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1. LA DIFFUSION SURPRENANTE DE LA PSYCHANALYSE AU XX E SIÈCLE

1.1 Traits saillants de la diffusion de la psychanalyse au XX e siècle

1.1.4 Profondeur de la diffusion

1.1.4.1 Un guide pour l’action

Nous avons vu que les sphères d’activité qui s’intéressèrent à la psychanalyse furent non seulement des sphères théoriques (comme les sciences humaines), dans lesquelles des gens tentent d’ajuster différentes images aux réalités qu’ils cherchent à décrire et expliquer, mais aussi des sphères pratiques (comme la psychiatrie et le droit), dans lesquelles, à l’inverse, les gens tentent d’ajuster différentes réalités à des images jugées bonnes et désirables. De

92 Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris : Gallimard, 1960, p. 153. Il fait ailleurs allusion à « la psychanalyse prise comme fait social et presque populaire » (Maurice Merleau-Ponty, Résumés de cours ; collège de France

1952-1960, Paris : Gallimard, 1968, p. 147).

même, les emprunts à la psychanalyse furent non seulement motivés par la volonté de connaître le monde, mais aussi d’agir sur lui : en guérissant des malades, en infligeant des sanctions légales aux contrevenants à la loi, etc.

Ces usages pratiques furent très variés. Ils touchèrent d’autres sphères d’activités que celles jusqu’ici mentionnées. Ainsi, durant la Seconde Guerre mondiale, des psychanalystes contribuèrent à l’effort de guerre américain de différentes manières94. Le gouvernement

américain leur demanda notamment de fournir un portrait psychanalytique d’Hitler95,

d’indiquer si on pouvait guérir les névroses de guerre et d’évaluer les qualités de leadership des recrues de l’armée américaine. En 1944, le même gouvernement invita quelques psychanalystes à participer à une conférence secrète sur la rééducation, à venir après la guerre, de la population allemande. C’est à ces usages pratiques que nous nous intéresserons surtout dorénavant. Ce sont eux qui paraissent les plus en mesure de faire ressortir les traits énigmatiques de la diffusion de la psychanalyse.

Des gens recoururent à la psychanalyse non seulement dans des périodes exceptionnelles (comme la Seconde Guerre mondiale), mais dans la conduite de la vie courante. Ils se tournèrent vers elle non seulement dans des contextes d’interactions spécialisés, mais également non-spécialisés.

*

Cette utilisation pratique de la psychanalyse dans des contextes d’interactions non- spécialisés transparaissait d’abord par de nouvelles manières de parler. Comme nous l’avons entrevu, des gens commençaient à utiliser une terminologie psychanalytique pour décrire les événements de leurs vies. Comme le remarquait D. Riesman en 1950 : « As radioactive tracers allow us to follow chemical substances in the physiologist’s laboratory, so the verbal tags adopted by Freud and his followers give us some way of tracing the rapidity of the diffusion of

94 Kurzweil, “Freud’s Reception in the United States,” p. 136 ; Hale, The Rise and Crisis of psychoanalysis, ch. 11.

95 Ce portrait fut plus tard publié sous forme de livre : Walter Charles Langer, The Mind of Adolf Hitler: The

his inventions. »96 Aux témoignages sur ce point déjà rapportés (ceux de T. W. Adorno, L.

Trilling, T. Takahashi, T. Todorov et N. Walker), il faut en ajouter d’autres. En 1947, D. M. Levy remarquait que la psychanalyse avait influencé fortement l’éducation américaine des enfants, à tel point que plusieurs termes de terminologie psychanalytique (“maternal overprotection,” “maternal rejection,” etc.) étaient intégrés au langage quotidien97. S

Moscovici écrivait en 1976 que le langage des Français « est plein d’expressions ou de vocables qui ont leur origine dans la psychanalyse et que chacun comprend »98. L’historien

étatsunien D. J. Boorstin écrivait pour sa part, en 1961 :

