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Démantèlement du modèle salarial fordien

6. De l’explosion des effectifs aux questions de délégation

1.2. Démantèlement du modèle salarial fordien

Avec une croissance en déclin et un capitalisme financier qui se réactive, le compromis socio productif fordien, organisé autour de la consommation de la production, d'un

230 Appay B., « Partage du travail et précarisation sociale », in Rapports sociaux de sexe, partage du travail et temps de travail, Actes des journées du GEDISST, 21 et 22 novembre 1994, Paris, GEDISST, CNRS, p 117.

rapport salarial particulier et de l'intervention de l'Etat, est donc remis en cause. Le contexte économique et social a été bouleversé. La demande évolue vers la différenciation et vers les services. Les échanges se sont mondialisés tant en ce qui concerne la circulation des marchandises, qu'en ce qui concerne le travail salarié lui- même. L'évolution des techniques a marqué son empreinte. La révolution informationnelle a transformé les rapports des hommes entre eux, leur rapport au temps et à l'espace. Elle a favorisé une analyse locale ou individualisée des résultats. Elle a élargit l'environnement des entreprises. L'économie s'est financiarisée massivement, et la pression du capital s'est accentuée. Tous ces facteurs ont rendu caduque le modèle productif fordien. Une rupture s'est installée et un nouveau modèle en émerge232.

Tous les caractères du système socio productif sont transformés, et en particulier ceux qui constituaient la base du compromis social233. La rupture s'accompagne d'une remise en cause de l'intervention régulatrice de l'Etat, et surtout du modèle salarial moderne tel que nous l'avons analysé précédemment. L'incertitude, la précarité même234 sont de retour et l'examen des transformations de la situation salariale permet de mesurer l'ampleur des bouleversements présents et à venir.

La nouvelle stratégie du capital et de ses gestionnaires consiste à introduire dans l'économie et dans le travail une souplesse extrême susceptible d'ajuster instantanément la production sur la consommation, en sauvegardant les intérêts du capital investi. A la généralisation du flux tendu de la production, prolongement de la chasse perpétuelle au temps mort235, correspond le flux tendu du travail humain stimulé par la chasse aux coûts du travail non productif. Quand l'activité économique s'affaisse, des moyens d'aligner le travail salarié sur ce ralentissement sont sollicités. Cette souplesse plus généralement qualifiée de flexibilité entraîne une précarisation du travail, dans la mesure où elle s'accompagne d'une velléité du capital de déconstruire les compromis cristallisés dans le droit du travail et dans le droit conventionnel, de réduire le rôle régulateur de l'Etat, pour retrouver un rapport capital/travail plus favorable à ses intérêts.

Ainsi, en ce qui concerne la permanence de l'emploi, les nouveaux mots d'ordre se multiplient pour limiter le nombre d'engagements contractuels à long terme. Cette politique vise à aligner l'effectif de salariés sur les variations de l'activité économique.

232 Boyer R. et Durand J-P, L'après fordisme, op.cit.

233 Perret B., L'avenir du travail, les démocraties face au chômage, Seuil, 1995.

234 Paugam S., Le salarié de la précarité, Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, PUF, 2000.

235 Durand J-P., « Nouveau modèle productif et implication contrainte en France », The globalization of the production and

Ces choix stratégiques favorisent la multiplication des emplois à durée déterminée (y compris dans la fonction publique), et offrent aux agences intérimaires les chemins pour des croissances vertigineuses.

Par ailleurs, le temps partiel, l’annualisation du temps de travail sont aussi des moyens de flexibilité et de souplesse, sollicités puis mis en place par le patronat, encouragés par les pouvoirs publics pour accorder le marché de l'emploi sur l'exigence économique, permettre aux entreprises de trouver de nouvelles bases organisationnelles et de se synchroniser sur une activité irrégulière. Les effets de cette nouvelle organisation de la durée de travail ne sont pas négligeables. Le temps partiel déclenche des difficultés d'intégration professionnelle, et l'annualisation du temps de travail est une porte ouverte à une désynchronisation des temps sociaux. Mais ces conséquences connues restent au second plan par rapport à la reconquête du profit, à la quête incessante d'une croissance diversifiée qu'il faut trouver à tout prix et à l'inquiétude d'un chômage qui risque à tout moment de provoquer une explosion sociale.

