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2. CRITIQUE POSITIVE DE L’HISTORIOGRAPHIE

2.4 Conclusions de la revue de l’historiographie

2.4.1 À propos de l’histoire sociale de la psychanalyse

En somme, l’historiographie a surtout jusqu’ici analysé le contexte d’utilisations ponctuelles de la théorie du refoulement, en laissant dans l’ombre aussi bien la théorie du refoulement que son contexte historique. Ceci revient à dire que même l’explication des utilisations est partielle. En effet, comme nous l’avons fait remarquer plus haut dans la discussion du récit soustractif, l’explication des usages les plus ponctuels des discours psychanalytiques et l’explication de la diffusion du discours psychanalytique lui-même ne sont ici distinguées qu’à des fins analytiques de clarification ; en réalité, l’explication du premier phénomène s’appuie sur l’explication du second. Toutes les utilisations de la théorie du refoulement présupposent la reconnaissance de la théorie du refoulement. Nous rencontrons la question « générale » de la diffusion de la psychanalyse chaque fois que nous nous intéressons à des gens ayant rencontré la psychanalyse. Il faut ici écarter définitivement le préjugé

« atomiste »657 suivant lequel les récits historiques viseraient uniquement des événements

particuliers extrêmement ponctuels (très localisés dans le temps et l’espace) et seraient d’une essence différente des « grands récits », qui porteraient quant à eux sur des événements historiques d’une plus grande ampleur. L’idée selon laquelle l’histoire se limiterait à la seule étude des premiers types d’événements, donc d’événements très ponctuels, est fréquemment énoncée (quoique rarement formulée en détail, et encore moins souvent argumentée). Or comme le souligne B. Williams : « La déclaration selon laquelle il n’y aurait pas de sens global ou de grande ampleur à trouver dans le passé est elle-même une déclaration de grande ampleur et elle doit se conquérir, comme n’importe quelle autre. »658 Dans le cas qui nous

occupe, les prétentions « atomistes » sont clairement dénuées de pertinence. En effet, l’examen des usages ponctuels de la psychanalyse démontre que leur compréhension adéquate requiert tout aussi bien de les situer dans un contexte historique plus large. Ainsi, comme le fait remarquer S. Timpanaro, l’idée que la psychanalyse est à situer uniquement dans le contexte culturel restreint de la Vienne du début du XXe siècle est déjà réfutée par l’étendue de

la diffusion et du succès de la psychanalyse dans le monde occidental contemporain659. D’une

certaine manière, les historiens ayant abordé les divers agents historiques impliqués dans le devenir de la psychanalyse ont nécessairement abordé la question historique plus générale qui nous occupe ici. Même les travaux historiques radicalement empiristes, ceux-là qui tentent de

657 Nous nous inspirons ici de Paul Veyne, qui souligne que le passé historique « est indivisible à l’infini et n’est pas composé d’atomes événementiels » (Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, texte intégral, Paris : Seuil, 1996, p. 57).

658 Bernard Williams, Vérité et véracité ; essai de généalogie, Paris : Gallimard, 2006, p. 290. Taylor, L’Âge

séculier, p. 976, formule une remarque analogue.

659 Timpanaro, The Freudian Slip, p. 107. Le même type de critique est énoncé dans : Zaretsky, Secrets of the

Soul, p. 3-4 ; Forrester, « Freud, baromètre du XXe siècle », p. 92 et Wittels, Freud et la femme enfant, p. xiii-xiv. Il serait sans doute possible de reprendre cette remarque à propos des limites des travaux sur l’influence de la culture juive sur la psychanalyse. (Sur cette influence, cf. Marthe Robert, D’Œdipe à Moise ; Freud et la

conscience juive, Paris : Calmann-Lévy, 1974 ; John Murray Cuddihy, The Ordeal of Civility: Freud, Marx, Levi- Strauss and the Jewish Struggle with Modernity, New York: Basic Books, 1974 ; Dennis Klein, Jewish Origins of the Psychoanalytic Movement, New York: Praeger, 1981 ; McGrath, Freud’s Discovery of Psychoanalysis ;

David Bakan, Sigmund Freud and the Jewish Mystical Tradition, London: Free Association Books, 1990 ; Yosef Hayim Yerushalmi, Le Moïse de Freud ; Judaïsme terminable et interminable, Paris : Gallimard, 1993.)

se contenter de rapporter le récit des événements, dans la mesure où ils décrivent effectivement la diffusion de la psychanalyse, contribuent à révéler davantage son ampleur, et par là contribuent à rendre sensible le besoin d’une explication générale appropriée.