Tout un vocabulaire neuf a commencé à dominer la réflexion sur les buts et les motivations des hommes. Par exemple, le mot « rationalisation » est employé actuellement dans un sens nouveau : celui de l’élaboration d’explications

superficiellement plausibles ou « rationnelles », servant seulement de prétexte à des actions ou à des croyances. Cette étiquette couvrit bientôt pêle-mêle l’habitude qu’avait chacun de justifier sa conduite en n’avouant pas ses motivations réelles.99

En 1970, H. Kohut soulignait à ce même propos :

few of us will doubt that Freud has exerted a significant influence on the conduct of life, on Weltanschauung of modern man. […] terms such as “libido,” the

“unconscious,” and “Oedipus complex” are widely used today; and people are usually

96 David Riesman, “The Themes of Heroism and Weakness in the Structure of Freud’s Thought,” in Laurence Spurling (dir. publ.), Sigmund Freud: Critical Assessments, Vol. III: The Psychoanalysis of Culture, London & New York: Routledge, 1989, p. 206. B. Friedan utilisait une métaphore analogue : « Freudian and pseudo- Freudian theories settled everywhere, like fine volcanic ash. » (Friedan, The Feminine Mystique, p. 192.). E. Gellner se réfère à un phénomène « insaisissable et intangible », celui de « l’imprégnation du langage […] de notre société par les idées freudiennes » (Gellner, La ruse de la déraison, p. 20).

97 Kurzweil, “Freud’s Reception in the United States,” p. 136. Cette influence, dans certains milieux, s’est affirmée très tôt. L’Américain Joseph Wortis (1906-1995) déclarait à Freud, en 1934 : « Il faut vous rendre compte que nous avons été élevés, mes amis et moi, en partie sous votre influence » (Wortis, Psychanalyse à

Vienne, p. 92).

98 Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, p. 20.

99 Daniel J. Boorstin, L’image, Paris : Union générale d’éditions, 1971, p. 294-295. Sans doute B. Nelson pensait- il aussi à la psychanalyse lorsqu’il affirmait, en 1975 : « psychology has furnished a good deal of the vocabulary we in America use in the situations of motives » (Benjamin Nelson and Dennis Wrong, “Perspectives on the Therapeutic in the Context of Contemporary Psychology: A Dialogue between Benjamin Nelson and Dennis Wrong”, in Robert Boyers (dir. publ.), Psychological Man, New York : Harper & Row, 1975, p. 162).

ready to admit that a person’s unknown thoughts and feelings may be “projected” onto others and that our parapraxes—the slips of memory, tongue, and hand—reveal our hidden intentions.100

En 1965, P. Berger notait que :

la vie quotidienne, telle qu’elle s’exprime dans le langage courant, a été envahie par la terminologie et par les schèmes d’interprétation de la psychanalyse. Des termes comme « refoulement », « frustration », « besoins » et « rationalisation » pour ne pas

mentionner le concept clé d’« inconscient » sont devenus des expressions courantes dans de larges couches de la population.101

La rapidité et la facilité avec laquelle il était possible d’adopter un idiome analytique apparaît très clairement dans le témoignage du psychanalyste Fritz Wittels, qui en 1924 rapportait avoir traité

des névrosés qui ont adopté avec un empressement remarquable le mot castration une fois que je leur avais fourni, et qui revêtaient alors leurs communications de la forme suivante : « Dès ma première jeunesse ma mère m’a châtré. Mais celui qui m’a surtout châtré, c’est mon grand-père maternel… » Ou bien ils disent d’une maîtresse auprès de laquelle ils ne se sentent pas à leur aise : « Hier, Mimi m’a châtré. »102

Cette nouvelle terminologie était un signe que de nombreuses personnes se servaient de la théorie psychanalytique comme d’un guide permettant d’orienter leur conduite103. Dans

100 Kohut, “Psychoanalysis in a Troubled World”, p. 515.

101 Berger, Affrontés à la modernité, p. 46-47. En 1963, B. Friedan se référait à « the literal parroting of Freudian phrases » (Friedan, The Feminine Mystique, p. 276); « Oedipus conflict and sibling rivalry became household words. » (Ibid., p. 276).