A côté de ces moyens de flexibiliser le temps de travail des salariés, on assiste aussi à trois tentatives convergentes qui visent à atteindre les garanties statutaires du salariat. La première est initialisée par l'Etat et les collectivités publiques qui multiplient les embauches hors statut dans la fonction publique, allant même jusqu'à favoriser la multiplication infinie de contrats de travail à durée déterminée, que le droit du travail n'autorise pas236.

Ainsi que le montrent des études récentes, même l’Etat et les collectivités territoriales ont largement contribué à cette restructuration de l’emploi. Cela relativise les affirmations souvent véhiculées, selon lesquelles la fonction publique protège durablement tous ses salariés et leur offre à tous des perspectives d’évolution, lentes, mais garanties. Les chiffres montrent une autre image de la situation. Tant dans la fonction publique d’Etat que dans les collectivités territoriales, les non titulaires sont nombreux. Ceux-ci, non seulement peuvent être facilement remerciés, mais ils ont des perspectives de carrières et des rémunérations à part, souvent immobiles, là où ils ont été recrutés, comme par exemple les contractuels des rectorats dans l’enseignement supérieur.

L’INSEE a d’ailleurs clairement identifié le phénomène : « certains établissements publics embauchent de plus en plus de non titulaires (…) Hors emplois aidés, les

établissements publics administratifs de droit public ont recruté 7 000 personnes (+ 4 %), principalement dans les CROUS et les universités, essentiellement des non titulaires »237 .

Tableau 23

Les agents de l'Etat selon les statuts (hors emploi aidés)

Effectifs % Titulaires civils 2 043 169 66,98% Militaires 324 782 10,65% Non titulaires 682 257 22,37% TOTAL 3 050 208 100,00% Catégorie statutaire A 1 302 375 42,70% B 773 202 25,35% C 942 503 30,90% Inconnue 32 128 1,05% Total 3 050 208 100,00%

Source : Annelise Robert et Dominique Quarré, « Les agents de l’État au 31 décembre 2002 », Insee Première, n° 987, Septembre 2004.

Source : Fichiers de paie des agents de l'État, Insee

Cette situation est encore plus marquée dans les effectifs des collectivités territoriales, avec des taux de non titulaires qui approchent le tiers des effectifs.

Tableau 24

Part des titulaires et non titulaires dans les effectifs des collectivités territoriales

Organismes effectif 2002 % titulaire %non titulaire Régionaux et départementaux 279 286 73% 27%

Communaux et intercommunaux 1 229 293 74% 26%

Autres 64 928 40% 60%

Source : Enquête sur les Personnels des Collectivités Territoriales et des Etablissements Publics Locaux, Insee

Les cadres sont-ils épargnés par cette restructuration de l’emploi public ? Rien n’est moins sûr. Ainsi, selon un article consacré aux salaires des agents de l’Etat en 2002238 s’appuyant sur les fichiers de paie 2001 et 2002 des agents de l’Etat, l’effectif « cadre » (la catégorie A composée des personnels administratifs et techniques et des enseignants) était en 2002 de 946500. Parmi eux, les titulaires de catégorie A étaient au nombre de

237 Robert A. et Quarré D., « Les agents de l’État au 31 décembre 2002 », Insee Première, n° 987, Septembre 2004. 238 Dhune M., Quarré D., « Les salaires des agents de l’Etat », op.cit

824700. Par différence, les non titulaires (contractuels) seraient donc au nombre de 121800 et représenteraient 8,71% de l’ensemble de la catégorie analysée.

D’ailleurs, selon les données fournies par la DARES239, dans la fonction publique catégorie A (Etat et Collectivités territoriales), il convient désormais de distinguer ceux qui sont titulaires de leur poste (81.20%), ceux qui disposent d’un CDI (14.20%) et ceux qui sont en contrat à durée déterminée, CDD, intérim et autres (4.70%). Les deux derniers groupes sont évidemment suspendus au bon vouloir de leur administration240. La deuxième initiative est menée par la partie la plus libérale du monde politique qui réclame une déréglementation du droit du travail, c'est-à-dire la fin du statut qui garantit les conditions de l'exercice salarial.

La troisième entreprise vise à substituer progressivement le droit commercial au droit du travail : une tendance à « décrocher » les cadres du droit du travail pour leur proposer des règles qui sont celles du droit commercial. Le forfait cadre, les contrats par objectifs, l'évolution des liens de subordination, les externalisations et l'encouragement au travail indépendant sont autant de moyens et de sollicitations mis en oeuvre à cette fin.

