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1. LA DIFFUSION SURPRENANTE DE LA PSYCHANALYSE AU XX E SIÈCLE

1.1 Traits saillants de la diffusion de la psychanalyse au XX e siècle

1.1.4 Profondeur de la diffusion

1.1.4.6 La psychanalyse comme outil théorique

Comme nous l’avons vu en prenant appui sur les réflexions de G. Swain, l’utilisation pratique d’une théorie psychologique signale d’une manière éclatante la solidité de la confiance qui lui est accordée. Cela étant, son utilisation théorique est tout aussi compatible avec l’« acceptation d’un modèle comme réel »165. En fait, cette naturalisation apparaît

également, d’une manière moins frappante mais tout aussi palpable, dans certaines utilisations théoriques de la psychanalyse.

Abordons l’exemple des usages de la psychanalyse par des historiens et sociologues. Les historiens qui reprirent des théories analytiques afin de mener des recherches historiques

162 Erich Fromm, The Crisis of Psychoanalysis: Essays on Freud, Marx, and Social Psychology, New York: Henry Holt, 1970, p. 13.

163 Kazin, “The Freudian revolution analyzed,” p. 13.

164 Pierre-Henri Castel, Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés ; obsessions et contraintes intérieures

de l’antiquité à Freud, Vol. 1, Paris : Éditions Ithaque, 2011, p. 409.

Différents auteurs notent que cette familiarité empêche d’aborder la problématique que nous tentons ici de dégager. D’abord, P. Berger soutient que notre familiarité avec l’institution de la psychanalyse nous empêche de l’envisager avec du recul, comme un phénomène unitaire appelant une explication unitaire (Berger, Affrontés à la

modernité, p. 49). Ensuite, E. Illouz soutient que cette même familiarité nous empêche de voir le caractère contre-

intuitif de cette diffusion. Cette familiarité nous empêche de voir, en d’autres mots, que ce succès n’allait pas de

soi : « We are so thoroughly Freudianized that perhaps we cannot appreciate the tour de force contained in the

fact that Freud inaugurated a new science and a new form of social imagination, not with elaborate theories or spectacular psychiatric cases, but with what muse have seemed to his listeners triffle, namely mindless substitutions of words, acts of forgetting or omission. » (Illouz, Saving the Modern Soul, p. 37-38).

s’en servirent le plus souvent comme des outils permettant de comprendre des phénomènes historiques qui appelaient une élucidation. Par exemple, un biographe de Max Weber, A. Mitzman, se tourna vers ces théories pour comprendre certaines actions, à première vue déconcertantes, de son héros166. Ce faisant, les théories analytiques n’étaient donc pas tant

jaugées ou évaluées qu’utilisées comme des outils théoriques permettant d’élucider des problèmes théoriques rencontrés par la recherche historique. Certaines actions de Weber semblaient alors la manifestation des entités intérieures postulées par la théorie psychanalytique. Ainsi, cette biographie présente la même interchangeabilité « entre concept et perception »167 constatée plus haut. Les entités présentées par les théories psychanalytiques

n’étaient plus considérées comme des hypothèses, mais comme des réalités, qui avaient pu intervenir dans la vie d’acteurs historiques comme M. Weber. De cette manière, la psychanalyse put aussi servir d’instrument dans des entreprises théoriques168. Comme les

entités intérieures « découvertes » par la théorie psychanalytique étaient déjà reconnues comme des éléments existants du monde, il était possible de s’y fier pour éclairer ce qui, théoriquement parlant, posait un problème – par exemple les actions déconcertantes ou irrationnelles des acteurs historiques169. Pour reprendre l’analogie proposée par Freud, ces

chercheurs se servirent de la psychanalyse comme de « lunettes »170 leur permettant de mieux

percevoir les phénomènes vers lesquels ils dirigeaient leur attention. Ils n’observaient pas ces lunettes. Ils observaient d’autres phénomènes à travers ces lunettes171. D. Stannard remarque,

166 Arthur Mitzman, The Iron Cage: An Historical Interpretation of Max Weber, New York: Knopf, 1970. 167 Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, p. 56.

168 Freud écrivait justement que la psychanalyse pouvait servir d’« instrument » aux historiens, sociologues et autres chercheurs en sciences sociales (Sigmund Freud, Totem et tabou, Paris : Presses universitaires de France, 2010, p. 196).

169 L. Althusser rapporte que plusieurs des disciplines qui se sont intéressées à la psychanalyse (« la psychologie de l’enfant, la psychologie, la psychologie sociale, l’anthropologie, la psychiatrie, etc. ») l’ont fait parce qu’elles étaient « à la recherche de concepts dont elles avaient besoin pour rendre compte de phénomènes qui auparavant leur échappaient » (Althusser, Psychanalyse et sciences humaines, p. 44).

170 Freud, Nouvelles conférences, p. 204. B. Friedan écrivait que l’anthropologue M. Mead était arrivée sur son terrain « with the Freudians lens in [her] eye » (Friedan, The Feminine Mystique, p. 214).

171 La psychanalyse n’était pas pour ces chercheurs un objet de recherche, mais un instrument, qu’ils utilisaient pour éclairer d’autres objets.

à propos de ce recours à la psychanalyse par des historiens : « One can read through stacks of psychohistorical writings [le terme « psychohistoire » désigne spécifiquement les études historiques ayant recours aux théories psychanalytiques, n. d. J.-B. L.] without ever encountering evidence that the authors did anything but take psychoanalytic theory as a scientific given—as Freud put it, “the key” to understanding action. »172 De même, H. M.

Ruitenbeek note, à propos de la tentative d’Erik Erikson d’appréhender des phénomènes culturels à partir de la théorie analytique : « Erikson takes a good deal of analytic theory as “given” »173.

G. Murphy remarque semblablement, à propos de l’utilisation de la psychanalyse dans une sphère d’activité pourtant très différente, que « those who work in complex clinical or interpersonal relations calling for Freudian insights are for the most part going along with Freud without any particular telling experimental evidence that we ought to do so »174. E.

Fromm abonde aussi dans le même sens : « On s’est principalement contenté d’appliquer les théories de Freud au matériel clinique […] et en pensant fort peu à d’autres possibilités théoriques. »175

Ainsi, dans des activités théoriques comme dans des activités pratiques, des gens très différents les uns des autres s’appuyèrent sur la psychanalyse pour éclairer des actions qui étaient d’abord apparues comme déconcertantes, insensées, etc.

*

En somme, les théories psychanalytiques apparaissaient à plusieurs contemporains comme des théories situées au-delà du doute – à tel point que ces théories ne leur

172 Stannard, Shrinking History, p. 26. Semblablement, S. Lézé note que la psychanalyse est une « source

théorique peu questionnée par l’anthropologie » (Lézé, L’autorité des psychanalystes, p. 24).

173 Ruitenbeek, Freud and America, p. 127.

174 Garden Murphy, “The Current Impact of Freud on American Psychology,” in Benjamin Nelson (dir. publ.),

Freud and the 20th Century, Cleveland: Meridian Books, 1958, p. 112.

175 Erich Fromm, La mission de Sigmund Freud ; une analyse de sa personnalité et de son influence, Paris : Éditions complexe, 1975, p. 96, italiques ajoutées. Freud parlait des différentes applications de la psychanalyse. Voir par exemple : Freud, Nouvelles conférences, p. 195 et suiv.

apparaissaient plus tant comme des modèles que comme des réalités naturelles et familières. Ces contemporains démontraient par là une confiance profonde dans la psychanalyse.

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