102 Fritz Wittels, Freud et la femme enfant ; mémoires de Fritz Wittels suivi de Sigmund Freud ; l’homme, la

doctrine, l’école, Paris : Presses universitaires de France, 1999, p. 301. Semblablement, Freud rapportait en 1933

qu’un de ses lecteurs « faisait volontiers usage du mot, nouveau pour lui, de “refoulement” » (Freud, Nouvelles

conférences, p. 187). Le témoignage de S. Anderson sur la rencontre (durant les années 1920) du cercle d’adeptes

de la psychanalyse rassemblés autour du romancier Floyd Dell illustre également la facilité de cette utilisation de la psychanalyse. S. Anderson rapporte que Dell « had begun psyching us. Not Floyd alone but others in the group did it. They psyched me. They psyched men passing in the street. » (Sherwood Anderson, Sherwood Anderson’s

Memoirs, New York: Harcourt Brace, 1942, p. 244. Voir le commentaire de Ruitenbeek, Freud and America,

p. 74.)

103 A. Ehrenberg écrit que « la psychanalyse est devenue l’idiome dans lequel sont codés et formulés de nombreux problèmes de la vie quotidienne » (Ehrenberg, La société du malaise, p. 209).

certains milieux des sociétés démocratiques contemporaines, des théories analytiques servirent fréquemment à guider l’action. Sur ce point encore, des témoignages variés et nombreux concordent. En 1952, A. Freud affirmait qu’une approche de l’éducation basée sur la théorie psychanalytique était aux États-Unis devenue « assez répandue chez les parents »104. En 1956,

A. Kazin soulignait que le nom de Freud « dominait plusieurs ménages » (“Freud … dominates many a household one could mention”)105. La psychanalyse avait créé de nouvelles

relations entre maris et femmes et entre parents et enfants106. En 1931, S. Zweig soutenait que

la psychanalyse avait amené bons nombre de gens à baser leurs actions sur un examen « intérieur » : « Une génération nouvelle a ainsi appris – et déjà on l’enseigne dans les écoles – à ne plus éviter les décisions intérieures, à ne plus cacher les problèmes les plus intimes, les plus personnels, mais, au contraire, à prendre conscience le plus clairement possible du danger et du mystère des crises internes107. En 1966, H. M. Ruitenbeek notait de même que les

Américains étaient disposés à appliquer des concepts psychanalytiques à l’éducation de leurs enfants et, d’une manière plus générale, lorsqu’ils faisaient face à des problèmes quotidiens108.

P. Rieff soutenait en 1961 que la « doctrine de Freud » avait servi à reformer les normes de conduites (“it has contributed as much as doctrine possibly can to the correction of our standards of conduct”)109. S. Moscovici rapporte que durant les années cinquante, en France,

« beaucoup d’individus ont commencé à pratiquer une analyse sauvage sur eux-mêmes et sur d’autres. Parler de la sexualité, des conflits avec ses parents, de telle ou telle névrose est devenu licite, voire recommandé. »110 Plusieurs Français étaient alors portés à affirmer que la

104 Anna Freud, Les Conférences de Harvard, Paris : Presses universitaires de France, 1994, p. 71. 105 Kazin, “The Freudian revolution analyzed,” p. 13.

106 Ibid., p. 17.

107 Zweig, Sigmund Freud, p. 122.

108 Ruitenbeek, Freud and America, p. 70. Ruitenbeek ajoute plus loin que des Américains ordinaires appliquaient la psychanalyse “to the problems of their friends, their spouses, and their children” (Ibid., p. 80). De même : “Readers of case histories may interpret their own behavior and that of people they encounter in the light of what they have read.” (Ibid., p. 82.)

