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2. CRITIQUE POSITIVE DE L’HISTORIOGRAPHIE

2.1 La réception de la psychanalyse selon le récit soustractif

2.1.4 Une histoire soustraite à l’histoire

2.1.4.3 Un récit sociocentrique

Dans le récit soustractif, nous l’avons vu, l’ample diffusion de la psychanalyse est un phénomène qui pour ainsi dire va de soi. Ce qui pose problème, et ce qui appellerait une véritable explication historique, c’est l’absence de cette diffusion, c’est-à-dire aussi bien l’ignorance de la psychanalyse dans différentes sociétés passées et présentes que l’indifférence ou les réticences qu’elle a rencontrées dans les sociétés occidentales contemporaines. Ce refus des contemporains constituerait « un sombre mystère »528.

Cette absence apparaît tellement anormale aux tenants du récit soustractif qu’elle occupe toute leur attention, rendant invisible l’ample acceptation de la psychanalyse. Différentes explications sont fournies pour comprendre ce qui est présenté simultanément comme une ignorance et un refus. On suppose par exemple que les sociétés qui ignorent la théorie du refoulement sont des sociétés dans lesquelles les refoulements demeurent encore

526 John E. Toews, “Historicizing Psychoanalysis: Freud in his Time and for our Time,” The Journal of Modern

History, vol. 63, nº 3 (sept. 1991), p. 507-508, décrit la demarche suivie par Peter Gay, Freud: A Life for Our Time, New York: W.W. Norton, 2006.

527 L’idée que l’enquête historique devrait se contenter de rapporter les récits des témoins directs des événements qu’elle aborde s’appuie sur des présupposés empiristes que la recherche historique a surmonté dès l’époque moderne (Krysztof Pomian, Sur l’histoire, Paris : Gallimard, 1999, p. 81-120).

voilés529. Les théories protopsychologiques dont ces sociétés se servent pour décrire les

motivations et les hésitations humaines sont elles-mêmes expliquées comme découlant de refoulements530. Lorsque l’absence de discours analytique est traitée non plus comme la conséquence d’un refoulement, mais plutôt comme un critère de refoulement, cette hypothèse devient un axiome : on applique alors de toute façon cette manière de voir, sans que des faits puissent la démentir.

Dans cette approche faussement comparative, la situation des classes moyennes des sociétés occidentales contemporaine constitue la norme à partir de laquelle on évalue les autres sociétés : grâce à la psychanalyse, nous connaîtrions et reconnaîtrions la nature humaine, que les autres sociétés, en comparaison, méconnaîtraient plus ou moins radicalement. L’ampleur de « l’ignorance » de ces dernières, remarque justement M. Foucault, est alors « mesurée à ce que nous supposons savoir »531. Ainsi, dans cette perspective

sociocentriste, les recherches sont en réalité guidées par la question : « pourquoi les autres groupes sociaux ne sont-ils pas comme nous? » La réception de la psychanalyse est dépeinte comme le simple sous-produit de l’évolution de la raison, comme le déploiement d’une capacité latente de compréhension d’un monde naturel intérieur – notamment à la suite du renversement de différentes coutumes et traditions, ravalées ici au rang d’obstacles

529 La théorie du refoulement autorise ici tous les anachronismes, puisqu’elle permet d’attribuer aux prédécesseurs de Freud la connaissance et les croyances (refoulées) présentes chez ses contemporains.

530 Dans une telle approche, comme le souligne R. Horton, ces théories autochtones sont abordées comme des systèmes de projection symboliques de désirs refoulés devant être expliquées dans les termes de la psychanalyse (“systems of symbolism-cum-projection which are to be explained in terms of Freudian doctrine”) (Robin Horton, “Social Psychologies: African and Western,” in Meyer Fortes and Robin Horton, Œdipus and Job in

West African Religion, Cambridge: Cambridge University Press, 1983, p. 79).

