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2. CRITIQUE POSITIVE DE L’HISTORIOGRAPHIE

2.2 La psychanalyse dans le contexte de l’histoire des sciences

Nous l’avons vu, Freud tendait, en proposant une approche de sa science fondée sur une expérience intime, à concevoir la psychanalyse comme une théorie absolument inédite, sans ancêtres.

L’historiographie récente a abondamment montré que cette image d’une émergence ex nihilo des théories psychanalytiques (sortant toute armée de la tête de Freud, lors de son auto- analyse) est erronée. La continuité des pratiques et des théories développées par Freud avec diverses pratiques et théories psychiatriques, biologiques, neurologiques ou médicales de la fin du XIXe siècle est en effet bien documentée604. Freud était bel et bien l’héritier des milieux

scientifiques de son temps. La génération spontanée de la psychanalyse est une chimère. En démontrant cette continuité, cette historiographie nous aide à mieux comprendre que la psychanalyse ait été relativement bien reçue dans les milieux scientifiques ou médicaux.

Situer la psychanalyse dans le contexte du développement des institutions scientifique et médicale s’avère toutefois d’un intérêt limité pour répondre à notre problématique. Nous nous interrogeons, rappelons-le, sur les utilisations de la pychanalyse par de larges couches de la population, lesquelles, en général ne s’étaient pas intéressé aux devanciers de la psychanalyse. La réponse à notre problématique demande que l’on s’intéresse aux motivations spécifiques de ce public, plutôt que de lui attribuer une curiosité pour les questions purement théoriques analogue à celle présentes chez les participants aux débats scientifiques. Ainsi, si les premiers travaux de neurologie (au XIXe siècle) ont connu un large retentissement auprès de

spécialistes en raison de leurs conséquences sur la question de la libre volonté605, la

psychanalyse a rejoint, quant à elle, le public plus large des gens ne s’intéressant pas à une question purement théorique comme la question de la libre volonté. Contre l’idée que les gens adhèrent à des systèmes de pensée simplement parce que ces derniers semblent offrir des explications à des phénomènes de l’expérience qui sont autrement incompréhensibles, P. Boyer souligne justement qu’il

existe toutes sortes de phénomènes qui nous sont familiers depuis notre plus jeune âge,

604 Sur la continuité des théories de Freud avec diverses théories biologiques, voir par exemple : Sulloway, Freud,

biologist of the Mind. Sur la continuité des théories développées par Freud avec diverses théories neurologiques,

voir par exemple : Gauchet, L’inconscient cérébral. Sur la continuité des pratiques et des théories développées par Freud avec diverses pratiques et théories psychiatriques, voir par exemple : Ellenberger, Histoire de la

découverte de l’inconscient ; Swain, Dialogue avec l’insensé. Makari, Revolution in Mind, tente d’articuler

différentes influences disciplinaires pour décrire l’émergence de la psychanalyse. 605 Gauchet, L’inconscient cérébral, p. 32-33.

que nous avons du mal à comprendre à l’aide de nos concepts habituels et que personne n’essaye d’expliciter. Par exemple, nous savons tous que nos gestes sont causés non par des forces extérieures qui nous poussent ou nous tirent mais par nos pensées. […] Comment une chose dénuée de substance peut-elle affecter le monde matériel? […] C’est un problème ardu pour les philosophes et les scientifiques mais, curieusement, personne d’autre au monde ne semble s’en soucier […]. ([…] Il faut une longue formation dans une tradition bien précise pour trouver la question digne

d’intérêt.)606

Ainsi, la curiosité pour les questions purement scientifiques n’a pu se développer, dans les sociétés dites scientifiques, qu’en raison des contraintes exercées par l’institution scientifique sur les universitaires et les chercheurs607. Comment alors rendre compte du large

intérêt pour la psychanalyse ? Au lieu de postuler d’emblée l’existence un intérêt théorique, il faut rendre compte de la spécificité de l’intérêt qu’elle suscita. Comme l’écrit V. N. Vološinov, le public des enthousiastes de la psychanalyse n’est pas motivé par les mêmes intérêts qu’un public de scientifiques ou de thérapeutes :

Il serait naïf de croire que toutes ces foules d’adeptes enthousiastes soient venues à la psychanalyse par intérêt pour les problèmes que la psychiatrie pose à ses spécialistes et à force de lire les publications qui leur sont destinées. Ce n’est pas sur ces chemins qu’ils ont rencontré le freudisme. Dans l’écrasante majorité des cas, Freud aura été le premier et le dernier psychiatre qu’ils auront lu, et l’Internationale Zeitschrift für Psychanalyse la seule revue spécialisée de psychiatrie qu’ils auront ouverte. Il serait naïf de croire que Freud ait réussi à rendre le grand public attentif aux problèmes des spécialistes de psychiatrie. Tout comme il est évident qu’on ne vient pas à la

psychanalyse par intérêt pratique pour les succès de sa méthode thérapeutique, tant il serait absurde de se représenter toutes ces foules d’adeptes de Freud comme des pensionnaires de cliniques psychiatriques aspirant à la guérison. N’en doutons pas, si la théorie de Freud a su toucher fortement le bourgeois de notre temps, ce n’est ni comme science spécialisée ni comme pratique étroite.608

606 Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux ; comment expliquer la religion, Paris : Robert Laffont, 2001, p. 22. Semblablement, P. Bourdieu souligne que le chercheur est porté, par sociocentrisme, à imputer « aux agents sa propre vision, et en particulier un intérêt de pure connaissance et de pure compréhension qui leur est, sauf exception, étranger » (Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris : Seuil, 2003, p. 80).

607 Sur ces contraintes, voir par exemple Karl R. Popper, Misère de l’historicisme, Paris : Presses Pockett, 1988, p. 193 et suiv.

608 Voloshinov, « Le freudisme », p. 86-87. Voir les remarques analogues de Gellner, La ruse de la déraison, p. 47, 140. Ces questions peuvent même se poser dans le cas des spécialistes : Edna Heilbreder soutenait que les psychologues étaient influencés par Freud non pas en tant que spécialistes, mais en tant qu’« hommes de la rue » (citée dans Shakow et Rapaport, The Influence of Freud on American Psychology, p. 63-64). Cf. Peter D. Kramer,

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Plusieurs approches tentent d’expliquer la diffusion de la psychanalyse par les avantages qu’elle procure. Elles pourraient donc éviter les écueils rencontrés par les récits soustractifs et d’histoire des sciences.

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