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2. CRITIQUE POSITIVE DE L’HISTORIOGRAPHIE

2.1 La réception de la psychanalyse selon le récit soustractif

2.1.5 Le récit soustractif au regard de notre problématique

2.1.5.1 Une diffusion en réalité absente?

Le récit soustractif parvient difficilement à rendre compte de l’ample diffusion de la psychanalyse, surtout lorsque cette diffusion rapproche la psychanalyse de pratiques qui sont clairement d’institution sociale. Parce que ce récit dépeint une opposition nécessaire entre la volonté intérieure et le monde social, la psychanalyse ne pourrait espérer obtenir une réelle reconnaissance sociale : « La société ne s’empressera pas de nous concéder de l’autorité. Elle ne peut être envers nous qu’en position de résistance, car nous nous comportons envers elle de façon critique ». La société « ne peut pas répondre avec faveur et sympathie à la mise à nu, sans égards, de ses nuisances et déficiences »550. Voilà pourquoi elle est « nécessairement »

547 Jacques Maritain, Trois réformateurs ; Luther – Descartes – Rousseau, Nouvelle édition revue et augmentée, Paris : Plon, 1945, p. 94 et suiv.

548 Sur cette réduction, on se reportera à l’analyse limpide de Judd Marmor, Psychiatry in Transition, Second Edition, with a new introduction by the author, New Brunswick (USA) & Londres, Transaction Publishers, 1994, ch. 20.

549 Nous reviendrons sur ce point au chapitre trois.

disposée contre l’analyse, voilà pourquoi ses membres « ne sauraient manquer » de devenir des adversaires de la psychanalyse551.

Or, l’« extraordinaire essor »552 de la psychanalyse que reconnaissait Freud dès 1914 a

franchement contredit l’idée, affirmée par ce récit, que la psychanalyse et le monde social- historique, comme l’eau et l’huile, ne sauraient se mêler553. Il existe ainsi un véritable gouffre

entre la diffusion ample et profonde de la psychanalyse et l’image, proposée par le récit soustractif, d’un refus généralisé de la psychanalyse554. De même, l’abondance et

l’omniprésence des discours sur le sexe dans la société contemporaine contredisent durement l’idée, affirmée par ce récit, que la vie sociale est bâtie sur le refoulement de la sexualité555 et

que la « théorie sexuelle » de Freud a rencontré une opposition quasi unanime556. Comme le

souligne M. Foucault, la large diffusion du discours qui affirme que « la société » refuse la sexualité a quelque chose de paradoxal. La société dans laquelle fleurit la psychanalyse est « une société qui […] se fustige bruyamment de son hypocrisie, parle avec prolixité de son

551 Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 9-10.

552 Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », p. 273.

553 Comme le dit S. Lézé : « Comment la psychanalyse se construit-elle en “arrière-monde” capable de se soustraire au théâtre de l’espace social tout en s’y nichant royalement aux yeux de tous ? » (Lézé, L’autorité des

psychanalystes, p. 9.)

554 Castel, La gestion des risques, p. 162, parle d’un « fossé ». Sur ce gouffre, voir : Sulloway, Freud, biologist of

the Mind, p. 443-495 ; Fansten, Le divan insoumis, ch. 4 ; Castel, Le psychanalysme, p. 45 ; Castel, La gestion des risques, p. 12-14 ; Robert Castel, « Le statut comme analyseur de la situation actuelle de la psychanalyse »,

Le Débat, vol. 3, n° 30 (mai-juin 1984), p. 9-11 ; Lézé, L’autorité des psychanalystes, p. 28 ; Bos, Park and Pietikainen, “Strategic Self-Marginalization,” p. 219-221 et Ehrenberg, La société du malaise, p. 183.

555 Le récit soustractif s’appuie sur l’idée que la sexualité est dans les sociétés démocratiques contemporaines un sujet tabou qui suscite immanquablement la honte. B. Spock propose un aperçu plus nuancé. Il remarque qu’aux États-Unis, le sujet du sexe est suivant les situations traité de manières très différentes : soit comme quelque chose de honteux, soit comme quelque chose de presque sacré, soit comme un objet de plaisanterie (Spock,

Problems of Parents, p. 182). Semblablement, le psychanalyste H. Hartmann suggère que les réticences envers le

dévoilement de désirs d’agressions refoulés sont plus fortes que celles envers le dévoilement les désirs érotiques (Hartmann, Psychanalyse et valeurs morales, p. 92-93).

556 Contre cette image d’un refus quasi total de cette théorie, voir par exemple la discussion nuancée proposée par Burnham, Psychoanalysis and American Medicine, p. 108-123.

propre silence, s’acharne à détailler ce qu’elle ne dit pas ». Nous en sommes « venus à affirmer que le sexe est nié, à montrer ostensiblement que nous le cachons, à dire que nous le taisons »557.

