• Aucun résultat trouvé

De la « grande messe » aux « grandes manœuvres»

3. Les cadres dans le management discursif : approche micro sociologique

3.2. De la « grande messe » aux « grandes manœuvres»

L'histoire commence toujours par une grande messe. À bien des égards, celle-ci ressemble aux assemblées générales des actionnaires des sociétés de capitaux cotées sur les marchés financiers. Mêmes espaces de violence symbolique (organisation de territoires de domination et de suggestion), mêmes outils de communication

(sonorisation sophistiquée avec musique douce introductive, grand écran et cadrage pour se parler les yeux dans les yeux…)

A un moment donné ou à un autre, le pouvoir, le plus souvent le mandataire (les cadres stratégiques dirigeants), sort de sa tour d'ivoire, descend du centre de commandement, monte sur l’estrade, et vient parler à ses troupes : les cadres managers et les cadres experts producteurs. Sans symboles et sans rites, il n’y a pas de points d’identification à la communauté, et peu d’espoir de maintenir cohésive l’organisation. « Les symboles reposent sur l’utilisation de certains signes distinctifs censés renforcer le sentiment d’appartenance à l’entreprise : style vestimentaire, utilisation de logos, drapeaux et autres badges. Ces symboles sont censés permettre une appropriation du mythe fondateur. L’objectif d’un tel dispositif est de favoriser l’identification des salariés à un lieu communautaire en lutte contre un environnement hostile, le travail commun de l’ensemble permettant la survie de chacun. L’entreprise devient un espace de bricolage idéologique où les experts en management sont sommés de dégager et d’alimenter la culture qu’ils donnent à lire comme consensuelle»282 .

Ces grandes messes servent d’abord à procéder à des intronisations. « Quand je suis arrivée la première année, je suis allée à une semaine réservée aux nouveaux. Ils m’ont payé le voyage à Las Vegas… On venait de partout, vous vous rendez compte !… Pendant quatre jours, c’était complètement dingue ! Les discours, les dirigeants, les meilleurs éléments, presque une secte quoi ! (Armelle, 41 ans, CDI, Cadre commercial, BAC, Industrie médicale).

Ces rencontres peuvent être renouvelées pour revitaliser les troupes. « Le discours était toujours le même : les contraintes du marché imposaient une diminution des coûts, une qualité irréprochable, une excellente productivité etc. donc une nouvelle organisation. Chacun devait prendre sa part du fardeau !» (Roger, 40 ans, CDI, Responsable de formation, DUT, Informatique). Dans tous les cas, le management recommence ses discours et ses rituels, pour transformer les cadres réunis en militants d'une ère nouvelle. A ce stade, les esquisses se dessinent, les grandes lignes apparaissent. On parle nature des activités, recentrage sur le métier ou élargissement sur d'autres marchés, objectifs, nouvelles répartitions des attributions, nouveaux rapports de pouvoir. « Nous, les cadres d’en bas, dans la salle, on écoutait les cadres dirigeants d’en haut, ceux qui sont sur l'estrade, verre d'eau à portée de main et micro à portée de la bouche ! ». Le pouvoir a ses marques de reconnaissance. Et, « il ne viendrait pas à l'idée de demander quelques explications complémentaires à ceux qui sont en haut, histoire de dire qu'on n’a pas tout compris ou, pire encore, de déclarer publiquement notre désaccord avec la direction

générale » (Jacques, 48 ans, CDI, Directeur d'agence, DUT, Banque). De fait, les cadres réunis sont trop contents d'être là, de faire partie de ceux qui sont mis dans une pseudo confidence. Et si toutefois certains d'entre eux réagissent, c'est en silence. C'est dans ces moments solennels où la direction générale se montre réunie et apparemment cohérente, que les cadres sentent le poids de leur situation de délégués différenciés, de subalternes aliénés, dans une relation de travail salarié sur lequel ils ont une influence de plus en plus réduite.

Les exigences économiques, portées par les occupants des premières places de la délégation, ont mis leurs empreintes sur les exigences organisationnelles, et conditionné leurs logiques. Car, avant tout, sous couvert de participation, et avec la force de ses discours, le management « cherche à articuler rentabilité et sentiment de loyauté et d’adhésion »283. Dans cette relation déterminante, les cadres sont des exécutants contraints et une fois la messe terminée, il faut se mettre au travail.

L'état major des cadres stratégiques dirigeants (direction générale, technique, administrative, financière, commerciale, humaine), déploie ses troupes pour une nouvelle campagne. A chaque niveau hiérarchique, les objectifs sont fixés, traduits en objectifs opérationnels et répercutés au niveau inférieur.

Ici commence un espace d'autonomie relative et limitée pour les cadres managers,

experts et producteurs. Le chef de projet entouré de son équipe, micro entreprise dans

l'entreprise284, engage les grandes manœuvres. Pour répondre aux cahiers des charges des contrats qui cristallisent les promesses qui seront faites aux clients, ils consultent les partenaires, dans l'entreprise ou à l'extérieur. Le contrat obtenu, les coûts conditionnent les budgets, les délais, le temps imparti, la qualité et le niveau d'exigence technologique. Les tableaux de bord s'allument. La puissante mécanique se met en marche et rien ne pourra désormais l'arrêter. Recherche, développement, production, tests et distribution sont autant d'étapes qui se succèdent, pour atteindre le résultat tant attendu : la satisfaction d'un challenge tenu pour les cadres, la satisfaction d'une commande honorée pour le client, et surtout des résultats financiers pour les actionnaires.

L’histoire peut paraître simple et aller de soi. Et pourtant, que d'obstacles et que de stress en perspective pour les cadres que nous avons rencontrés. Ils ont voulu « l'affaire » et ils l'ont eu : mais à quel prix ! Car coût, délai et qualité ne sont pas des exigences faciles à tenir dans le même projet.

283 Idem, p 624.

284 Dans l'une des situations étudiées, l'entreprise s'est scindée en satellites (Strategy business unit et Technical business unit) qui travaillent en totale autonomie les uns par rapport aux autres.

En effet, plus le temps s'écoule et plus les difficultés se multiplient. La liberté de manoeuvre se rétrécit, cependant que de nouvelles contraintes imprévues apparaissent, avec de nouveaux paramètres à gérer. « Et cela sans même tenir compte des accidents ou des erreurs toujours possibles » (Dominique, 49 ans, CDI, Chef de projet, BTS, Informatique).

Dans ce contexte, le management que nous avons souvent rencontré dans nos entretiens repose sur l'idée d'une extrême réactivité des unités de travail entre elles. Il en résulte la montée en puissance du stress qui conditionne les cadres, et les maintient ainsi concentrés jusqu'à l'aboutissement du projet final.