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Banalisation, revalorisation, renouvellement des questions de délégations

6. De l’explosion des effectifs aux questions de délégation

6.3. Banalisation, revalorisation, renouvellement des questions de délégations

Dans cette situation, cela signifie que dans ces professions, et dans l’ensemble des secteurs à haute valeur ajoutée évoqués plus haut, les ratios cadres très élevés entraînent trois conséquences notables. D’abord, le statut cadre se banalise. Parce qu’il est partagé par un plus grand nombre, il permet de moins en moins de se distinguer en tant que tel. Lorsque statistiquement, dans l’informatique par exemple, sept collègues sur dix ont le même statut que vous, celui-ci n’est plus un moyen de distinction. Et cela reste encore vrai lorsqu’il s’agit d’un collègue sur trois.

Par contre, dans ces contextes sectoriels, assumer les fonctions réelles d’encadrement, c'est-à-dire manager des personnels hautement qualifiés (dont des cadres) est nécessairement fortement valorisé. Par l’entremise du management, la fonction se trouve réévaluée. Enfin, mais par voie de conséquence, cela implique, compte tenu de l’effectif et du niveau de concurrence élevé, une plus grande difficulté pour accéder à des postes de responsabilité, donc à progresser dans la carrière.

En suivant ce cheminement, plusieurs conséquences apparaissent au regard des processus de domination, de subordination, de pouvoir et d’autorité relativement au groupe et aux sous-groupes distincts qui le composent. Nous l’avons exposé, au fil des délégations qui différencient les cadres, les perspectives de domination et d’autorité sont différentes selon que l’on est, à une extrémité du spectre, cadre stratégique dirigeant, au milieu, cadre manager ou à l’autre extrémité cadre technique expert producteur. Pour les cadres stratégiques dirigeants, il s’agit aujourd’hui d’une subordination aux contraintes actionnariales, accentuées par la financiarisation de l’économie, et d’une légitimité à dominer et à commander dans la logique des propriétaires, l’ensemble de l’organisation (le cas du PDG) ou une partie substantielle de celle-ci (une direction opérationnelle). La dynamique de l’entre-soi, extrêmement élitiste, reste le sésame de l’appartenance, de la coopération ou de la collaboration de classe qui mène à la délégation suprême. Mais les contraintes du capital pesant sur ses cadres stratégiques dirigeants, les forces financières qui s’activent partout transforment les valeurs et les normes sur lesquelles leur délégation repose. Cela pourrait stimuler des conflits de

nature stratégique et politique entre ces délégués et leur actionnaires, et interroger pour le moins la loyauté et la fidélité que les premiers vouent aux seconds.

Pour les cadres managers, ceux qui sont confrontés au management complexe en particulier, c'est-à-dire amenés à diriger d’autres cadres, l’intronisation, compte tenu d’une concurrence exacerbée, est le résultat d’une sélection drastique, faite de supports de preuves et d’épreuves milles fois renouvelées, attestant d’une implication, d’une allégeance et d’une loyauté sans faille à leur dirigeants et à leur organisation. Par ailleurs, et parce que la relation d’autorité fait de celui qui en bénéficie à la fois un objet et un sujet, l’exigence d’autorité (au sens de légitimité) est exacerbée par l’autorité (au sens de commandement) et particulièrement par la nature des salariés auxquels cette autorité s’adresse (des cadres). Autrement dit, être « autoriser » à commander des cadres techniques experts et producteurs, c'est-à-dire des personnels hautement qualifiés, relève d’un processus de légitimation d’une autre nature que d’être simplement intronisé dans la catégorie. Par hypothèse, la hiérarchie des diplômes est réactivée au profit de ceux qui disposent des formations les plus élevées, les diplômés des grandes écoles, française et étrangères par exemple. En même temps, le diplôme à lui seul ne suffit pas à tous les coups. Encadrer des cadres oblige à une forme de cooptation, une reconnaissance et une acceptation par les pairs, afin d’obtenir leur contribution à l’effort imposé et d’anticiper leur capacité de résistance à l’autorité. Ce peut être l’affaire de compétences et d’expériences dûment identifiées, ce peut être aussi l’affaire d’alliances, de réseaux et de manipulations diverses et variées.

