un moment où les équipes de projets se multiplient, la personnalité du cadre, sa légitimité, son autorité sur les choses et ses capacités relationnelles comme connaissance des

rapports sociaux289, l'emportent sur ses connaissances scientifiques et techniques.

Paradoxalement, peu de cadres managers rencontrés signalent à notre intention des formations au management dont ils auraient bénéficié. Les séminaires auxquels nombre d’entre eux ont pu participer, constituent des formations mais ne sont pas toujours perçues comme telles. Et, quand ils parlent de leur pratique d'encadrement c’est sans toujours évoquer le terme du management, et en donnant simultanément à notre appétit de découverte, les ingrédients qui le constituent.

Les cadres managers seraient donc, de part leur formation et l'idéologie initiale qui les portent, un public privilégié et d'ores et déjà acquis à toutes pratiques par nature

consensuelles et raisonnables. Ils manipuleraient alors « instinctivement » les cotés les

plus participatifs, de ce jardin de discours.

Cependant, une grande contradiction les attend quand, en tant que délégués, ils sont interpellés pour devenir le bras armé de la direction290. Car la délégation le suppose : c'est à eux qu'il revient de lutter pour cette productivité accrue, de se débrouiller avec toutes les tensions que la recherche de la meilleur configuration productive entraîne.

288 Aubert N. et Gaulejac (de)V, Le coût de l'excellence, op.cit

289 Segal E., « Les compétences « relationnelles » en question », Les cahiers d’Evry, Centre Pierre Naville, Université d’Evry, Mai 2005.

Tant que le système, en apparence du moins, leur laissait une place privilégiée, les cadres managers s'accommodaient de cette situation, et leur collaboration au système semblait acquise. Mais lorsque la violence des rapports sociaux pénètre leur pratique professionnelle, leur malaise apparaît, leurs contradictions les trahissent et leur aliénation émerge, quand ils « prennent des décisions et agissent quotidiennement contre leurs profondes convictions »291.

Ainsi, parmi les moments significatifs de ces tensions et de l’aliénation qui surgissent, il y a celui où, délégué et mandaté par sa hiérarchie, le cadre manager doit annoncer ici, des réorganisations difficiles, là, des réductions d’effectifs douloureuses. Un de nos interlocuteurs (directeur de production) garde de ces moments une intense émotion et un traumatisme durable. « Le DRH m’a demandé de faire moi-même la liste (…) on a pas toujours des relations faciles (avec les subalternes) mais de là à couper les têtes, il y avait un monde (…) Je ne me faisais pas à cette idée (silence) ». A cet instant, nous devinions que les scènes repassaient dans sa tête. « Je n’arrivais plus à les regarder (…) J’ai fait la liste… c’était rationnel… j’ai décidé de m’entretenir avec chacun d’entre eux… expliquer… par honnêteté… l’un d’eux m’a fait une scène terrible… d’autres étaient silencieux… il y a eu un suicide… C’était terrible… Je ne souhaite ça à personne…». (Alain, 58 ans, CDI, préretraite, Directeur de production, Ingénieur spécialiste, industrie pharmaceutique).

Paradoxe du management et de la délégation : comment en effet, par fidélité envers l’entreprise, retrouver la confiance de ses subalternes, quand on a été celui qui a accepté d’être le bras armé qui les exécutent. On aurait pu laisser agir une bureaucratie anonyme ? Mais c’eut été alors nier la place et la légitimité du cadre manager dans l’organisation. Le cadre manager est condamné à relayer, dans une relation de confiance et de proximité, les bonnes et les mauvaises nouvelles. Cornélien !