Formulons autrement le raisonnement qui précède : il existe une correspondance entre la position des théories dans le « tissu » que constitue le système théorique et la nature des racines sociales de ces théories. Les théories situées en périphérie du tissu trouvent leurs racines dans des circonstances historiques très localisées. En comparaison, celles situées au centre du tissu, dont la théorie du refoulement, trouvent leurs racines dans des circonstances historiques beaucoup moins sujettes au changement (voir le Tableau II. Localisation logique et historique des discours psychanalytiques, p. 172).

L’enquête sur l’utilisation des discours psychanalytiques particuliers doit donc situer ces utilisations dans plusieurs contextes, plus ou moins larges. En plus des contextes rapprochés dans lesquels s’inscrivent les discours psychanalytiques particuliers, il faut aussi aborder un contexte plus large, celui dans lequel s’inscrit la psychanalyse dans son ensemble. Tableau II. Localisation logique et historique des discours psychanalytiques

Tableau II.

Localisation logique et historique des discours psychanalytiques

A) Localisation dans la structure théorique B) Contexte

Utilisation ponctuelle de théories analytiques.

Ex. : imputation de motifs refoulés particuliers.

Contextes très ponctuels (ex. : contexte biographique).

Théories périphériques.

Ex. : Théorie de l’envie du pénis, théorie de la fausse conscience engendrée par les refoulements, etc.

Contextes relativement circonstanciels (ex. : contexte politique).

Théorie centrale.

Théorie du refoulement.

Contexte plus large de la modernité démocratique (contexte sociologique).

Une mise en contexte de la psychanalyse dans le contexte de la société démocratique contemporaine est encore extrêmement embryonnaire. L’absence d’une histoire sociale de la

psychanalyse se fait ici sentir660. P. Berger soulignait en 1965 que bien qu’il existe « des

analyses excellentes faites […] sur des aspects partiels, spécifiques, du phénomène psychanalytique », malgré tout « il reste un trou énorme lorsqu’on en vient à l’analyse sociologique du phénomène comme un tout »661. Il nous semble que les choses n’ont pas

fondamentalement changé depuis lors.

Cette mise en contexte social doit bien être distinguée des mises en contexte politique que nous venons d’aborder. Au début d’un essai sur le nationalisme, l’historien B. Anderson soutient que la compréhension de ce dernier phénomène serait « plus facile, si on considérait qu’il appartenait au même ordre de phénomènes que la “parenté” ou la “religion”, plutôt qu’à celui du “libéralisme” ou du “fascisme” »662. Cette remarque peut être transposée à l’étude de

la psychanalyse. Le fait que cette dernière ait été reçue favorablement par des gens appartenant à des camps politiques très variés suggère qu’elle gagne à être décrite comme un phénomène qui s’inscrit dans le tissu des mœurs et de la culture des sociétés démocratiques contemporaines. La psychanalyse, suivant plusieurs des témoignages aperçus au chapitre un, s’est profondément inscrite dans la culture contemporaine. D’ailleurs, nous avons aussi vu dans ce premier chapitre que la psychanalyse, dans plusieurs sociétés, était devenue familière, que les propos psychanalytiques y étaient plus ou moins habituels. L’approche cynique de l’histoire de la psychanalyse, en faisant de la psychanalyse le fruit des stratégies réfléchies des acteurs historiques, s’avère incapable de rendre compte de ce caractère familier de la psychanalyse. Ainsi, nous avons tout lieu de supposer que les éléments de réponse à la problématique qui nous occupe sont sociologiques plutôt que politiques : qu’ils appartiennent aux idées communes, implicites et indisputées qui forment les mœurs des sociétés

660 A. de Swaan souligne que « there remains a surprising scarcity of sociology of psychoanalysis » (Swaan,

Management of Normality, p. 75) ; A. Ehrenberg attire l’attention sur « la rareté des travaux d’histoire sociale et

de sociologie historique de la psychanalyse » (Ehrenberg, La société du malaise, p. 363). Cf. Lézé, L’autorité des

psychanalystes, p. 27.