531 Foucault, Histoire de la sexualité 1, p. 98. Par là, Freud apparaît dans la destinée de l’humanité « comme la coupure radicale à partir de quoi tout le reste doit être repensé » (Foucault, Dits et écrits II, p. 314). Foucault se demande encore pourquoi « nous nous sommes attribués le mérite d’avoir, les premiers, accordé au sexe, contre toute une morale millénaire, l’importance que nous disons être la sienne » et s’interroge « sur ce qui a pu nous rendre si présomptueux » (Foucault, Histoire de la sexualité 1, p. 208-209). Gellner, La ruse de la déraison, p. 124, propose une réflexion analogue.

épistémiques532. Ces coutumes et moeurs traditionnelles constitueraient des moyens de

refoulement d’une nature humaine qui n’aurait enfin pu être exprimée et connue que dans nos sociétés533.

Dans ce récit sociocentriste, les conditions historiques qui ont permis l’apparition de la psychanalyse sont des conditions négatives : il aurait fallu écarter les « voiles » (coutumes, mœurs, tabous, etc.) qui gênaient sa vérité manifeste, pour reprendre l’image proposée par Popper. Voilà ce que Charles Taylor appelle un récit de la modernité « par soustraction » (substraction story) : un récit qui conçoit la modernité comme ce qui reste après que le développement de la science et la destruction d’anciennes communautés eurent libéré l’individu archaïque de ses idées religieuses et métaphysiques534. Ce type de récit définit la

modernité d’une manière acculturelle, puisque la psychanalyse aurait essentiellement pu émerger dans n’importe quelle culture :

[…] modernity in this kind of theory is understood as issuing from a rational or social operation that is culture-neutral. This is not to say that the theory cannot acknowledge good historical reasons why this transformation first arose in one civilization rather

532 Les difficultés rencontrées dans l’implantation de la psychanalyse dans des sociétés non-occidentales pourraient être traitées, d’une manière beaucoup plus fructueuse, comme le fruit d’un choc entre deux cultures. Ainsi, ces difficultés pourraient servir à dégager les racines culturelles de la psychanalyse. Il serait par exemple possible d’aborder l’approche psychanalytique adaptée aux Japonais proposée par le psychanalyste Takeo Doi comme le fruit d’un choc. Cf. Takeo Doi, Le jeu de l’indulgence ; étude de psychologie fondée sur le concept

japonais d’amae, Paris : Le sycomore, 1991 ; Takahashi, « La psychanalyse au Japon », p. 429-431.

533 Plusieurs auteurs ont opposé à cette approche sociocentriste une approche comparative. Cf. Foucault, Histoire

de la sexualité 1, p. 208-209 ; Foucault, Dits et écrits II, p. 423 ; Claude Lévi-Strauss, La potière jalouse, Paris :

Presses Pockett, 2005, p. 243-268 ; Merleau-Ponty, Signes, p. 153 ; Steiner, Nostalgie de l’absolu, p. 31 et suiv. ; Jean-Pierre Vernant, « “Œdipe” sans complexe », in Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et

tragédie en Grèce Ancienne, tome 1, Paris : La découverte, 2001, p. 75-98 ; Théry, La distinction de sexe,

seconde partie ; Wittgenstein, Leçons et conversations, p. 104-105.

534 Cette conception « soustractive » est discutée dans Charles Taylor, “Modernity and the Rise of the Public Sphere,” in Grethe B. Peterson (dir. publ.), Tanner Lectures on Human Values, vol. 14, Salt Lake City : University of Utah Press, 1993, p. 203-60 ; Charles Taylor, “Two Theories of Modernity,” Hastings Center

Report, vol. 25, nº 2 (March-April 1995), p. 24-33 ; Charles Taylor, Modern Social Imaginaries, Durham et

than another, or why some may undergo it more easily than others. The point rather is that the operation is defined not in terms of its specific point of arrival, but as a general function that can take any specific culture as its input.535