109 Philip Rieff, Freud: The Mind of the Moralist, New York: Doubleday & Company, 1961, p. xx.

110 Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, p. 23-24. Freud utilisait les termes « psychanalyse sauvage » et « interprétation sauvage » pour désigner l’utilisation de la psychanalyse effectuée par une personne jugée non-habilitée à l’utiliser (Sigmund Freud, La technique psychanalytique, Paris : Presses universitaires de

psychanalyse était adéquate pour répondre à des « échecs sentimentaux », à une « mésentente avec l’entourage », ou encore, en termes plus généraux, à des situations d’« inadaptation »111.

Dans la France des années 1970, le langage analytique était devenu, remarquait R. Castel, « le langage obligé de l’expression des conflits conjugaux, pédagogiques et sociaux »112. Plusieurs

personnes, surtout parmi les « étudiants, les membres des professions libérales et de la classe moyenne supérieure », affirmaient à S. Turkle qu’elles se servaient « des idées psychanalytiques dans la vie quotidienne, en particulier pour résoudre les problèmes familiaux »113. Plus particulièrement, « on associait nettement psychanalyse et éducation des

enfants ». Durant cette même période, P. Bourdieu soutenait qu’une « morale moderniste » (qui usait du « jargon psychanalytique ») « fournit une réponse systématique aux problèmes de l’existence quotidienne »114. En particulier, la psychanalyse contribuait à une série de

« changements de l’éthique domestique »115. J. H. Gagnon relevait (en 1973) que la

conception de la sexualité proposée par Freud avait imprégné la manière dont nous concevons et vivons notre sexualité. « Une partie de l’héritage de Freud réside en ce que nous sommes

France, 2007, p. 55-61). En distinguant l’interprétation sauvage de l’interprétation légitime, il revendiquait pour les psychanalystes attitrés ce que nous pourrions appeler le monopole de l’interprétation légitime de l’inconscient.

111 Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, p. 136-138.

112 Robert Castel, Le psychanalysme ; l’ordre psychanalytique et le pouvoir, Paris : Union générale d’éditions, 1976, p. 40. Quelques années plus tard, il écrivait que « la vulgate psychanalytique est devenue le principal langage de base du codage psychologique de l’existence » (Castel, La gestion des risques, p. 159). « Tantôt la science des experts, tantôt l’idiome de presque tout le monde, pour exprimer les difficultés relationnelles, les échecs scolaires ou les conflits conjugaux » (Ibid., p. 161). D’une manière analogue, une scénariste de télévision française remarquait en 2005 que les attentes de son auditoire avaient été formées par la psychanalyse : « Freud est passé par là. » (Citée par Sabine Chalvon-Demersay, « Trouble ; l’écriture télévisuelle à l’épreuve d’une transformation des sensibilités morales », in Daniel Cefaï et Cédric Terzi (dir. publ.), L’expérience des problèmes

publics, Paris : Éditions des hautes études en sciences sociales, 2012, p. 240.)

113 Turkle, La France freudienne, p. 257.

114 Pierre Bourdieu, La distinction ; critique sociale du jugement, Paris : Minuit, 1979, p. 425. Une population de sensibilité moderniste, insatisfaite des recettes de vie que lui offrait la morale traditionnelle, passait « de l’éthique à la thérapeutique » ; pour ce faire, elle avait « recours à des professionnels de la cure rationnelle des âmes », aux premiers rang desquels on retrouvait des psychanalystes (Ibid., p. 427).

tous devenus des experts pour chercher l’ingrédient sexuel dans beaucoup de conduites et de symbolisme non sexuels. »116

Plus spécifiquement, de nombreux contemporains envisageaient la cure psychanalytique comme une forme de relation modèle, qui pouvait servir à guider d’autres relations. H. Hartman notait en 1959 que plusieurs des patients de la cure analytique envisageaient les règles qui gouvernent celle-ci comme « un modèle de conduite en dehors de l’analyse, élargi même en une sorte de “Weltanschauung” ». Le type particulier d’interactions se déroulant dans le cadre de la cure analytique apparaissait comme « la seule façon “correcte” de traiter aussi les problèmes interpersonnels en dehors de l’analyse »117. Autrement dit, la