Cette diffusion ample et profonde de la psychanalyse représente donc, et de loin, le principal problème théorique rencontré par le récit soustractif. La théorie de la « récupération » de la psychanalyse offre une réponse à ce problème en soutenant que la psychanalyse, malgré les apparences, n’aurait jamais été reconnue. La société n’aurait jamais reconnu qu’une fausse psychanalyse. La vraie psychanalyse chercherait à dévoiler les idées refoulées et serait donc une thérapie par soustraction. Inversement, la fausse psychanalyse chercherait plutôt à maintenir les refoulements ; elle offrirait donc plutôt une thérapie par addition.

De cette manière, le récit soustractif propose un contraste marqué entre l’histoire de la création de la psychanalyse et l’histoire de sa diffusion : si la première est traitée comme une histoire « intérieure » (comme le récit de la découverte des profondeurs psychiques, depuis la levée des refoulements de Freud lors de son auto-analyse), la seconde est plutôt traitée comme histoire « extérieure » (comme un processus asservi à des normes sociales). Freud contraste ainsi « la croissance interne de la psychanalyse » (dans son exploration du « monde souterrain »558 de l’inconscient) à « ses destins externes » (dans l’obtention ultérieure d’une

557 Foucault, Histoire de la sexualité 1, p. 16. Prenant le contre-pied du récit soustractif, Foucault va jusqu’à soutenir qu’en réalité, le sexe serait devenu « la plus bruyante de nos préoccupations » (Ibid., p. 209). « Nulle civilisation n’a connu de sexualité plus bavarde que la nôtre. » (Foucault, Dits et écrits II, p. 90.) Notre société, loin d’être « vouée à la répression du sexe », est plutôt « vouée à son “expression” » (Ibid., p. 103). Elle « fait parler le sexe dans un bavardage presque intarissable. Nous sommes dans une société du sexe qui parle. » (Ibid., p. 104.) (Pour différentes interprétations de l’approche de la psychanalyse par Foucault, voir : Joel Whitebook, “Freud, Foucault and the ‘the dialogue with unreason’,” Philosophy and Social Criticism, vol. 25, nº 6 (1999), p. 29-66 ; Joel Whitebook, “Michel Foucault: A Marcusean in Structuralist Clothing,” Thesis Eleven, nº 71 (Nov. 2002), p. 52-70 ; Joel Whitebook, “Against Interiority: Foucault’s Struggle with Psychoanalysis,” in Gary Gutting (dir. publ.), The Cambridge Companion to Foucault, Second Edition, Cambridge: Cambridge University Press, 2005, p. 312-347 ; Arnold Ira Davidson, L’émergence de la sexualité ; épistémologie historique et

formation des concepts, Paris : Albin Michel, 2005, p. 351-362.)

reconnaissance de cette exploration par le monde social-historique)559. R. Castel remarque que

suivant ce canevas, « la psychanalyse, constituée au moment de la découverte freudienne dans une sorte de no-man’s land social, se trouve par la suite confrontée avec des difficultés qui proviennent de son institutionnalisation ou de sa sécularisation dans une société donnée »560.

Le récit soustractif distingue ainsi radicalement la théorie analytique de ses « applications ». Le lien entre l’une et l’autre serait un lien « de pure extériorité »561. Plus précisément :

« Lorsqu’il est question du destin social de la psychanalyse, ce n’est jamais sa vérité qui est visée, mais ce qui s’est produit à l’intersection de l’expérience analytique et d’une réalité qui la circonscrirait de l’extérieur tout en la pénétrant (par quels mystérieux processus ?) pour l’altérer. »562 Castel utilise le terme « psychanalysme » pour identifier la conception de

l’histoire de la psychanalyse qui oppose ainsi radicalement son développement interne à sa rencontre (dépeinte comme logiquement distincte et chronologiquement ultérieure) avec le monde social historique externe563.

559 Freud, « Autoprésentation », p. 94. Ce contraste entre les histoires « interne » et « externe » est repris dans Sigmund Freud, « Psychanalyse », in Jean Laplanche et al. (dir. publ.), Œuvres complètes. Psychanalyse XVII.

1923-1925, Paris : Presses universitaires de France, 1992, p. 295-296.