Cela revient à dire que l’histoire de la reconnaissance accordée à la psychanalyse ne serait rien d’autre, en définitive, que l’histoire de la reconnaissance de la nature humaine elle- même. Voilà pourquoi la psychanalyse, d’une certaine manière, aurait pu apparaître dans n’importe quel contexte historique. Dans cette perspective, la tentative de réellement mettre en contexte historique la psychanalyse apparaît comme rien de moins qu’un refus de reconnaître l’existence de cette nature humaine. De cette manière, comme le remarque justement R. Castel, l’histoire ne serait rien d’autre, qu’« une scène que la psychanalyse traverse par accident »536. En reprenant un mot célèbre de K. Marx, nous pourrions dire que suivant cette

conception soustractive, « il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus »537. Il y a eu de

l’histoire, puisqu’il y a eu des pratiques et des moeurs traditionnelles très différentes des nôtres ; il n’y a plus d’histoire, parce que nos pratiques et nos moeurs sont plutôt présentées comme aculturelles et partant comme naturelles et éternelles.

Dans le récit soustractif, la réception de la psychanalyse est dépeinte comme résultant du simple retrait des traditions et coutumes qui empêchaient l’expression de la nature intérieure des individus et constituaient ainsi autant d’obstacles épistémiques à la compréhension de cette nature. Nous trouvons un exemple très clair de cette approche dans une étude d’E. Zaretsky, qui soutient qu’une diffusion ample de la psychanalyse a été rendue possible par le fordisme, parce que cette forme contemporaine d’organisation du travail, en offrant aux ouvriers des salaires plus élevés et en exigeant d’eux des heures de travail moins prolongées que dans le passé, laissait à chacun d’eux un espace privé dans lequel il pouvait déployer son individualité538. Une autre variante est proposée par É. Roudinesco et M. Plon,

qui affirment que l’accueil favorable offert à la psychanalyse en milieu urbain s’explique par le fait que les habitants des villes, « en général détachés de leurs racines, repliés sur un noyau

535 Taylor, “Two Theories of Modernity,” p. 25. 536 Castel, Le psychanalysme, p. 45.

537 Karl Marx, Misère de la philosophie, Paris : Payot, 2002, p.175. 538 Zaretsky, Secrets of the Soul, p. 141.

familial restreint et immergés dans l’anonymat et le cosmopolitanisme », sont plus enclins à vivre une solitude « propice à l’exploration de l’inconscient »539. Lorsque R. Girard soutient

que le « surgissement de la psychanalyse est historiquement déterminé par l’avènement du moderne », et que ce dernier est « une étrange sorte de non-culture ou d’anticulture »540, il

propose lui aussi un récit par soustraction.

En dernière analyse, c’est aussi le cas de la thèse subtile et profonde proposée par N. Elias dans sa recherche historique sur la théorie anthropologique de l’intériorité radicale (conception qu’il appelle aussi, comme nous l’avons vu, la théorie de l’homo clausus). Pourquoi cette image particulière de l’être humain est-elle apparue, pourquoi a-t-elle été largement reconnue ? Elias avance que la figure de l’homo clausus apparaît dans les sociétés moderne et contemporaine à la suite d’un développement approfondi de différentes formes d’« autocontrôle »541. C’est en raison de ce contrôle de soi poussé que les contemporains

seraient portés à juger crédible l’image de l’homo clausus.

C’est par la manière particulière dont le récit d’Elias décrit ces formes d’autocontrôle que nous pouvons le ranger parmi les récits soustractifs. L’image de l’homo clausus, écrit Elias,

exprime une empreinte historique très particulière de l’individu par un tissu de relations, une forme de coexistence avec les autres de structure très spécifique. Ce qui parle en l’occurrence, c’est la conscience de soi d’êtres que la constitution de leur société a forcés à un très haut degré de réserve, de contrôle des réactions affectives, d’inhibitions ou de transformations de l’instinct, et qui sont habitués à reléguer une foule de dispositions, de manifestations instinctives et de désirs dans les enclaves de l’intimité, à l’abri des regards du « monde extérieur », voire dans les caves du domicile

539 Roudinesco et Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, p. 452. 540 René Girard, La violence et le sacré, Paris : Grasset, 1978, p. 261.