Parallèlement et depuis le début des années 80, on assiste à une remise en cause progressive des modalités de calcul du revenu salarial. « L'une des transformations radicales de ces deux décennies... réside dans la fin des négociations salariales centralisées, et dans l'accroissement de la part individuelle du salaire »241. La part variable et individualisée du salaire tend progressivement à se généraliser. D'abord expérimenté dans les secteurs commerciaux, ce mode de rémunération tend à se diffuser dans tous les secteurs, et à tous les niveaux de l'organisation. La rétribution est désormais conditionnée par l'engagement au travail, par l'implication, par l'obéissance aux normes, par les résultats obtenus, bref, par la loyauté et par le dévouement.

La localisation spatiale a éclaté sous l'effet de changements dans le modèle productif, transformations dues à la fois à des facteurs exogènes et endogènes. L'entreprise n'est plus une et indivisible. Sous l'effet des transformations organisationnelles, dynamisées par la financiarisation, on a assisté à une disparition du modèle intégrateur, au profit

239 Familles professionnelles, vingt ans de métiers, portraits statistiques 1982-2002, op.cit.

240 Ainsi que nous pourrons le constater avec l’un de nos interviewés qui, ingénieur dans une commune de l’Essonne en CDD renouvelé 8 années de suite, s’est vu du jour au lendemain « débarqué », arrivant sur son lieu de travail le matin, remarquant que sa plaque avait été enlevée de la porte de son bureau, trouvant sa secrétaire en pleurs et ses affaires personnelles à sa disposition dans un carton qui l’attendait. Ce qui le sauvera finalement sera d’être reçu, une année plus tard, à un concours de la fonction publique… 241 Durand J-P., « Entreprises : mais comment peut-on encore parler de lutte des classes ? » L'homme et la Société, 1995.

d'une organisation en myriades, faites de composantes interdépendantes situées à la périphérie de l'organisation centrale. La production n'est plus seulement le résultat du donneur d'ordre. Elle résulte aussi des activités réalisées par des entreprises en amont, positionnées en cascade. Cette modification transforme fondamentalement les rapports que les salariés entretenaient entre eux. Hier les services coopéraient. Aujourd'hui, par le jeu des externalisations ou des réorganisations internes, la concurrence est de règle, exacerbée par la pression et la menace du chômage.

Dans ce cadre concurrentiel nouveau, l'étanchéité relative de l'espace travail par rapport aux espaces sociaux et familiaux, qui caractérisait le modèle productif fordien, est mise à mal. Les salariés sont sollicités pour s'impliquer au delà de la durée et de l'espace formel du travail. Nous ne sommes pas seulement passés de l'entreprise organisation à l'entreprise institution242. Le travail est aussi sorti de l'entreprise, de la sphère spécifique qui le contenait. Désormais, il n'a plus d'espace propre et la relation salariale n'est plus seulement exercée dans le strict cadre physique de l'entreprise. Les technologies nouvelles de la bureautique et de l'informatique lui ont permis de se libérer des entraves et des contraintes de l'espace fini. Il pénètre indifféremment la vie sociale et la vie familiale. Il circule dans tous les interstices de la vie quotidienne, de la voiture au jardin, de la chambre à coucher au salon, tous ces espaces privés étant désormais équipés de la téléphonie la plus sophistiquée

Enfin, l'organisation hiérarchisée et bureaucratique est transformée par la dynamique d'intégration fonctionnelle qui stimule une organisation à la fois verticale et horizontale. Désormais, la production est une affaire de réseaux qui se construisent à partir d'un projet. Les salariés travaillent en équipes de projet. Dans cette dynamique, la subordination salariale hiérarchique s'efface parfois pour faire place à une subordination multiple. Le salarié est simultanément subordonné à son supérieur hiérarchique et à tous les responsables fonctionnels concernés par le projet.

La relation salariale autoritaire cède le pas à l'implication contrainte243, fruit de l'hétérosuggestion générée par le flux, le poids de l'influence des collègues et les nécessités de produire à tout prix. Cette hétérosuggestion aboutit à une forme d'auto subordination, le salarié acceptant, pour conserver son travail, les nouvelles conditions ainsi créées.

242 Sainsaulieu R., L'entreprise une affaire de société, Presse de la fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1990 243 Durand J-P., La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, op.cit.

