• Aucun résultat trouvé

1. LA DIFFUSION SURPRENANTE DE LA PSYCHANALYSE AU XX E SIÈCLE

1.2 Des traits problématiques pour la compréhension

1.2.3 Une héritière : la culture psychologique

La puissante influence de la psychanalyse sur la culture occidentale contemporaine s’est aussi opérée indirectement, via une nébuleuse de discours psychologiques (aux contours

212 Georges Steiner, Nostalgie de l’absolu, Paris : 10/18, 2003, p. 26.

213 Boudon, “The Freudian-Marxian-Structuralist (FMS) Movement in France,” p. 5.

214 Jacques Derrida, La carte postale ; de Socrate à Freud et au-delà, Paris : Flammarion, 1980, p. 325.

215 Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal ; l’expérience amoureuse dans la modernité, Paris : Seuil, 2012, p. 12. Semblablement, I. Théry, soutient que Freud a « bouleversé le regard de toute la modernité sur l’enfance », que la relecture freudienne du mythe d’Œdipe a rencontré une « adhésion populaire », qu’il a été « adopté comme un mythe collectif de la modernité » et qu’il « irrigue aujourd’hui les représentations collectives de l’enfance d’un fonds commun d’idées reçues » (Irène Théry, La distinction de sexe ; une nouvelle approche de l’égalité, Paris : Odile Jacob, 2007, p. 332, 336, 349).

216 Michael Billig, Freudian Repression: Conversation creating the Unconscious, Cambridge: Cambridge University Press, 1999, p. 187.

217 Adam Morton, “Freudian Commonsense”, dans Richard Wollheim et James Hopkins (dir. publ.),

plus ou moins bien définis) influencés par la psychanalyse218. Comme le note R. Castel, la

psychanalyse fut « le principal vecteur de propagation d’une culture psychologique » beaucoup plus large219, comprenant par exemple des psychothérapies de groupe comme le

« cri primal » (développé par Arthur Janov) ou la « bioénergétique » (développée par Alexander Lowen).

Dans la mesure où ces théories et pratiques sont issues de la psychanalyse, même la perte d’influence de la psychanalyse orthodoxe ne peut pas être décrite comme la fin de toute influence de la psychanalyse. R. Castel souligne que si comprendre l’influence de la psychanalyse requiert d’envisager « la totalité de son héritage, c’est-à-dire à l’ensemble de ses effets dans la culture », alors il faut aussi tenir compte de la très large diffusion de pratiques et de théories issues de la psychanalyse, qui a « profondément transformé la culture moderne en contribuant à la faire déboucher sur une nouvelle Weltanschauung psychologique »220. Ce que

R. Castel appelle l’ère de « la post-psychanalyse », ou de « l’après-psychanalyse »221 est ainsi

une ère où la psychanalyse continue à exercer une formidable influence, mais via de nouvelles techniques. Ces dernières

à la fois, dérivent de la psychanalyse et se sont complètement autonomisées par rapport à elle. Elles sont post-psychanalytiques au triple sens qu’elles supposent la

psychanalyse, qu’elles lui succèdent (tout en coexistant avec elle) et qu’elles retiennent une part de son message. Mais elles se sont affranchies de la problématique de

l’orthodoxie en critiquant de front ou en niant la référence analytique. Face aux héritiers légitimes de la psychanalyse, on pourrait parler à leur propos de bâtards : ils ont oublié ou récusent la filiation, et ils transmettent une partie de l’héritage de la

218 E. Gellner évoque l’univers « immense, protéen et volatile » influencé par la psychanalyse (Gellner, La ruse

de la déraison, p. 19). P. Berger remarque qu’aux États-Unis la psychanalyse stricto sensu « ne constitue que le

noyau institutionnel d’un phénomène beaucoup plus large ». En effet, « si nous prenons la psychanalyse dans un sens plus général, c’est-à-dire comme un assortiment d’idées et d’activités dérivant d’une manière ou de l’autre de la révolution freudienne en psychologie, nous nous trouvons confrontés dans ce pays à un phénomène social d’une étendue vraiment stupéfiante » (Berger, Affrontés à la modernité, p. 45).

219 Castel, La gestion des risques, p. 101. Castel parle aussi d’une « culture psychologique généralisée », d’une « vulgate psychologique » et d’une « culture relationnelle » (Ibid., p. 102, 158 et 177).

220 Castel, La gestion des risques, p. 163. Cf. Plotkin, Histoire de la psychanalyse en Argentine, p. 17-18. 221 Castel, La gestion des risques, p. 75, 155.

psychanalyse sans vouloir ou sans savoir reconnaître sa paternité.222

La puissante influence culturelle de cette nébuleuse est relevée par E. Illouz, qui soutient que « the therapeutic outlook has been institutionalized in various social spheres of contemporary societies » et qu’une « therapeutic knowledge » assez floue est devenue « an essential part of the cultural and moral universe of contemporary middle-class Americans »223.

Semblablement, R. Bellah et ses collaborateurs soulignent « the significance of therapy as a general outlook on life that has spread […] from a relatively small, educated elite to the middle-class mainstream of American life »224. Cette culture psychologique toucha toute une

série d’aspects de la vie de ces gens. E. Illouz note qu’une « self-help therapeutic culture » devenue « an informal and almost inchoate aspect of our social experience », s’appuie sur des « Freudian tenets »225. De même, différents mouvements politiques contemporains paraissent

avoir formé en profondeur par une sensibilité de type psychanalytique. C’est notamment le cas du féminisme. « Without the Freudian revolution, souligne E. Illouz, it is difficult to imagine that the family and sexuality would have occupied such a central place in feminist theory and

222 Ibid., p. 164. F. Roustang relève que certains des mouvements situés parmi les « bâtards » par Castel appartiennent en réalité à des courants « qui avaient rompu avec la psychanalyse dès les années 40 et qui se sont développées depuis indépendamment d’elle » (François Roustang, Influence, Paris : Minuit, 1990, p. 8).

223 Illouz, Saving the Modern Soul, p. 6-7. Ou bien: « By the 1960s, psychology had become fully institutionalized and had become an intrinsic aspect of American popular culture » (Ibid., p. 112).

224 Robert N. Bellah et al., Habits of the Heart: Individualism and Commitment in American Life, Berkeley, Los Angeles et Londres: University of California Press, 1985, p. 113. Ils précisent qu’ils visent la « therapy as a cultural phenomenon rather than as a clinical technique—as a way of thinking rather than as a way of curing psychic disorder », ou bien encore « therapy as a cultural form, a language for thinking about self and society » (Ibid., p. 113, 317). A. MacIntyre remarque que « dans notre culture, le concept de thérapeutique est employé bien au-delà de la sphère de la médecine psychologique » (Alasdair C. MacIntyre, Après la vertu ; étude de

théorie morale, Paris : Presses universitaires de France, 1997, p. 32).

225 Illouz, Saving the Modern Soul, p. 155-156. Sur cette culture psychologique, voir aussi : Robert Castel, « L’homo psychologicus », Autrement, nº 43, 1982, p. 132-142 ; John P. Hewitt, Dilemmas of the American Self, Philadelphia: Philadelphia University Press, 1989 ; John P. Hewitt, The Myth of Self-Esteem, New York: St. Martin’s Press, 1998 ; Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi : dépression et société, Paris : Odile Jacob, 2000.

political tactics. »226 R. Castel soutient que la diffusion de cette culture psychologique parvint

éventuellement à « intégrer la psychanalyse à la culture en général »227.

Documents relatifs