116 John H. Gagnon, Les scripts de la sexualité ; essai sur les origines culturelles du désir, Paris : Payot, 2008, p. 57. En 1939, H. Ellis écrivait que la psychanalyse « supplied an immense emphasis to the general recognition and acceptance of the place of sex in life » (Havelock Ellis, “Freud’s Influence on the Changed Attitude toward Sex,” in Laurence Spurling (dir. publ.), Sigmund Freud: Critical Assessments, Vol. IV: Freud and the Impact of Psychoanalysis, Routledge: London et New York, 1989, p. 277). En 1952, A. Freud affirmait : « Maintenant que la connaissance sur la vie sexuelle de l’homme est devenue propriété commune, il est très difficile pour un individu de faire réellement la distinction entre la part qui revient au travail analytique, les découvertes que la psychanalyse peut revendiquer dans ce domaine, et ce que l’on a toujours su. » (Freud, Les Conférences de

Harvard, p. 39.) En 1977, M. Foucault soutenait qu’en France « il n’y a pas un seul des discours sur la sexualité

qui, d’une manière ou d’une autre, ne s’ordonne à celui de la psychanalyse » (Foucault, Dits et écrits II, p. 320). E. Fromm écrivait (entre 1968 et 1970), à propos d’un groupe contestataire dans lequel l’influence du freudisme était très concentrée : « en grande partie la motivation sexuelle chez la plus jeune génération radicale est en quelque sorte dictée par des considérations théoriques à partir des thèses de Freud et de Reich » (Erich Fromm,

Revoir Freud ; pour une autre approche en psychanalyse, Paris : Éditions Armand Colin, 2000, p. 44 ; cf.

Christopher Turner, Adventures in the Orgasmotron: How the Sexual Revolution Came to America, New York: Farrar, Straus and Giroux, 2011, p. 249, 432.) Semblablement, P. Bourdieu remarquait en 1979 qu’en France une sensibilité moderniste affirmant un « devoir d’orgasme » laissait « aux bons soins du psychanalyste ou du sexologue » la capacité de définir et de circonscrire la « misère sexuelle », et reconnaissait ainsi pratiquement qu’eux seuls étaient « en mesure de définir la compétence sexuelle légitime » (Bourdieu, La distinction, p. 425, 426).

117 Heinz Hartmann, Psychanalyse et valeurs morales, Toulouse : Édouard Privat éditeur, 1975, p. 78-79. Burnham note semblablement que « the patient-analyst relationship became an important model for social interaction » (Burnham, Paths into American Culture, p. 109). Comme la cure analytique est apparue à plusieurs comme un échange guidé par « une expression totale » (Moscovici, La psychanalyse, son image et son public,

relation entre le psychanalyste et son patient apparaissait comme une relation exemplaire, elle offrait un modèle pour comprendre et même réformer d’autres relations, jugées par le fait même comme étant (en comparaison) plus ou moins pathologiques118.

Comme la psychanalyse était utilisée comme un guide pour l’action, certains témoins trouvaient qu’elle rassemblait à la religion, vers laquelle on s’était fréquemment tournés, à des époques plus anciennes, pour réagir aux situations d’infortune et de désarroi. En 1956, A. Kazin remarquait qu’aux États-Unis :

No one can count the number of people who now think of any crisis as a personal failure, and who turn to a psychoanalyst or to a psychoanalytic literature for an

explanation of their suffering where once they would have turned to a minister or to the Bible for consolation. Freudian terms are now part of our thought.119

Dans la France des années 1970, rapporte S. Turkle, on rencontrait « souvent un psychanalyste là où jadis on aurait pu trouver un prêtre, un professeur ou un médecin »120. Ces

p. 175), nous pouvons nous demander si elle était utilisée comme un modèle de transparence, de relation basée sur une communication totale.

