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2. CRITIQUE POSITIVE DE L’HISTORIOGRAPHIE

2.3 Approche cynique

2.3.1 Un public laissé dans l’ombre

Cette approche cynique rencontre le même obstacle qu’a rencontré le récit soustractif : au lieu d’éclairer la réceptivité favorable du public à la psychanalyse, elle la présuppose. Le fait que les agents trouvent un avantage à ce que leur rhétorique soit accueillie favorablement n’explique pas cet accueil favorable. Il apparaît au contraire que le fait que des locuteurs invoquent la théorie du refoulement pour persuader leur public présuppose la reconnaissance que leurs auditeurs accordent à cette théorie. Les explications cyniques ne font donc que déplacer la question. Si le discours analytique a pu être attrayant pour certains agents pour ces raisons cyniques, cela n’a pas pu être le cas pour tous les adhérents de ce discours, car le prétexte aurait alors perdu sa fonction : si tous les agents avaient adhéré à ce discours simplement pour des motifs cyniques, alors personne n’aurait réellement pu être impressionné par ce discours622.

Cette approche cynique ne parvient à escamoter la question des causes des convictions du public qu’en décrivant un monde peuplé de gens totalement malléables, un monde dans lequel, pour ainsi dire, les clients achètent tous les produits que les vendeurs leur proposent. Cette solution est ad hoc, puisqu’elle n’est invoquée que pour rendre compte d’un cas dans lequel il y a eu adhésion. En réalité, elle ne peut pas s’appliquer aux nombreuses doctrines, potentiellement tout aussi profitables que la psychanalyse, qui pourtant ont été ignorées ou

622 Nous transposons ici une réflexion de Charles Taylor, “Reply and re-articulation”, in James Tully (dir. publ.),

Philosophy in an Age of Pluralism: The philosophy of Charles Taylor in question, Cambridge: Cambridge

University Press, 1994, p. 241-242. Autrement dit, les approches qui décrivent les phénomènes sociaux à partir de l’agrégation des intérêts individuels sont incapables de rendre compte de la pérennité des systèmes de pensées collectifs. Cf. Michael Thompson, Richard Ellis et Aaron Wildavsky, Cultural Theory, Boulder, San Francisco et Oxford : Westview Press, 1990, p. 179 et suiv. ; Douglas, Comment pensent les institutions, ch. 2-3 ; Vincent Descombes, « Pour elle un français doit mourir », Revue européenne des sciences sociales, tome XXII, nº 68, 1984, p. 67-93.

refusées par ceux qui ont accepté cette dernière623. Bien sûr, certaines de ces descriptions

prétendent bien que cette malléabilité supposée peut elle-même être expliquée par l’action d’un mécanisme occulte (l’« idéologie » dans le cas de l’approche marxisante ; la « possession spirituelle » chez J. Corraze624 ; etc.). Mais un tel mécanisme ne peut pas résoudre le problème

que crée cette malléabilité supposée, puisqu’il n’est qu’une reformulation en d’autres termes de cette malléabilité.

On s’en aperçoit bien lorsqu’on reconstitue le raisonnement qui préside à l’utilisation théorique de ces théories d’un mécanisme occulte625. Prenons l’exemple de la théorie marxiste