541 Le développement historique de ces formes d’autocontrainte est décrit dans Norbert Elias, La civilisation des

mœurs, Paris : Calmann-Lévy, 1989 et Elias, La dynamique de l’Occident. Ce développement découlerait d’une

division du travail accrue : les capacités de coopération et de prévision demandées par cette dernière exigeraient des partenaires des actions collectives une plus grande maîtrise de leurs pulsions. Elias propose donc une articulation de deux explications : l’apparition et la diffusion de la figure de l’homo clausus découleraient d’un autocontrôle accru, lequel, pour sa part, serait expliquable par les besoins d’une division du travail plus poussée.

intérieur, dans le subconscient ou l’inconscient.542

L’historicisation de l’homo clausus annoncée dans la première phrase (sa localisation dans « un tissu de relations […] très spécifique ») tombe à l’eau dès la suivante. En effet, en affirmant que celui qui chasse de sa conscience certains de ses désirs est en fait occupé à « reléguer une foule de dispositions, de manifestations instinctives et de désirs dans les enclaves de l’intimité, à l’abri des regards du “monde extérieur”, voire dans les caves du domicile intérieur, dans le subconscient ou l’inconscient », Elias ne fait rien d’autre que décrire la diffusion de la théorie de l’homo clausus en recourant à la théorie du refoulement. Or cette dernière, nous l’avons vu, n’est rien d’autre qu’une des variantes de l’homo clausus, (elle propose une sorte de duplication de cette théorie : une intériorité dans l’intériorité). Autrement dit, Elias, en recourant ainsi à la théorie du refoulement, s’appuie sur la théorie de l’homo clausus pour expliquer l’apparition et la diffusion de la théorie de l’homo clausus : si la société contemporaine adhère à la notion d’homo clausus, c’est parce qu’en poussant un grand nombre de ses membres à refouler leurs pensées dans une « région » psychique séparée (« l »’inconscient), elle démontrerait la vérité de la notion d’homo clausus. En somme, la vérité manifeste de la théorie de l’homo clausus expliquerait l’accueil favorable qui est offert à cette théorie.

Notons aussi que ce récit ne peut que supposer que les « enclaves de l’intimité » et les « caves du domicile intérieur, dans le subconscient ou l’inconscient » existent et ont existé chez tous les êtres humains, bien avant qu’elles soient plus fréquemment utilisées sous la pression des besoins du monde « extérieur ». Elias, loin de décrire l’image d’une intériorité radicale comme une « empreinte historique », affirme donc l’existence transhistorique d’une intériorité radicale. Ainsi, la thèse d’Elias suppose que la société contemporaine où prévalent les théories de l’homo clausus (y compris la théorie du refoulement) serait la société qui révèlerait la vérité universelle de cette image de l’homme. La société contemporaine où se propage la psychanalyse est la société qui révèlerait la vérité de toutes les sociétés où la psychanalyse est absente : l’image de l’homo clausus est « liée à la tension entre fonctions du moi et du surmoi d’un côté, et fonctions de l’instinct de l’autre côté, tension qui existe certes

dans toutes les sociétés, mais qui est devenue aujourd’hui particulièrement forte et omniprésente avec l’avance du processus de civilisation »543.

*

Si le récit soustractif a largement présenté l’histoire de la psychanalyse d’une manière ahistorique et acculturelle, c’est, nous l’avons vu, parce qu’il a conçu la psychanalyse comme une théorie scientifique déterminée par la seule observation de faits naturels présociaux544 et

une pratique individuelle en rupture absolue avec les conventions sociales. Dans ce récit soustractif tout à la fois « intellectualiste » et individualiste, la tentative d’historicisation de la psychanalyse apparaît inintéressante, voire dépourvue de sens. La psychanalyse apparaît simplement comme une activité de description de la nature universelle de l’individu humain et comme une pratique thérapeutique s’appuyant sur cette description.

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