Enfin, et c’est peut-être l’enseignement essentiel de ce chapitre, pour les autre cadres, une toute autre évolution est en cours. Tendanciellement, un nombre de plus en plus important de cadres est occupé dans des rôles techniques d’expertise et de production. Pour eux, le statut « cadre », en voie de massification, pourrait se banaliser et tendre à ne plus assurer ni la distinction, ni les protections.

Cette situation exige alors un renouvellement des critères avec lesquels il est possible de les saisir et de les identifier. Les propriétés objectives, les supports de la confiance qu’on accorde, l’implication et la mobilisation à renouveler dans les épreuves, la loyauté et la fidélité pour attester de son allégeance, sont toujours requises, mais comme pour les autres salariés : ni plus, ni moins. Et ils ne trouvent en définitive, et comme seule réciprocité spécifique, que la légitimité à exercer leur pouvoir et leur autorité sur leurs propres activités (l’expertise, la production de biens ou de services) dans l’autosuggestion et dans la collaboration obligée avec leurs pairs.

Le mirage et les espoirs matériels et symboliques nés de la délégation s’effacent pour faire place à la subordination de la relation salariale228 qui pèse désormais sur eux de tout son poids, avec son lot de dispositifs de coercition et de contrôle, de contraintes d’objectifs « sanctions » de délais, de coût et de qualité à atteindre et à tenir.

Chapitre 4

Mutations économiques et organisationnelles,

management et délégations dans la firme flexible

Dans les chapitres précédents, nous avons d’abord tenté de donner une perspective historique lointaine à la question de la délégation dans le capitalisme. Nous avons souhaité ensuite montrer les caractéristiques du système productif fordien et la place particulière et privilégiée des cadres dans ce système.

Par la suite, nous avons entrepris de définir les cadres par la délégation. Soutenue par la confiance, mais très différente d’elle, celle-ci nous est apparue avec ses différenciations, avec ses mécanismes de pouvoir distinctif et une distribution différentielle de l’autorité. Nous avons ensuite distinguer parmi les cadres trois groupes aux délégations spécifiques : les cadres stratégiques dirigeants, les cadres managers et les cadres

techniques experts producteurs.

Passant de l’approche historique et théorique à l’approche statistique, nous avons montré que, depuis la cristallisation de son statut, la catégorie a connu de profonde mutation. Elle a été l’objet d’une croissance exceptionnelle, nourrie en particulier par l’élévation des niveaux de formation et par l’arrivée des femmes. Surtout, nous avons montré que cette croissance s’est concentrée sur les secteurs à haute valeur ajoutée, sur certaines professions, et qu’elle a concerné essentiellement les cadres techniques experts producteurs. Des cadres qui, en regard de leurs conditions de travail, pourraient peu à peu s’assimiler à des salariés ordinaires.

Dans le chapitre qui vient, un retour sur l’évolution du système productif s’impose pour y voir les transformations en termes de valeurs, de normes et de règles qui animent un capitalisme renouvelé. Ces transformations, auxquelles le groupe des cadres est confronté, concernent la remise en cause des délégations et de la relation salariale de

confiance. Elles résultent d’une nouvelle dynamique du capital, de la pression des actionnaires, relayée par un nouveau mode de management gestionnaire.

Ces bouleversements s’accompagnent d’un raccourcissement des lignes hiérarchiques, de modalités de coercition et de sanction plus strictes et d’une autonomie sous contrôle. Dans ce contexte les cadres, encadrants comme encadrés, sont confrontés aux limites du management lorsque la défiance s’installe et quand la firme flexible participe à achever les distinctions qui les clivent.

Une double crise s’esquisse. La première concerne une crise de confiance qui interroge les liens entre les cadres et leurs entreprises. La seconde concerne une crise de délégation qui conteste les perspectives d’évolution de carrière, en particulier pour les plus dominés d’entre eux, les cadres techniques, experts et producteurs.

1. La crise structurelle de l’après fordisme : approche macrosociologique