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Délégation, pouvoir, autorité et encadrement : un monde de distinctions

3. Salariés délégués différenciés du capital

3.4. Délégation, pouvoir, autorité et encadrement : un monde de distinctions

Quels enseignements pour analyser la définition des cadres comme salariés délégués du capital ?

Dans une économie soumise au capital169 qui se développe dans la complexité, la délégation est rapidement devenue un instrument essentiel pour diffuser des contraintes et des exigences et pour la mise en cohérence de l’action capitaliste. Comme le souligne Paul Bouffartigue, « dans tous les pays industriels, le capital est contraint de reconnaître certaines formes d’autonomie à une fraction de la force de travail, du fait de son expertise technique, ou des responsabilités managériales qui lui sont déléguées »170. Ce processus s’est accéléré et intensifié avec la mutation du capitalisme lui-même. Selon Ralf Dahrendorf, « l’entreprise possédée et dirigée par un seul individu, voire une famille, a depuis longtemps cessé d’être le modèle le plus répandu de l’organisation économique »171. Le modèle de la société de capitaux aux origines différenciées, la société anonyme et ses formes juridiques particulières et spécifiques, que l’on peut découvrir dans le droit des sociétés en particulier172, tend à devenir un modèle dominant.

Les propriétaires du capital ne dirigent plus l’entreprise, mais ils délèguent leurs pouvoirs à des directeurs investis alors de la légitimité à gouverner l’entreprise. On pourrait objecter à cette thèse qu’il existe encore nombre d’entreprises qui sont dirigées par leur propriétaire, en particulier dans le paysage économique français. Cela est vrai et

169 Au sommet duquel domine depuis longtemps le capitalisme financier. 170 Bouffartigue P., Les cadres, fin d’une figure sociale, op.cit, p 51.

171 Dahrendorf R., Classes et conflits de classes dans la société industrielle, op.cit, p 43. 172 Cozian M., Viandier A, Deboissy F, Droit des sociétés, Litec, Paris, 1999.

certains travaux nous le rappellent173. En même temps, diriger seul une entreprise de taille conséquente s’avère toujours peu efficace. La délégation et la distribution de l’autorité sont toujours nécessaires. La division du travail traverse l’organisation de part en part, y compris en son sommet. Et la délégation différenciée est une de ces expressions singulières.

Avec la séparation de la propriété et du contrôle, les sociétés anonymes ont donné naissance à une nouvelle catégorie de dirigeants et de gestionnaires qui sont totalement différents de leurs prédécesseurs capitalistes174. Des capitalistes sans fonction ont engendré des fonctionnaires sans capital, les seconds assumant les fonctions abandonnées par les premiers. Les rôles de possédants et de dirigeants, initialement combinés dans la position capitaliste, se sont scindés en deux et répartis entre les positions d’actionnaires et de gérants175. Cette évolution qui mène de la propriété à son contrôle a entraîné consécutivement un changement dans la structure des positions et dans la répartition des rôles. La séparation de la propriété et du contrôle a impliqué un changement dans la structure des positions sociales et dans la répartition des personnes dans ces diverses positions sociales. On peut alors appréhender le processus de transition de l’entreprise capitaliste à l’entreprise par actions comme un processus de différenciation de rôles. On trouve ici évidemment la thèse de Max Weber et son analyse de la bureaucratie, particulièrement de la direction bureaucratique et, plus près de nous, celle de Chandler et son analyse de l’émergence des managers176.

Du point de vue de notre approche, cette répartition des rôles trouve dans la délégation son instrument de prédilection. C’est par la délégation que le capitalisme s’accomplit. Une délégation qui commence avec la séparation de la propriété et de la gestion, qui se prolonge dans des formes hiérarchisées et différenciées et qui traverse l’organisation de part en part.

Nous l’avons esquissé, disposer d’une délégation est une caractéristique commune à tous les cadres. La délégation constitue ainsi chez les cadres un instrument opérationnel et fonctionnel qui définit leur place spécifique dans les rapports sociaux de production. Cette délégation cristallise un pouvoir d’agir, une autorité sur autrui.

173 Pinçon M., Pinçon-Charlot M., Nouveaux patrons, nouvelles dynasties, Calman-Levy, 1999. 174 Dahrendorf R., Classes et conflits de classes dans la société industrielle, op.cit, p 44. 175 idem, p 45.

En même temps, pour les entreprises privées, et compte tenu de la contrainte des concours pour les entreprises publiques, la perspective de définir le cadre comme salarié délégué du capital (ou de l’Etat) souligne que c’est le propriétaire qui choisit ceux qui peuvent commander et ceux qui doivent obéir177. « Vous possédez l’autorité mais vous n’en êtes pas la source (...) votre autorité est strictement limitée par le cadre des tâches prescrites et le pouvoir dont vous disposez ne vous appartient pas (…) L’argent que vous maniez appartient à un autre (…) Vous êtes le serviteur des décisions, l’assistant de l’autorité, le suppôt de la direction »178.