661 Berger, Affrontés à la modernité, p. 49.

662 Benedict Anderson, L’imaginaire national ; réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris : La découverte, 2002, p. 19.

démocratiques contemporaines, plutôt qu’aux idées disputées, et qui sont l’objet d’une délibération réfléchie, qui constituent l’objet des débats politiques663.

Cette question des rapports entre le monde social et la psychanalyse a fait couler beaucoup d’encre. Ne serait-ce que parce que, comme plusieurs l’ont remarqué664, le terme

« social » est profondément équivoque, quelques éclaircissements sur ce que nous entendons par « histoire sociale de la psychanalyse » ne sont pas superflus. Que faut-il entendre ici par « histoire sociale » de la psychanalyse ? Est-ce une histoire « collective » ou encore une histoire « populaire » de la psychanalyse ?

L’assimilation du social au collectif apparaît limpidement dans les réflexions de J. C. Burnham et P.-H. Castel sur les conditions de rédactions de l’Interprétation des rêves. Nous pouvions croire que cet ouvrage, qui a été écrit durant la période de la supposée « splendid isolation » de Freud665, a été écrit uniquement par celui-ci. L. Marinelli et A. Mayer montrent

qu’au contraire que ce livre a grandement bénéficié des commentaires de plusieurs personnes dans l’entourage de Freud666. J. C. Burnham et P.-H. Castel supposent que cette découverte –

qui tend bien à démontrer que la psychanalyse est plus une « création collective » qu’on l’a cru – démontre par le fait même que la psychanalyse est plus sociale qu’on ne l’a cru667. En

663 É. Durkheim note que les différents États forment les « centres directeurs et conscients de la société » (Émile Durkheim, Le socialisme, Paris : Presses universitaires de France, 1992, p. 49). En comparaison, « les habitudes, les tendances, les mœurs » sont « les sphères moins conscientes » de la vie sociale (Émile Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, Paris : Kimé, 2008, p. 76).

664 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris : Flammarion, 1988, p. 95 ; Weber, Essais sur

la théorie de la science, p. 146 ; Max Weber, Économie et société, vol. 1. Les catégories de la sociologie, Paris :

Plon, 1995, p. 28 ; Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris : Armand Colin, 1953, p. 19-20 ; Elias, La

société des individus, p. 37.

665 Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », p. 264. 666 Marinelli et Mayer, Rêver avec Freud.

667 John C. Burnham, “The ‘New Freud Studies’: A Historiographical Shift,” Journal of the Historical Society, vol. 6, nº 2 (2006), p. 223-225 ; Pierre-Henri Castel, « “L’interprétation du rêve” de Freud : état actuel des fouilles » (Vendredi 18 décembre 2009). Nonfiction.fr. Le quotidien des livres et des idées. [Compte-rendu de Marinelli et Mayer, Rêver avec Freud. 332 p.] Source URL : http://www.nonfiction.fr/article-3009- linterpretation_du_reve_de_freud_etat_actuel_des_fouilles.htm (consulté le 7 avril 2010.)

partant de cette assimilation de « social » à « collectif », nous pourrions répartir les ouvrages de Freud en deux catégories : ceux ayant bénéficié d’une collaboration et ceux qui n’ont pas bénéficié d’une telle collaboration. Si nous suivions l’approche de Burnham et P.-H. Castel, il nous faudrait dire que les premiers seraient sociaux, mais pas les seconds. Nous voilà revenus à l’approche suivie par le récit soustractif, qui oppose l’individu seul à l’individu qui interagit avec autrui. L’assimilation du social au collectif ne nous avance donc guère. Il nous faut trouver les moyens de comprendre en quoi Freud demeurait un être socialisé même lorsqu’il était seul.

Le terme social est aussi fréquemment utilisé comme synonyme de populaire. Or traiter d’une histoire « populaire » de la psychanalyse ne nous mènerait pas plus loin, la psychanalyse n’ayant le plus souvent touché qu’indirectement les classes « populaires ». La psychanalyse a surtout trouvé des adeptes dans les classes moyennes.

