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Des cadres encadrés par le management gestionnaire

3. Les cadres dans le management discursif : approche micro sociologique

3.3. Des cadres encadrés par le management gestionnaire

Le management est un dispositif particulier de direction, qui assujettit les encadrés comme les encadrants. Cette nouvelle technologie qui se diffuse concerne aussi bien les activités d’encadrement que l'exécution, et induit des transformations sur le fonctionnement interne de l'entreprise. Au delà donc des relations cadres managers/ subalternes que les premiers tentent de gérer par le consensus, ainsi que nous le verrons plus loin, le management est aussi un dispositif qui s'adresse aux cadres, et qui vise à les dynamiser et à les contrôler.

En se posant comme une technologie novatrice et pacificatrice dans l'entreprise, le management tente ainsi de transformer les rapports de pouvoir entre les cadres stratégiques des directions générales et les strates intermédiaires de l'organisation (les cadres managers, experts et producteurs).

Sous couvert de processus participatif, le management a révélé les pratiques des cadres, et a entrepris une formalisation de celles-ci. Les groupes de projet, d'objectifs ou de progrès, sont autant de manières de les conduire et de les solliciter. Le poids de la direction générale s'est allégé en se répartissant sur divers rituels à caractère collectif et « sacré ». Par des jeux de manipulations discursives, les exigences de l'organisation sont définies et cooptées par les groupes de travail. Dans ces espaces, les cadres participent à définir et à analyser les contraintes qui mènent de l'intention à l'action, et se retrouvent nécessairement pris dans les exigences que révèlent leurs propres conclusions.

Le management réveille un taylorisme originel consensuel en infléchissant les rapports du travail dans le sens du compromis, et se prolonge en introduisant dans le travail des cadres une tentative de rationalisation. L'un de nos interviewés illustre ce processus de

participation / rationalisation : « on a discuté de nos activités, de la manière de les améliorer (…) Au final, on a tronçonné notre travail, on l'a découpé, on n'a plus de liberté, tous nos actes sont normalisés (…) On s’est retrouvé avec un référentiel méthodologique : un gros ouvrage de 5 volumes, une espèce de gros pense-bête qui dit comment s'y prendre, et dans quel ordre » (Louis, 65 ans, retraite, Chef de projet, Ingénieur spécialiste, Electronique).

Mais le management participatif peut aussi se révéler comme un moyen de mobilisation / évaluation individualisé. La direction par objectifs285, et les entretiens d'évaluation par objectifs qui la cristallisent, sont l'illustration de cette pratique où le cadre producteur en particulier définit, sous l'influence de son supérieur, le cadre manager, les objectifs qu’il entend poursuivre, et les moyens qu’il envisage de mettre en œuvre. Ce dernier subissant le même sort avec son n+1.

Tout ce qui peut constituer l’activité est ainsi esquissé, précisé et contrôlé, dans une boucle qui va de la projection à la réalisation, pour repartir à nouveau dans une nouvelle phase : objectifs fixés, quantité et qualité des résultats obtenus, et entre les deux, comportement au travail, savoir-être, qualité relationnelle, capacité d’animation, contribution à l’amélioration286.

Par ce processus, le cadre s’engage simultanément à une obligation de moyens et de résultats, souvent encouragé au regard de son potentiel à « ne pas sous-estimer ses capacités », c'est-à-dire parfois, « à risquer de surestimer ses possibles ». Ainsi, le cadre définit la taille et la nature de la chaîne avec laquelle il accepte de marcher. Si cela semble si facile, c’est que la relation apparaît tranquille, valorisante même, sous couvert de la responsabilisation. Le management réussit ici sa plus ingénieuse tentative d'asservissement. En stimulant la confiance du cadre dans sa hiérarchie et dans ses capacités, en le responsabilisant, il lui impose la liberté de se surveiller tout seul, et fait ainsi l’économie d'un geôlier. Le cadre voudrait-il en cours de route se délivrer ? Le management l'en dissuade : les transparences favorisent la diffusion de l'information et permettent de contrôler son activité. Les relations contractuelles, qu'il a participé à

285 La question du management des années 60 aux années 90, dans laquelle prend place la direction par objectifs, est largement traitée par Boltanski et Chiapello. (Boltanski L, Chiapello E, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999). De leur analyse de la littérature de management il ressort, dès les années 60, une forte insatisfaction des cadres. « Ils aspirent à partager le pouvoir de décision, à être plus autonomes, à comprendre les politiques de la direction, à être informé de la marche des affaires » (p 103) et des solutions qui se nomment « décentralisation, méritocratie et directions par objectifs » et, pour chaque cadre, une autonomie bien encadrée « le cadre sera désormais jugé sur la réalisation de ces objectif » ( p 105). Tout cela afin de « sonner le glas de l’arbitraire dans le management des hommes » (p 106).

286 Livian J-Y., Tessier N., « L’évaluation vue par les cadres », in Karvar A., Rouban L. (dir) , Les cadres au travail, les nouvelles

construire le tiennent, conditionnent ses actes et, il le sait, sa progression éventuelle dans l'organisation.

Les cadres managers, experts et producteurs, sont pris par cette magie et ce jeu d'illusion. Il y a là quelque chose de rationnel qui leur ressemble et qui les rassure. En même temps ils sentent que quelque chose leur échappe. Le poids des contraintes les désoriente et les déstabilise. Les règles ont insidieusement changé, et ce new deal a pris pour eux le chemin d'une nouvelle aliénation. Délégués et aliénés par l’entreprise à laquelle ils s’étaient donnés sans réserve, ils sont aujourd'hui privés de la possibilité de s'y mouvoir librement. La charge d'un rôle réglementé et contrôlé, les conséquences de la distribution différentielle de l’autorité émergent peu à peu, et tout cela réduit les espaces si savoureux de l'improvisation : « avec tout ça, moi en en tout cas, ça ne me fait plus b… » (Jacques, 48 ans, CDI, Directeur d'agence, DUT, Banque). Les moyens techniques de l'organisation, cristallisés dans des réglementations et des pratiques formelles se multiplient et se combinent, pour unifier cette troupe en unités opérationnelles pseudo autonomes et taylorisées.