de « l’idéologie ». Le chercheur marxiste commence par constater que certaines personnes agissent d’une manière qui dévie du comportement que sa théorie décrit comme rationnel (par exemple, un comportement supposé rationnel en termes d’intérêts économiques de « classe »). C’est parce que le comportement de ces personnes lui apparaît comme irrationnel qu’il est amené à s’interroger sur les causes de ce supposé manque de rationalité. La théorie de l’idéologie lui permet de s’expliquer cette irrationalité supposée en invoquant l’existence d’un mécanisme occulte : si ces gens agissent irrationnellement, c’est qu’ils seraient mus (malgré eux et sans s’en apercevoir) par une idéologie. Mais qu’est-ce qui fait dire qu’un tel mécanisme obscur agit bel et bien ? Rien, si ce n’est l’action supposée irrationnelle de ces gens. Il faut donc dire que cette explication est circulaire, puisqu’elle s’appuie sur les éléments mêmes qu’elle prétend démontrer : si l’explication offerte (la thèse de l’action du mécanisme psychologique obscur) est censée confirmer une description (l’irrationalité attribuée aux agents) qui apparaît en elle-même irréaliste, cette même description est, en sens inverse, le seul argument énoncé à l’appui de l’existence d’un tel mécanisme obscur. Lorsqu’on considère ainsi ce raisonnement dans sa globalité, en envisageant ensemble les deux moments successifs qui le composent, on s’aperçoit qu’il rappelle étrangement cette histoire du baron de Münchhausen, qui s’arracha du marécage où il était tombé en se soulevant

623 Voir les remarques très justes d’Gellner, La ruse de la déraison, p. 14.

624 Jacques Corraze, « La psychanalyse comme possession spirituelle ». Source URL : http://www.psychiatrie- und-ethik.de/infc/fr/la_psychanalyse_comme_possession.htm (consulté le 15 mars 2007.)

625 Ce paragraphe s’inspire de Raymond Boudon (L’idéologie) et Geoffrey E. R. Lloyd (Pour en finir avec les

par les cheveux. Cette théorie de l’action du mécanisme psychologique n’est donc qu’une reformulation en termes pseudo-explicatifs de la description problématique dont on était parti. D’ailleurs, elle est tout aussi ad hoc que cette description, puisqu’elle ne peut pas s’appliquer aux nombreuses doctrines, potentiellement tout aussi profitables que la psychanalyse (par exemple : la « théosophie »), qui ont généralement été ignorées ou refusées par ceux qui ont accepté cette dernière.

Une discussion d’autres théories supposant l’action d’un mécanisme psychologique invisible nous mènerait à une conclusion analogue.

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D’autres explications cyniques sont encore moins convaincantes que ces théories d’un mécanisme psychologique invisible. Prenons par exemple l’idée (affirmée par des auteurs poststructuralistes cherchant à comprendre la culture psychologique contemporaine à laquelle la psychanalyse participe) selon laquelle les discours qui exhortent à l’autonomie qui servent à la domination d’un système social individualiste626. L’incompréhension est ici manifeste,

puisque ces auteurs reconnaissent aussi l’autorité de cette valeur. En fait, ils expriment la reconnaissance de cette valeur au moment même où ils prétendent la critiquer. Affirmer que l’autonomie contribue à la domination, c’est en effet implicitement s’appuyer sur une valeur, l’autonomie, afin de critiquer cette même valeur. Car de même que la notion de « haut » suppose logiquement la notion de « bas », la notion de « domination » suppose logiquement la notion d’« autonomie » : critiquer la domination, c’est donc simultanément affirmer l’autonomie. Comme le fait remarquer C. Taylor, « quelque chose ne m’est imposé que sur l’horizon des désirs, des intérêts, des buts, qui sont les miens »627. Par le fait même,

l’affirmation selon laquelle l’autonomie contribue en elle-même à la domination n’est pas une affirmation qui permettrait de décrire ou d’expliquer un phénomène historique mystérieux et paradoxal, resté jusque là inaperçu. Elle est simplement l’affirmation que l’autonomie est

626 Voir par exemple Rose, Inventing Ourselves.

627 Charles Taylor, « Foucault, la liberté, la vérité », in David Couzens Hoy (dir. publ.), Michel Foucault.

contraire à l’autonomie. Comme le souligne Taylor, cette affirmation ne dit donc rien du tout628.

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En somme, les explications cyniques ne sont que des explications partielles à l’énigme qui nous occupe, puisqu’elles ne permettent pas de comprendre pourquoi un public accepte certaines théories alors qu’il en refuse d’autres.

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