118 La psychanalyse ne pouvait offrir un tel modèle pour la vie quotidienne des gens bien portants que dans la mesure où (comme nous l’avons entrevu plus haut), elle déplaçait les frontières entre le normal et le pathologique. La capacité de guider les gens bien portants en recourant à la psychanalyse dépendait de ce déplacement des frontières.

119 Kazin, “The Freudian revolution analyzed,” p. 15. (Ce témoignage est discuté par Cioffi, Freud and the

Question of Pseudoscience, p. 180 et Ehrenberg, La société du malaise, p. 55-56.) En 1963, l’Américaine B.

Friedan écrivait : « after the war, Freudian psychology became much more than a science of human behaviour, a therapy for the suffering. It became an all-embracing American ideology, a new religion. » (Friedan, The

Feminine Mystique, p. 192.) Cf. George William Barnard, “Diving into the Depths: Reflections on Psychology as

a Religion,” in Diane Jonte-Pace et William B. Parsons (dir. publ.), Religion and Psychology mapping the

Terrain, New York : Routledge, 2001, p. 297-318; Quinton Deeley, “Psychoanalysis as a Hybrid of Religion and

Science,” Philosophy, Psychiatry, & Psychology, vol. 12, nº 4 (2005), p. 335-342; Andrej Leder, « Comment peut-on penser la psychanalyse en tant que religion ? », in Françoise Champion, Sophie Nizard et Paul Zawadzki (dir. publ), Le sacré hors religions, Paris : L’Harmattan, 2007, p. 157-158.

120 Turkle, La France freudienne, p. 33. M. B. Plotkin rapporte, à propos du cas argentin : « Le temps passant, les psychanalystes femmes remplacèrent les prêtres dans de nombreuses revues féminines, les concepts psychanalytiques prenant quant à eux la place du discours moral et religieux établi. […] Dans les années 1960, lorsqu’on consultait un prêtre et un psychanalyste sur la même question, c’était au premier qu’il revenait

différentes déclarations laissent aussi entrevoir que la psychanalyse servit souvent de guide pour répondre à des situations marquées par l’infortune et qu’elle parvint à le faire en leur conférant du sens121. Le désarroi suscité par l’infortune était atténué lorsque cette dernière

recevait un sens. Par exemple, la psychanalyse a servi à conférer du sens à certaines maladies, dont le cancer122.

D’autres témoignages insistent plutôt sur le fait que la théorie psychanalytique pouvait servir de guide à l’action, parce qu’elle semblait être en mesure d’éclairer des situations qui, parce qu’elles apparaissaient d’abord comme obscures ou confuses, appelaient une clarification. Le recours à cette théorie semblait pouvoir mener à une meilleure compréhension du sens de plusieurs actions. En 1959, H. Hartman affirmait que « dans le climat culturel de

d’adapter son discours à l’air du temps. » (Plotkin, Histoire de la psychanalyse en Argentine, p. 188-189.) Semblablement, E. Gellner soutient que dans le monde contemporain, les soins pastoraux prodigués par le clergé des religions pré-industrielles ne bénéficie plus que d’un « médiocre prestige intellectuel », que ce clergé s’appuie sur un système de croyances « que pratiquement personne ne prend très au sérieux » et que, par conséquent, leur « attention pastorale […] n’a quasiment aucune efficacité » (Gellner, La ruse de la déraison, p. 47, 139-140). Cf. E. Brooks Holifield, A History of Pastoral Care in America: From Salvation to Self-

Realization, Nashville : Abingdon press, 1983, p. 16 ; François Roustang, …Elle ne le lâche plus, Paris : Les

éditions de minuit, 1980, p. 173-174.

121 S. R. Kirschner soutient que comme la psychanalyse a alors été utilisée pour conférer du sens au malheur, elle apparaît comme une forme de « théodicée » sécularisée (Suzanne R. Kirschner, The Religious and Romantic

Origins of Psychoanalysis: Individuation and Integration in post-Freudian Theory, Cambridge, New York:

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