560 Castel, Le psychanalysme, p. 41. 561 Ibid., p. 22.

562 Ibid., p. 41.

563 L’importance primordiale des réflexions de Castel sur le « psychanalysme » pour le développement de l’histoire de la psychanalyse a été soulignée par Maïa Fansten. « Castel procède au décryptage de cette idéologisation du rapport entre l’analytique et l’extra-analytique et incite à ne pas prendre la rhétorique internaliste [c’est-à-dire la rhétorique produite à l’intérieur du milieu psychanalytique, n. de J.-B.L.] pour argent comptant. Son travail constitue, à ce titre, un cadre de référence pour qui souhaite aborder le discours du milieu psychanalytique » (Fansten, Le divan insoumis, p. 26.). Autrement dit, ces analyses du « psychanalysme » offrent une réelle critique des sources. Malheureusement, ces réflexions ont eu peu d’écho. Ainsi, aucun des 25 textes publiés dans un recueil récent portant sur la carrière sociologique de Castel (Robert Castel et Claude Martin (dir. publ.), Changements et pensées du changement ; échanges avec Robert Castel, Paris : La découverte, 2012) ne les discute. Mentionnons encore qu’au moins deux critiques ont été adressées à l’idée de « psychanalysme ». Elles ne sont guère convaincantes. (1) G. Charron affirme qu’il faudrait parler non pas de psychanalysme mais des « points aveugles » de la psychanalyse. La particularité de la conception du rapport de la psychanalyse au monde social historique présentée par le récit soustractif (et critiquée par Castel) découlerait simplement de la constitution de la psychanalyse comme discipline théorique : comme toute discipline, il lui faudrait, pour parler

L’histoire de la diffusion de la psychanalyse ne peut jamais, selon cette approche « dichotomique »564 et « manichéenne »565, viser que des travestissements de la psychanalyse,

des copies souillées et dégradées par l’incorporation dans un contexte socioculturel, « une série de “mésusages” ou d’altérations de la doctrine (dans le registre de sa “récupération” ou de sa trahison) », d’« errements », de « déviations » et d’« annexions qui marquent […] autant de degrés de dégradation par rapport à un noyau originaire », de « reflets affadis ou déformés d’une vérité originaire », de « déviations à partir d’une trajectoire idéale » qui engendrent en fin de compte une pseudo-psychanalyse, « réinterprétée, aplatie, déformée, voire trahie », fruit d’une « compromission » et d’une « contamination »566. En somme, « c’est simplement parce

qu’elle a oublié une absence originaire de lieu que la psychanalyse en vient à occuper les lieux les plus divers et à se “compromettre” dans le monde »567. Semblablement, ce récit soutient

que le foisonnement contemporain des discours sur la sexualité découle d’une volonté de voiler la vraie sexualité. Suivant ce récit, comme le remarque M. Foucault, « c’est même pour

de son objet (la psyché), s’abstenir de parler d’autres objets, dont l’histoire des sociétés humaines et la place que la psychanalyse y occupe (Ghyslain Charron, « Inconscient social de la psychanalyse et points aveugles du psychanalyste », Philosophiques, vol. 4, n° 2 (octobre 1977), p. 303). Cette objection méconnaît la spécificité et la radicalité de ce qui, comme nous l’avons vu, n’est pas simplement une négligence de l’appartenance de la psychanalyse au monde social historique, mais bien plutôt « un processus actif d’invalidation » de cette appartenance (Castel, Le psychanalysme, p. 12). (2) Pour sa part, Marcelo Otero propose une réinterprétation

dialectique du concept, en soutenant que l’évolution historique survenue depuis l’époque de la rédaction de Le psychanalysme a fait en sorte que « l’approfondissement du “psychanalysme” n’a plus besoin de la

psychanalyse » et que « celle-ci en est même devenue un obstacle » (Les règles de l’individualité

contemporaine ; santé mentale et société, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003, p. 22). Étant donné que le

terme « psychanalysme » désigne une manière de concevoir le rapport de la psychanalyse au monde social historique, nous ne voyons pas ce que peut vouloir dire cette assertion.

564 Castel, Le psychanalysme, p. 42. 565 Castel, La gestion des risques, p. 27.

566 Robert Castel (Le psychanalysme, p. 11, 28, 31, 41-42, 45 ; La gestion des risques, p. 163) paraphrase ici le récit soustractif. Marinelli et Mayer, Rêver avec Freud, p. 196, remarquent semblablement que dans cette approche soustractive, la diffusion de la psychanalyse représente une « pollution illégitime » de la psychanalyse. D’une manière assez typique, A. de Mijolla écrit : « Compromis, aménagements, édulcoration, Freud va en entendre parler » (De Mijolla, « La psychanalyse en France (1893-1965) », p. 22).

que les sujets continuent à ignorer ce qu’il en est de leur sexualité et de leur désir qu’il y a toute une production sociale de discours sur la sexualité »568.

En deux mots, comme l’écrit limpidement H. Kohut, la psychanalyse perdrait son essence en étant acceptée569.

*

La théorie de la récupération offre donc une réponse à notre problématique. Que vaut cette réponse ? Pour évaluer cette validité, nous procéderons ici en deux étapes. Dans un premier temps, nous montrerons que, même si cette théorie disait vrai, elle sous-estimerait tout de même dramatiquement la diffusion de la psychanalyse. Dans un second temps, nous nous demanderons si cette théorie dit bien vrai.

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