Parfois encore, le terme histoire sociale est utilisé comme synonyme d’une histoire vue d’en bas. Dans un ouvrage qui a contribué pour beaucoup à définir cette approche, Edward P. Thompson attribue à cette histoire « vue d’en bas » une fonction, celle d’offrir un remède aux maux produits par une autre histoire, celle « vue d’en haut ». L’histoire « vue d’en bas » offre ses services aux acteurs historiques qui sont des victimes posthumes de « l’immense condescendance de la postérité »668. L’histoire de la psychanalyse, nous l’avons vu, n’a pas été

avare de cette condescendance, dès lors qu’elle s’est intéressée aux adeptes « ordinaires » de la psychanalyse. Elle a le plus souvent réservé son admiration à des adeptes choisis, ceux que nous pourrions appeler des virtuoses de la plongée dans l’intrapsychique. Une histoire de la psychanalyse « vue d’en bas », depuis la perspective de ces adeptes ordinaires, apparaît donc pertinente et fertile. Néanmoins, une telle histoire est incapable d’éclairer la problématique que nous abordons ici. Une telle approche bute sur deux obstacles. D’une part, une telle histoire « vue d’en bas », tout comme une histoire « collective », maintient les dichotomies du récit soustractif qui empêchent la saisie de l’unité de la psychanalyse : dichotomie entre les psychanalystes et les adeptes ordinaires, entre Freud et ses héritiers, etc. D’autre part, l’histoire de la psychanalyse vue d’en bas ne permet pas la critique des sources qui est ici

requise. Examinons ce dernier point. L’histoire « vue d’en bas » s’oppose à une histoire « vue d’en haut », jugée responsable de la « condescendance ». À cette histoire traditionnelle soucieuse de transmettre la perspective des acteurs historiques « d’en haut », elle oppose une autre histoire, soucieuse de transmettre la perspective des acteurs historiques « d’en bas ». L’histoire « vue d’en bas » conserve donc l’idée que l’histoire joue un rôle de passeur, qu’elle transmet le « point de vue » d’acteurs historiques sur des événements donnés. (Elle oppose à l’histoire traditionnelle, soucieuse de rapporter la perspective « d’en haut » de certains acteurs historiques, l’importance de rapporter la perspective « d’en bas » d’autres acteurs historiques.) Or, comme nous l’avons vu au premier chapitre, l’objet qui nous intéresse ici, la croyance en la psychanalyse, est une croyance qui n’est pas exprimée volontairement ; en fait, en raison précisément de cette croyance, la psychanalyse est un objet qui s’inscrit dans une culture « invisible » : elle devient un objet qui « va de soi » et n’est plus remarqué par ces acteurs. En adoptant la perspective d’acteurs historiques, une histoire « vue d’en bas » ne se donne pas les moyens de répondre à des questions portant sur des phénomènes qui échappaient à l’attention de ces acteurs et qui donc n’entraient pas dans leur « point de vue » ou leur « perspective ».

Notons que selon chacune de ces approches de l’histoire sociale, la « société » n’est qu’une manière de parler. Ce qui existerait réellement, c’est encore et toujours la perspective de différents individus (des individus rassemblés en un collectif, ou bien des individus dénigrés par l’historiographie, etc.). Or ce qui apparaît ici nécessaire, c’est de situer la psychanalyse dans le tissu des relations sociales. Voilà pourquoi il existe un besoin criant d’une réelle « histoire sociale de la psychanalyse ». Pour développer celle-ci, nous pouvons nous tourner vers une approche « réaliste » de la société, en reprenant l’idée, formulée par Fauconnet et Mauss, qu’il existe bien « une vie de la société, distincte de celle que mènent les individus ou plutôt distincte de celle qu’ils mèneraient s’ils vivaient isolés »669. Notons qu’ici

la vie d’individus socialisés n’est pas conçue par un contraste avec la vie d’individus temporairement isolés, mais à celle des individus qui vivent isolés. Fauconnet et Mauss ne rabattent pas l’opposition entre le social et l’individuel sur celle entre les individus rassemblés

669 Paul Fauconnet et Marcel Mauss, « Sociologie », in Marcel Mauss, Œuvres, 3. Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris : Minuit, 1994, p. 142.

collectivement et ceux qui sont isolés. Pour ces auteurs, les individus qui à un moment ou un autre sont isolés ne sont pas pour autant ces individus qui vivent isolés. Même seuls, ils demeurent des individus formés par la socialisation.

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