Pour résumer la dynamique à l'œuvre dans ce nouveau modèle socio productif générateur à notre sens d’une grande instabilité pour les salariés, on peut prendre appui sur un avis de l'OCDE qui recommandait dans une étude sur l'emploi, « un accroissement de la flexibilité du temps de travail, à court terme et sur toute la durée de la vie, dans le cadre de contrats conclus de gré à gré entre employeurs et travailleurs... » et plus loin, « Aussi faut-il, tant dans le secteur public que dans le secteur privé, mettre en oeuvre des politiques propres à accroître la flexibilité des salaires, (...) introduire des clauses de renégociation qui permettent de renégocier à un niveau inférieur des conventions collectives conclues à un niveau supérieur. » 244

L'essentiel est une tendance à des contrats de travail conclus de gré à gré, d'où disparaîtraient toutes les dimensions sociales, un modèle socio productif exclusivement préoccupé par les résultats économiques des sociétés de capitaux.

Quand les conditions économiques se modifient, quand les actionnaires s’activent et sollicitent des profits, quand la demande des consommateurs se transforme, se réduit ou/et devient plus exigeante, quand des concurrences (mais aussi des opportunités) nouvelles apparaissent avec la mondialisation des échanges, le système économique et social constitué d'éléments notablement dépendants de l'économie, se transforme. Il est remis en cause par une crise qui se révèle être changement structurel. Les synergies et les cohérences qui le stabilisaient éclatent et annonce une nouvelle donne.

Si le modèle socio-productif fordien était un exemple de stabilité, l'évolution actuelle est l'illustration d'un éclatement de toutes ses composantes anciennes. La tendance actuelle est à l'instabilité et tous les éléments de la condition salariale en sont affectés.

Comme dans le modèle socio productif fordien, les trois sous-systèmes économique, réglementaire, technique et organisationnel, sont toujours interdépendants et c'est toujours l'économie capitaliste qui impose ses catégories, sa suprématie, qui détermine en première instance l'agencement des autres. Lorsque les priorités sont fixées pour promouvoir le profit, les moyens de souplesse dans l'usage de la force de travail (permanence et durée) et d'organisation de la production sont modifiés et les instruments réglementaires sont sollicités pour cristalliser de nouvelles normes collectives. En même temps, les discours des dirigeants économiques ou politiques, relayés par les médias, se multiplient. Ils tendent à transformer la mentalité des salariés, leur représentation et leur compréhension de la situation, à justifier l'inéluctabilité de ces processus, et à légitimer les bouleversements à venir.

Pour l'évolution du salariat, on peut facilement entrevoir deux zones salariales extrêmes : l'une qui illustre la situation d'un noyau dur de salariés qui bénéficierait encore des garanties anciennes, mais probablement rénovées, et garderait ainsi une situation salariale relativement stabilisée.

L'autre illustre les multiples possibilités pour permettre au système capitaliste d'atteindre à un maximum de flexibilité. Les combinaisons sont nombreuses qui tracent les chemins d’une nouvelle condition salariale.

La tendance actuelle est à l'évidence riche en combinaisons innovantes. Elle permet au capital de transférer ses exigences sur le travail salarié.

On assiste d'une part à une précarisation des structures productives et à une lente précarisation salariale (développement du chômage de masse, précarisation des statuts, fragilisation des entreprises et de la sous-traitance) caractéristiques d'une précarisation économique, d'autre part à une transformation des systèmes législatifs liés au droit du travail, au droit des entreprises et aux situations hors travail caractéristiques d'une précarisation de la protection sociale245. Ces dynamiques multiples, articulées et interdépendantes, conduisent à un « salariat en friches »246, à une précarisation sociale, résultat d'une double institutionnalisation de l'instabilité.

C'est dans ce contexte qu'émergent les débats sur l'incertitude d'une économie désormais mondialisée, que les peurs ancestrales resurgissent quand les tenants de l'ultra libéralisme, héritiers de la pensée physiocratique sollicitent la déréglementation et le retour d'un Etat minimum, que se multiplient aussi les appels à la réévaluation du politique247 ou à une véritable philosophie politique248.

245 Appay B., « Précarisation sociale et restructurations productives », in Précarisation sociale, travail et santé, sous la direction de Béatrice Appay et de Annie Thébaud-Mony, IRESCO, 1997.

246 Boutillier S., Chanteau J-P., Coppin O., et alii, Le salariat en friches, Cahiers d’économie de l’innovation n°10, L’Harmattan, Paris, 1999.

247 Perret B., L'avenir du travail, les démocraties faces au chômage, op.cit. 248 Méda D., Le travail, une valeur en voie de disparition, op.cit.