En fait, les cadres sont dans une situation de délégation et de domination. Subordonnés aux entreprises ou aux institutions publiques (le contrat de travail salarié est déjà un contrat de subordination), ils doivent agir en cohérence avec les objectifs des sociétés de capitaux ou de l’Etat, et qui, via ses instances représentatives (conseil d’administration, direction générale) leurs délèguent par le truchement de mandats plus ou moins explicites, le pouvoir, l’autorité et les moyens des propriétaires.

Par ailleurs, la délégation et l’autorité qu’elle attribue autorisent un pouvoir sur les choix, mais elle contraint à une obligation à s’investir et à s’impliquer, et plus encore aujourd’hui, à une obligation de résultats. De là, la délégation apparaît comme une

attribution d’autorité et d’autonomie contrainte.

Que les cadres soient dans ce contexte dominés, aliénés et sous contrôle, ne laisse subsister aucun doute. Ils consentent à leur domination parce que « celle-ci leur apparaît comme un service que leur rendent les dominants, dont le pouvoir dès lors paraît si légitime qu’il semble aux dominés [pour nous ici les cadres] de leur devoir de servir ceux qui les servent »179. Et ce « devoir de servir ceux qui les servent » concerne les réciprocités attendues de la délégation. Que des cadres semblent ou se sentent moins dominés, moins aliénés et plus autonomes, trouvent son explication dans une conjoncture particulière et provisoire ou dans les jeux de rôles qu’ils offrent à notre regard. Car les cadres, salariés délégués du capital, sont sous la surveillance continue d’une chaîne de délégués supérieurs ou de mandants qui les observent. Leurs paroles et leurs actes semblent autonomes parce que, résultats d’une autosuggestion et d’une auto subordination qui les caractérisent, ils intègrent le plus souvent par anticipation les préoccupations et les exigences qui les dominent.

177 Mills Wright C, Les cols blancs, op.cit, p 116. 178 idem , p 101 et 102.

La délégation, accordée de manière plus ou moins provisoire selon le cadre juridique qui la supporte (mandat et/ou contrat de travail), est un instrument qui devient opérationnel dans des délégations implicites et explicites. Cette délégation est distribuée et accordée de manière différenciée et hiérarchisée, car les relations d’autorité impliquent la définition des personnes assujetties au contrôle et les domaines dans lesquels ce contrôle est admissible.

Ainsi, il y a lieu de prendre en compte la thèse de Ralf Dahrendorf selon laquelle la séparation entre la propriété et le contrôle constitue un fait structurant pour la compréhension de la société industrielle, de remplacer le critère de possession de la propriété privée effective (capital) par l’exercice de l’autorité (gestion)180, de reconnaître que de plus en plus d’employés ont été amenés à assumer des fonctions de direction »181. En même temps, il y a lieu aussi de souligner que la distribution différentielle de l’autorité182 consacre des fonctions de direction élargie pour certains, et étroite pour d’autre, autrement dit de délégation de pouvoir et d’autorité élargie pour certains et restreintes pour d’autres. La délégation est plurielle, le pouvoir est distinctif et la distribution de l’autorité est différentielle.

Par défaut, être cadre c’est disposer d’une délégation de fait, implicite, que l’intitulé du statut, les niveau I et II de l’échelle des cadres des décrets Parodi, le libellé du poste, les fiches de fonction et les contrats de travail signalent. Au-delà de la délégation de fait, la délégation de pouvoir, c'est-à-dire l’appartenance au niveau III de l’échelle des cadres, est une marque plus affirmée, qui classe ceux qui en disposent (chefs de projets, directeurs d’usine, directeurs de site, directeurs de la direction générale pour l’essentiel). Enfin, le mandat électif est la marque distinctive des gérants (SARL), des PDG (SA, SAS etc.) qui s’activent sous le contrôle et dans l’intérêt inaliénable des propriétaires183. Avec chaque délégation, un pouvoir et une autorité plus ou moins étendue s’obtiennent. Les élus du mandat électif règnent potentiellement sur l’étendue de l’organisation, disposant de la capacité à contrôler les activités des plus subtiles aux plus anodines. Les délégués de pouvoir dominent dans l’espace limité de leur division. Les autres cadres, c'est-à-dire l’essentiel d’entre eux, se contentent des attributs d’autorité et de pouvoir qui accompagnent des fonctions nécessairement limitées, et se contentent parfois de n’avoir à encadrer qu’eux-mêmes, ce que l’expression « management cellulaire » souligne. Et les uns et les autres, compte tenu des dispositions objectives et subjectives

180 Dahrendorf R., Classes et conflits de classes dans la société industrielle, op.cit, p 138. 181 Idem, p 198.

182 Idem, p 167.

identifiées par ceux qui délèguent, tendent à une situation d’auto suggestion et d’auto subordination.

