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2. CRITIQUE POSITIVE DE L’HISTORIOGRAPHIE

2.1 La réception de la psychanalyse selon le récit soustractif

2.1.3 Volontés « par addition » et « par soustraction »

2.1.3.1 La volonté motrice et la volonté justificatrice

L’intention par soustraction, sorte de pulsion intérieure brute, non domestiquée, est une intention inavouable, parce que non conforme à différentes exigences sociales. L’intention par addition, à l’inverse, découle d’une volonté de présenter au monde extérieur une image

446 Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 465. 447 Freud, L’Avenir d’une illusion, p. 24.

448 Freud, Le Malaise dans la culture, p. 22.

449 Freud, Cinq psychanalyses, p. 512, 583-584. Il faudrait opposer à la « motivation issue des présuppositions du système […] une motivation dissimulée que nous devons toutefois reconnaître comme la motivation réelle véritablement efficiente ». Cette dernière est « le motif régulièrement agissant et véritablement moteur » (Freud,

Totem et tabou, p. 82, 118.) Cf. Freud, La psychopathologie de la vie quotidienne, p. 180.

450 Freud, Cinq psychanalyses, p. 330. Il existerait « deux sortes de dérivation pour chaque acte que juge la conscience, la dérivation systématique et la dérivation réelle mais inconsciente » (Freud, Totem et tabou, p. 84). Ce contraste repose sur un autre contraste, celui entre « la pulsion réprimée et celle la réprimant » (Ibid., p. 68). La pulsion réprimée est rendue « inconsciente » en raison de l’action de la pulsion la réprimant, qui la « recouvre » d’un désir « systématique.

convenable. C’est une intention qui est énoncée à des fins rhétoriques de justification (de « rationalisation », dans l’idiome psychanalytique451). Cette intention proclamée devient « la

couverture de nos intentions secrètes »452.

Chacune de ces intentions est portée par une quasi-personne différente : si les intentions officieuses et animales que sont les intentions par soustraction sont portées par le « ça » (la quasi-personne originaire, celle qui précède toute socialisation), les intentions officielles et morales que sont les intentions par addition sont affirmées par le « surmoi » (la quasi-personne porteuse des normes sociales, celle que Freud représentait comme un gardien intérieur du préconscient). L’antagonisme entre ces deux quasi-personnes dessine ainsi un contraste entre le monde naturel et le monde social. Aux appétits premiers, spontanés et aveugles d’une quasi-personne intérieure (le sauvage habitant de l’« inconscient » qu’est le ça), s’opposent les volontés cultivées et réfléchies des habitants du « préconscient » (le moi et le surmoi)453. Le ça est l’individu originel, naturel, qui demeure identique à lui-même dans les

profondeurs de l’individu dérivé, modifié par l’éducation, qui en émerge progressivement : le moi est « la partie du ça qui a été modifiée sous l’influence directe du monde extérieur »454 ;

plus tard encore, le surmoi émerge d’« une différenciation à l’intérieur du moi »455.

Le contraste ainsi dessiné entre les volontés par additions (véritables raisons sociales) et les volontés par soustractions (de purs appétits animaux) est frappant. L’intention « par addition » est une intention purement rhétorique, qui vise uniquement à satisfaire aux attentes socialisées des auditeurs auxquelles elle s’adresse. Elle est une intention qui n’anime pas réellement son porteur, mais qui, pur prétexte, est énoncée à de seules fins de justifications. À l’inverse, la volonté par soustraction est dépeinte comme purement présociale. Le ça, dans la

451 Le terme « rationalisation » désigne un « Procédé par lequel le sujet cherche à donner une explication cohérente du point de vue logique, ou acceptable du point de vue moral, à une attitude, une action, une idée, un sentiment, etc., dont les motifs véritables ne sont pas aperçus » (Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de

la psychanalyse, Deuxième édition revue, Paris : Presses universitaires de France, 1968, p. 387).

452 Freud, « L’intérêt que présente la psychanalyse », p. 103. 453 Freud, Essais de psychanalyse, p. 100-110.

454 Ibid., p. 237.

mesure où il n’a pas été modifié « sous l’influence directe du monde extérieur », demeure complètement étranger aux interactions sociales. Les désirs du ça sont des désirs qui n’ont pas encore rencontré « le délai du travail de la pensée »456 imposé par le moi. Étrangères à toute

anticipation, ces pulsions sont complètement aveugles aux conditions de leur réalisation, ou à toute réflexion portant sur la compatibilité avec les autres désirs de leur porteur. Ces pulsions sont animées par une « aspiration aveugle à la satisfaction pulsionnelle »457. Elles « persistent

les unes à côté des autres sans s’influencer réciproquement et ne se contredisent pas entre elles. »458 Ces pulsions sont des désirs préverbaux – des désirs qui n’apparaissent pas sous

forme de mots459. Ce sont des « motions pulsionnelles grossières et primaires »460. Elles sont essentiellement intérieures, notamment parce que « le lien entre la pulsion sexuelle et l’objet sexuel » vers lequel elle est attirée est accidentel, le fruit d’une « soudure »461, c’est-à-dire

d’un assemblage. Cette « pulsion » intérieure « est d’abord indépendante de son objet »462 et,

de la sorte, indifférente au monde extérieur. Elle peut alors être satisfaite sans son concours : « Le monde extérieur, à ce moment, n’est pas investi par l’intérêt (dans le sens général du terme), il est indifférent pour ce qui est de la satisfaction. »463

Dans la perspective du récit soustractif, « l »’inconscient est semblable à un « parc naturel protégé », qui conserve le désir nié, en le soustrayant du contact avec la réalité extérieure464. Le désir qui y est refoulé y est conservé « sans modification »465 ; « le

456 Ibid., p. 105. 457 Ibid., p. 105.

458 Freud, Métapsychologie, p. 95. Chacune est « isolée, laissée à elle-même, inaccessible, mais aussi ininfluençable » (Freud, La question de l’analyse profane, p. 59).

459 Freud, Essais de psychanalyse, p. 231. 460 Freud, Le Malaise dans la culture, p. 22.

461 Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris : Gallimard, 2004, p. 54. 462 Ibid., p. 54.

463 Freud, Métapsychologie, p. 36.

464 Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 386. Des métaphores voisines : le contenu de l’inconscient serait comparable à « une population aborigène » restée à l’écart de la civilisation (Freud, Métapsychologie, p. 108), ou bien encore à la ville enfouie qu’exhume l’archéologue (Freud, Le Malaise dans la culture, p. 10-14).

représentant de la pulsion […] est soustrait par le refoulement à l’influence consciente »466. Le

désir premier qui y est reclus, loin d’être assujetti aux règles de la vie sociale, jouit de ce que Freud appelle un privilège d’« extra-territorialité »467. Ainsi, le désir sexuel, selon Freud, est

un désir brut, primaire, qui n’a été ni cultivé ni intellectualisé. Comme l’écrit P. Rieff, le désir qui est refoulé profite temporairement d’un « solipsisme moral »468. Loin de l’érotisme, le

désir sexuel humain est un désir purement biologique. N. Elias remarque justement que cette image du ça, en le dépeignant comme entité « indépendante de la destinée relationnelle de l’individu », le conçoit comme une « entité sans histoire »469.

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