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1. LA DIFFUSION SURPRENANTE DE LA PSYCHANALYSE AU XX E SIÈCLE

1.1 Traits saillants de la diffusion de la psychanalyse au XX e siècle

1.1.4 Profondeur de la diffusion

1.1.4.3 Incorporation du modèle dans la perception de la réalité

Comme le souligne Swain, cette conviction doit être telle que la théorie se confonde, jusqu’à un certain point, avec la perception du monde. J. Laplanche remarque que Freud, après avoir initialement traitées d’abord plusieurs de ses théories comme de simples « expériences de pensées », en vint progressivement à les traiter comme des objets présents dans le monde.

127 Ibid., p. 34. 128 Ibid., p. 34.

129 Le patient de la cure « est prêt à assumer tant de sacrifices, temps, argent, peine et surmontement de soi » (Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 297). La cure analytique comporte « des exigences élevées » (Freud, La technique psychanalytique, p. 32), elle implique « des sacrifices considérables, en temps et en efforts, quand ce n’est pas en argent » (Freud, L’enfant dans la psychanalyse, p. 274).

Dans ce processus, chacune de ces théories « “prend” peu à peu, comme prend une mayonnaise »130. Un mouvement analogue peut être perçu dans la diffusion de la psychanalyse

auprès d’un large public. Dans certains cas, les constructions théoriques proposées par la psychanalyse ne furent plus tant perçues par ce public comme des constructions théoriques que comme des éléments du monde, des éléments qui étaient (pour reprendre les termes de Swain) inscrits franchement dans le perçu. Les différents usages pratiques de la psychanalyse démontrent qu’elle a coloré non seulement des conceptions réfléchies, mais encore, bien plus profondément, la perception spontanée du monde. Voilà qui démontre que la psychanalyse, comme le remarque justement Freud, « ne se laisse pas manier aussi aisément que des lunettes qu’on chausse pour lire et qu’on enlève pour aller se promener »131. La personne qui s’était

habituée à voir le monde au travers des lunettes psychanalytiques ne pouvait plus retirer celles-ci à volonté. Elle ne pouvait plus percevoir le monde comme elle le percevait avant de rencontrer la psychanalyse132. Les entités postulées par les théories psychanalytiques ne furent

pas tant perçues comme des hypothèses visant à décrire et expliquer différents phénomènes que comme des éléments du monde naturel. L. Wittgenstein note quelque part que nous sommes tellement habitués à l’image de la théorie atomistique que c’est comme si nous avions tous vu des atomes133. Les entités que décrit la psychanalyse se trouvèrent dans une situation

analogue. Les adeptes de la psychanalyse, remarque S. Moscovici, sont portés à percevoir directement certains phénomènes dans des termes psychanalytiques. C’était par exemple le cas

130 Jean Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris : Presses universitaires de France, 2008, p. 16-17. Freud écrivait en 1929, à propos de sa « théorie de l’instinct de mort », qui avait été largement contestée, y compris parmi les rangs des psychanalystes : « Je n’avais au début soutenu qu’à titre d’essai […] les conceptions développées ici, mais au cours du temps elles ont acquis sur moi un tel pouvoir que je ne puis plus penser autrement. » (Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture, Paris : Presses universitaires de France, 2000, p. 61.)

131 Freud, Nouvelles conférences, p. 204. Voir la remarque analogue de L. Binswanger (lettre à Freud du 27 août 1924, in Sigmund Freud et Ludwig Binswanger, Correspondance, 1908-1938, Paris : Calmann-Lévy, 1995, p. 251).

132 H. Putnam écrit que c’est parce que nous voyons maintenant le monde à travers les lunettes de Freud (« veda il mondo attraverso le lenti di Freud ») que nous ne sommes plus libre de vivre dans un monde pré-freudien (Putnam, S. t., p. 3-4).

de la timidité : « Certaines conduites, au lieu d’être décrites comme conduites de timidité à partir de ce que l’on voit, sont envisagées comme des manifestations évidentes d’un “complexe de timidité” qu’on conçoit sans le voir et localisé dans l’individu. »134 Une telle

modalité de saisie du réel rend « le concept et la perception en quelque sorte interchangeables »135. Cette interchangeabilité « entre concept et perception, l’un pénétrant

dans l’autre, transformant la substance concrète commune, crée l’impression de “réalisme”, de matérialité des abstractions »136. Ainsi, « la personne qui, à la suite de la psychanalyse, connaît

l’importance des “complexes” les constate et les rencontre assidûment »137. En somme, nous

dirons qu’il a existé un processus de « naturalisation » de la psychanalyse, au sens que Moscovici accorde à ce terme : « acceptation d’un modèle comme réel »138. La psychanalyse

était passée d’une théorie qui se voulait « expression générale, abstraite, d’une série de phénomènes » à une théorie qui offrait une « traduction immédiate du réel »139.

En reprenant le raisonnement de G. Swain, nous dirons que les usages pratiques de la psychanalyse sont autant d’indices de cette large incorporation du modèle dans la perception de la réalité. Différents témoins ont observé ce processus de « naturalisation » de la théorie analytique. Par exemple, P. L. Berger observait que plusieurs affirmations centrales de la

134 Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, p. 55. 135 Ibid., p. 55.

136 Ibid., p. 56. 137 Ibid., p. 50.

138 Ibid., p. 355. Dans les termes empruntés à P. Bourdieu, nous dirons que cette naturalisation consiste en un passage « du modèle de la réalité à la réalité du modèle » (Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris : Minuit, 1980, p. 67). Peut-être faut-il dire que la présence de timidité n’était plus traitée comme la conséquence d’un « complexe de timidité », mais plutôt comme un critère de ce complexe.

139 Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, p. 123. Les théories de Freud ne semblaient plus tant des théories que des rappels de réalités physiques, biologiques. K. Burke notait que les théories de Freud avaient « the appearance of great materiality » ; Freud persuadait « by its constant reference to things so “simple” and “real” as children and human bodies » (Kenneth Burke, “Democracy of the Sick,” The Kenyon Review, vol. 21, nº 4 (Autumn 1959), p. 641). B. Friedan écrivait que Freud « had the ability to see and describe psychological phenomena so vividly that whether his concepts were given names borrowed from physiology, philosophy, or literature—penis envy, ego, Oedipus complex—they seemed to have a concrete physical reality » (Friedan, The

théorie psychanalytique, dans différents milieux cultivés des États-Unis des années 1960, en étaient venues à appartenir « à ces affirmations au sujet de la nature de la réalité que chaque personne sensée, dans une société, croit naturelles140 ». Ainsi, « la mise en question de

l’existence de l’inconscient dans une réunion d’Américains cultivés serait vraisemblablement un signe de dérangement mental comme le serait la mise en question de la théorie bacillaire de la maladie »141. En 1976, J. Bouveresse affirmait que les langages et les concepts

psychanalytiques « se sont intégrés à ce point à nos méthodes de description des faits psychiques et à notre univers culturel que la question de leur justification n’a même plus réellement de sens clair. »142 La psychanalyse « n’est pas une théorie que l’on teste mais une

théorie que l’on pratique »143. M. Merleau-Ponty remarquait semblablement que la

psychanalyse, à certains moments, « cesse tout à fait d’être une conception que l’on puisse justifier ou discuter par des cas » 144.

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