Finalement, outre qu’elle soit le moyen le plus efficace pour le développement des organisations en général et du capitalisme en particulier, la délégation est simultanément un instrument de domination et de contrôle, et le moyen d’une distinction sociale dans les rapports sociaux de production qui partagent ceux qui en disposent et qui, de notre point de vue, signale dans ce groupe des différences essentielles entre les cadres

techniques, les cadres managers et les cadres stratégiques dirigeants.

Les cadres techniques se composent des cadres experts d’une part, et des cadres

producteurs d’autre part. Les premiers fournissent leurs expertises, transversalement

aux organisations et y compris des expertises commerciales. Les seconds sont occupés à concevoir, à produire et à vendre des biens et des services.

Les uns et les autres se définissent par leurs connaissances hautement spécialisées dans un domaine particulier. Cela concerne tous les domaines et tous les secteurs d’activité, toutes les disciplines scientifiques et tous les ingénieurs spécialisés.

Les cadres managers se caractérisent par leurs aptitudes à la gestion des ressources, à l’encadrement, au commandement, à l’animation et au management. Ils ont à donner et à mettre en oeuvre les normes, les règles et les sanctions par lesquelles s’effectuent les activités, à ordonner les actions à accomplir et à dynamiser leurs subalternes (cadres et non cadres). Dans ce sous-groupe, on peut distinguer une hiérarchie interne qui va du management simple (encadrement d’une équipe de quelques salariés non cadres, et sans délégation à nouveau), au management complexe (management d’une organisation complexe avec l’autorité sur une succession de cadres aux zones de délégations spécifiques).

Les cadres stratégiques dirigeants sont désignés pour définir, en relation avec les administrateurs et sous l’autorité du Directeur Général, la stratégie globale de l’entreprise. Attentifs aux attentes des actionnaires, et forces de proposition stratégique dans l’intérêt de la société de capitaux que l’entreprise sert, ils sont l’interface entre le capital et le travail. Ils s’activent à la définition des orientations et ont la responsabilité de les mettre en œuvre. Leur groupe est composé en sus du président directeur général, des directeurs des secteurs stratégiques et opérationnels qui conditionnent le

développement : la finance, la recherche, la production, les ressources humaines, la commercialisation184.

Evidemment entre ces trois sous-groupes, des zones « frontalières » existent qui constituent des sas à la promotion par l’évolution dans les délégations. Parce qu’il y a distribution différentielle du pouvoir et de l’autorité, la délégation, managériale ou stratégique, est devenue chez les cadres l’objet de la course à la carrière. C’est la réciprocité attendue de l’implication dans l’organisation et au travail, même si elle demeure, et quel que soit son niveau, provisoire. Dans ces conditions, la convoitise mobilise les énergies.

Cette spécificité du lien entre carrière et délégation, et le caractère précaire de cette dernière, sont mis en évidence en 1982 par Michel Bonnetti et Vincent De Gaulejac. Etudiant « l’articulation entre les projets de carrières des cadres et les politiques de gestion du personnel dans une entreprise multinationale qui passe pour avoir conçu une des formes les plus sophistiquées d’organisation du travail et sert de modèle, préfigurant ainsi le devenir du management moderne », les auteurs déclarent : «la distribution des cadres aux différents échelons hiérarchiques revêt un caractère décisif pour les propriétaires des moyens de production. Le fonctionnement de T.L.T.X [le nom de l’entreprise dans le texte cité] est conçu de telle manière que les dirigeants soient garants des intérêts des actionnaires et se reconnaissent dans les objectifs qu’ils ont à défendre. C’est à cette fin que sont organisées les politiques de carrière, de manière à la fois à sélectionner les plus aptes à assumer ces fonctions, et à rendre précaire leur situation en empêchant qu’aucun ne puissent s’approprier les parts de pouvoir qui s’y rapportent. Il ne s’agit là que d’une délégation de pouvoir à titre précaire, comme de nombreux managers en ont fait l’expérience. »185

La délégation impose donc des connivences et s’ouvre sur des distinctions186. Elle révèle depuis longtemps des postures différenciées en termes de délégation et d’allégeance (entre cosmopolitisme, localisme et utilitarisme187 ) qui se complexifient selon le type d’entreprise et d’organisation du travail188.

184 On pourrait ajouter à cette liste et selon les entreprises, les services techniques (généraux), l’informatique et la communication. 185 Bonetti M., Gaulejac (De) V. « Condamnés à réussir », op.cit, p 403 et 407.

186 Dagnaud M. et Mehl D., « Décideurs et sous élites : distance et connivence », Sociologie du Travail, n°2, 1985. 187 Durand M., « Professionnalisation et allégeance chez les cadres et les techniciens », op.cit, p 191-192. 188 Bouffartigue P. et Gadea C., Sociologie des cadres, op.cit, p 29-30.