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Appréhender quelques conditions de travail des cadres

5.1. Des durées et des lieux de travail spécifiques

La durée du travail constitue depuis longtemps une spécificité pour les cadres dans leur ensemble. Cela est vrai, tant dans les enquêtes sur leur temps de travail menées, par l’INSEE, que pour des études menées par l’APEC.

Ainsi, selon le tableau de l’enquête emploi 2002 ci-dessous, hors chefs d’entreprises et professions libérales (qui sont dans des situations spécifiques au regard du temps de travail), les cadres déclarent pour 35,23% d’entre eux travailler 40 heures et plus alors que pour la population totale, ce taux n’est que de 19,04%. Les sous catégories de cadres les plus concernées par ce temps de travail à « 40 heures et plus » sont les cadres administratifs et commerciaux d’entreprises et les ingénieurs et cadres techniques d’entreprises. Leurs taux respectifs de 45,53% et de 45,02% sont proches de ceux constatés chez les chefs d’entreprises (47,42%) et les professions libérales (46,62%). Les cadres de la fonction publique ne sont pas vraiment en reste. 38,08% d’entre eux sont dans la même situation.

Tableau 18

PA02 - Actifs occupés (hors appelés) selon la CSP (niveau détaillé), le

sexe et le type d'horaire habituel de travail (extrait) Temps complet de 40 heures ou plus Total 19,04% Masculin 23,60% Population Totale Féminin 13,53% Total 38,08% Masculin 42,62% Cadres de la fonction publique

Féminin 29,95%

Total 27,23%

Masculin 31,12% Professeurs, professions scientifiques

Féminin 24,13%

Total 19,54%

Masculin 22,52% Professions de l'information, des arts et des

spectacles

Féminin 15,80%

Total 45,53%

Masculin 49,11% Cadres administratifs et commerciaux d'entreprises

Féminin 39,66%

Total 45,02%

Masculin 45,95% Ingénieurs et cadres techniques d'entreprises

Féminin 39,98%

Source : Tableau de l'enquête emploi 2002, Enquête emploi mars 2002, INSEE

Cette situation relative au temps de travail avait déjà été mise en évidence par des travaux antérieurs217, qui concluaient à une durée du travail qui augmentait depuis le début des années 80. Selon ces sources, en 1995, les cadres travaillaient en moyenne plus de 46 heures par semaine soit 5 heures de plus que les autres salariés à temps complets, et cet écart se creuse depuis quinze années. Cette situation relevait d’une liberté des horaires qui se traduisait par des durées du travail plus élevées et entraînait une journée de travail de plus en plus longue et qui se prolongeait au domicile.

A cet égard, la situation n’a pas vraiment changé, ce que confirme l’étude cadrotype de l’APEC qui signale : « en moyenne, 74% des cadres ont fait des heures supplémentaires et 45% ont travaillé pendant leurs congés en 2002. Cela constitue un haut degré d’empiètement du travail sur la vie privée »218.

En fait, et ainsi que le souligne Paul Bouffartigue, en matière du temps de travail, chez les cadres, il existe un décalage entre le droit et la coutume. D’un coté la norme temporelle du travail des cadres s’inscrit dans la réglementation, de l’autre, la coutume

217 Fermanian J-D., « Le temps de travail des cadres », op.cit

impose l’absence de contrôle et la délégation au cadre lui-même219, et donc à des dépassements horaires non rémunérés. L’autosuggestion stimule ainsi la tendance à prolonger son temps de travail.

Dans ce contexte, les lois Aubry (1999) finissent par distinguer les cadres dirigeants non concerné par la loi, les cadres « occupés selon un horaire collectif » avec un horaire prédéterminé, et qui se voient appliquer le droit commun (les cadres techniques producteurs), et les autres cadres (experts et managers) qui doivent bénéficier d’une réduction effective de leur durée de travail et qui peut être fixée dans des conventions de forfait hebdomadaire, mensuelle ou annuel220. Evidemment, la loi ne règle pas l’usage qu’on en fait…

Enfin, de février à juin 2002, la CFDT cadres menait une grande enquête auprès des cadres d’entreprise et d’administration. 6500 questionnaires étaient exploités. Les résultats ont été publiés récemment221. Statistiquement, « travailler sans compter son temps ne semble pas faire l’objet d’une remise en cause, ni par la valorisation des autres temps de vie …, ni par l’aménagement et la réduction du temps de travail ». Plus, selon les auteurs, « cette dernière innovation sociale a plutôt conforté la spécificité en matière de surinvestissement au travail, en diffusant un peu plus le modèle de cadre au forfait qui ne compte pas son temps » 222. Les résultats de l’enquête sont significatifs : les cadres travaillent en moyenne 44 heures et 50 minutes par semaine. En détail, 24% travaillent entre 35 et 39 heures, 36% entre 40 et 44 heures, 9% entre 50 et 54 heures, 4% au-delà de 55 heures223. Le temps de travail des cadres est, et reste, un facteur d’identité, « un attribut de la catégorie cadre qui viendrait redoubler ceux liés à la rémunération, à la mobilité sociale ascendante…une façon de légitimer le statut des cadres dans la société salariale224 ». Il est peut être aussi l’expression d’obligations professionnelles accentuées qui stimulent la prolongation des journées de travail. En même temps que leur durée de travail continue à se prolonger, les lieux de travail des cadres qui encadrent sont de plus en plus variables. Selon une analyse de l’Insee225, il existe désormais « des lieux variables pour encadrer, un lieu fixe pour exécuter (…)

219 Bouffartigue P., Les cadres, fin d’une figure sociale, op.cit, p 88. 220 Idem, p 92.

221 Karvar A., Rouban L.( dir) , Les cadres au travail, les nouvelles règles du jeu, La découverte , Paris, 2004.

222 Delteil V., Genin E., « Les nouvelles frontières temporelles » in Karvar A, Rouban L( dir) , Les cadres au travail, les nouvelles

règles du jeu, op.cit, p 40.

223 Idem, p 40 et 41. Signalons ici que l’enquête porte sur des cadres d’entreprise et d’administration. Il aurait été intéressant de disposer des chiffres selon les deux catégories.

224 Boulin J-Y., Cette G., « RTT et temps de vie », in Karvar A, Rouban L ( dir) , Les cadres au travail, les nouvelles règles du jeu, op.cit, p 74.

225 Crague G., « Des lieux de travail de plus en plus variables et temporaires », Economie et statistiques, N° 369-370, INSEE, 2003, p 198- 201.

Le travail d’encadrement implique ainsi une certaine variabilité du lieu du travail, contrairement au travail d’exécution, plus souvent confiné dans un lieu fixe déterminé. ». Les lieux de travail des cadres se multiplient. Il s’agit de la tournée, du chantier, des contacts ou des réunions, des visites à des clients, à des fournisseurs, à des sous-traitants, des tournées professionnelles, des repas d'affaires, des stages, des conférences, des congrès et des formations etc. Autant de lieux qui mènent aussi à la caractérisation de l’activité d’encadrement, activités de formations aux formes variées, activités de mobilisation de réseaux dans lesquels les cadres s’activent et, entre les deux, activités d’organisation et de contrôle du travail. Bien sûr, ce constat est à relativiser au regard de la distinction qui clive les familles cadres elles-mêmes, selon que l’on s’adresse à des cadres experts en situation d’exécution de travaux complexes, à des cadres d’organisation aux activités de mobilisation de réseaux, et à fortiori à des cadres stratégiques aux activités plurielles et multiformes.

Enfin, la réduction du temps de travail (ARTT), outre qu’elle soit devenue un vecteur clivant entre les dirigeants et les autres cadres, soumet ces derniers à un contrôle accru : « contrôle des temps travaillés dans le cadre de l’obligation de décompte, mais aussi contrôler des façons de travailler (…) pour assurer la continuité des activités ». La réduction du temps de travail a révélé les gisements et les exigences de productivité et elle a stimulé une rationalisation de leur activité226.

5.2. Des dispositifs organisationnels qui tendent à encadrer leurs activités

Un autre ensemble d’éléments qui permet de cerner quantitativement les conditions de travail des cadres est relatif aux dispositifs organisationnels qui tendent à encadrer leurs activités. Il s’agit ici des certifications, normes qualités, flux tendus, formalisation etc. qui pénètrent et se diffusent peu à peu dans leurs activités de travail.

Cette situation relève d’un fait plus général : les entreprises s’arment de plus en plus de dispositifs de prescription et de contrôle pour organiser leurs activités. Ainsi que le montre le tableau ci-dessous, en 1997 déjà, 82,4% des entreprises utilisaient au moins un dispositif relatif à l’organisation du travail qui ciblait la qualité, le flux et les délais, les résultats obtenus en termes de profits, les procédés (prévention et exécution) mis en œuvre pour la réalisation des produits obtenus. Qualité, délai et coût sont au cœur des dispositifs organisationnels. En tête de ceux-ci, les certifications relatives à la qualité (34 et 28%) et les dispositifs de production et de livraison en juste à temps (30 et 30%).

Suivent de près la maîtrise des coûts que les contrats en interne et les centres de profit tentent d’appréhender (22 et 10%). Enfin, le nombre moyen de dispositifs par entreprise (2,6) témoigne de cet engouement pour l’optimisation organisationnelle.

Tableau 19

Dispositifs organisationnels dans entreprises industrielles

Entreprises utilisatrices en 1997 %

Qui utilisent au moins un dispositif 82,4

Dont

Certification ISO, EAQF 34

Autre démarche de qualité totale 28

Livraison en juste à temps 30

Production en juste à temps 30

Formalisation de contrats en interne 22

Organisation en centres de profit 19

Analyse des produits et des procédés 15

Maintenance préventive 8

Nombre moyen de dispositifs par entreprise 2,6

Source : enquête Changements Organisationnels et Informatisation de 1997, Minefi-Sessi, Map - Scees. Citée par Sylvie Hamon-Cholet et Catherine Rougerie, La charge mentale au travail : des enjeux complexes pour les salariés, ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 339-340, INSEE, 2000 - 9/10 p 247.

Même si, ainsi que le montre de tableau ci-après, ces dispositifs touchent en premier lieu les ouvriers, ceux-ci pénètrent progressivement le monde des cadres. Outre que les dispositifs concernent autant ceux à qui ils s’adressent (les exécutants) que ceux qui les mettent en place (les cadres), certains d’entre eux s’adressent progressivement et directement aux cadres. Il en est ainsi des « normes de qualité chiffrées précises ». De 1987 à 1998, celles-ci se sont étendues peu à peu, des ouvriers aux professions intermédiaires et aux cadres. En 1998, un ouvrier sur trois était concerné par ce dispositif, un intermédiaire sur quatre, et un cadre sur cinq. Nul doute que le processus progresse, en particulier chez les cadres techniques, les producteurs en particulier qui sont dans cette logique des destinataires privilégiés.

Tableau 20

% de salariés devant respecter des normes de qualité chiffrées précises…

Année 1987 1993 1998

Cadres 14% 16% 19%

Professions intermédiaires 16% 21% 23%

Employés 5% 9% 10%

Ouvriers 21% 27% 30%

Sources : enquête Conditions de travail de 1998, enquêtes Organisation du travail (TOTTO) de 1987 et 1993, MES - Dares. Citée par Sylvie Hamon-Cholet et Catherine Rougerie, « La charge mentale au travail : des enjeux complexes pour les salariés », ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 339-340, INSEE, 2000 - 9/10 p 249.

De la même manière, les dispositifs organisationnels du flux qui visent à intensifier le rythme du travail, constituent des contraintes qui pèsent sur les travailleurs. A cet égard, si il y a 20 ans, les cadres se sentaient relativement épargnés par les contraintes dues au rythme du travail, un processus est à l’œuvre qui renverse actuellement leur perception. En 1984, 56% des cadres ne déclaraient aucune contrainte. Ils n’étaient plus que 30% en 1998. En 1984, 8% des cadres déclaraient deux contraintes ou plus. Ils étaient 29% en 1998. Les statistiques sont là pour l’affirmer, les cadres sont bel et bien pris dans des dispositifs organisationnels qui les enserrent peu à peu.

Tableau 21

Evolution de l’accumulation des contraintes de rythme qui pèsent sur les cadres en %

1984 1991 1998

Aucune contrainte déclarée 56 % 37 % 30%

Une contrainte 36 % 41% 41%

Deux contraintes ou plus 8 % 22 % 29%

Total 100% 100% 100%

Source : enquêtes Conditions de travail 1991 et 1998, MES - Dares. Citée par Sylvie Hamon-Cholet et Catherine Rougerie, La charge mentale au travail : des enjeux complexes pour les salariés, ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 339-340, INSEE, 2000 - 9/10 p 250.