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1. LA DIFFUSION SURPRENANTE DE LA PSYCHANALYSE AU XX E SIÈCLE

1.1 Traits saillants de la diffusion de la psychanalyse au XX e siècle

1.1.4 Profondeur de la diffusion

1.1.4.7 La croyance déclarée et la croyance trahie

À quoi attachons-nous ici le qualificatif « profond », quand nous parlons de la profondeur de la diffusion de la psychanalyse ? Désignons-nous une idéologie, une adhésion, une croyance, etc. ?176 Le terme de « croyance » n’est peut-être pas le plus heureux. Il évoque

la croyance chrétienne qui est manifestée dans une prière, le « credo » (« Je crois en Dieu, le Père Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre… »), qui est une véritable profession de foi. Le Chrétien, en énonçant cette prière, ne fait pas que manifester une croyance, il proclame délibérément sa croyance dans un dogme, de manière à affirmer son orthodoxie et à se faire reconnaître comme Chrétien. Or, une telle forme de croyance est très différente de la croyance que l’on vient d’envisager, qui justement n’est ni affichée, ni décidée177. S. Lézé relève que les

adeptes de la psychanalyse « ne croient pas en la psychanalyse »178. Il veut dire par là, nous

semble-t-il, que ces adeptes n’ont pas le même rapport à la psychanalyse que celui que les chrétiens ont à leur dogme. Il est donc plus juste de dire que les adeptes de la psychanalyse se fient à des théories analytiques.

La comparaison avec le credo laisse voir que les croyances existent sous des modalités très variées. Plus spécifiquement, plusieurs croyances s’expriment d’une manière beaucoup

176 Nous éviterons ici le terme « idéologie ». Ce terme a reçu une extraordinaire variété de définitions (Gérard Duprat (dir. publ.), L’Analyse des idéologies ; 1. Problématiques, Paris : Galilée, 1980 ; Gérard Duprat (dir. publ.), L’Analyse des idéologies ; 2. Thématiques, Paris : Galilée, 1983 ; Raymond Boudon, L’idéologie, ou

l’origine des idées reçues, Paris : Fayard, 1986 ; Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Paris : Seuil, 2005 ; Nestor

Capdevila, Le concept d’idéologie, Paris : Presses Universitaires de France, 2004 ; Vincent Descombes, « Structuralisme », in Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir. publ.), Dictionnaire de philosophie politique, Paris : Presses universitaires de France, 2005, p. 647). Il est donc chargé de toute une série de connotations susceptibles de susciter des malentendus.

177 Nous laissons ici de côté une autre différence importante : le fait que le dogme proclamé par le credo, chez la plupart des chrétiens contemporains, porte sur un phénomène (Dieu) considéré comme surnaturel, alors que la théorie psychanalytique se veut une théorie de phénomènes pleinement naturels.

moins explicite que dans un credo. C. S. Peirce souligne qu’il existe non seulement des croyances que les gens décident d’afficher par des déclarations, mais aussi des croyances qu’ils trahissent par leurs actions179. Pour ainsi dire, la croyance qui nous occupe ici n’est

donc pas tant une croyance en la psychanalyse que ce que nous pourrions appeler une croyance que la psychanalyse : une croyance trahie par toutes les actions qui s’appuient sur des diagnostics psychanalytiques. Ces actions révèlent une croyance que la psychanalyse est bel et bien en mesure de jeter une lumière sur différents événements rencontrés, que ceux-ci sont bel et bien provoqués par l’action des entités intérieures (le ça, le surmoi, etc.) qu’invoque la psychanalyse. Par exemple, les adeptes de la psychanalyse qui trouvent « vraisemblable que les opérations manquées ont un sens »180 manifestent ainsi qu’ils se fient

à la théorie psychanalytique. Une « croyance que » (qui peut ainsi être trahie dans l’action) n’est pas moins réelle ou profonde qu’une « croyance en » (qui est affichée dans une déclaration). En réalité, le fait qu’une « croyance que » ne se manifeste pas comme croyance, et qu’elle comporte des conséquences pratiques pour son porteur, semble indiquer qu’elle est encore moins sujette aux doutes et aux discussions que la « croyance en ». Peirce écrit encore :

Nos croyances guident nos désirs et forgent nos actes. Les Assassins ou sectateurs du Vieux de la montagne couraient à la mort au moindre commandement de lui, car ils croyaient que l’obéissance à leur chef leur assurerait l’éternelle félicité. S’ils en avaient douté, ils n’auraient pas agi de la sorte.181

Anna Freud remarque très justement que les gens qui entreprennent « d’appliquer les découvertes analytiques aux problèmes pratiques » sont des gens qui se sentent en terrain sûr182. Dans plusieurs situations, la psychanalyse paraît leur offrir un « guide sûr »183 pour

179 Charles Sanders Peirce, Pragmatisme et sciences normatives, Œuvres philosophiques, Vol. 2, Paris : Cerf, 2003, p. 51.

180 Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 51, italiques ajoutées. (Cette hypothèse fut avancée par Freud.)

181 Charles Sanders Peirce, Pragmatisme et pragmaticisme, Œuvres philosophiques, Vol. 1, Paris : Cerf, 2002, p. 173.

182 Freud, L’enfant dans la psychanalyse, p. 244. 183 Freud, Les Conférences de Harvard, p. 71.

l’action, puisqu’elle permet à ses adeptes d’« agir en ayant des repères »184. La « croyance

que », en fait, peut très bien ne pas être « aperçue » ou « remarquée » par son porteur, en particulier si elle s’inscrit dans le décor familier de son monde.

En somme, comme l’écrit Peirce ailleurs, « la croyance consiste principalement dans le fait que l’on est délibérément prêt à adopter la formule en laquelle on croit comme guide de l’action »185. Pour bien souligner que nous nous intéressons ici à une croyance manifestée dans

l’action, sans doute vaut-il mieux ici se référer à la confiance qui fut accordée aux théories analytiques, au fait que l’on se fia souvent sur elles et qu’ainsi on compta sur leur validité. Freud parle par exemple de « la conviction de la réalité des processus décrits par la psychanalyse et la justesse de ses conceptions »186, ou bien encore de « l’assurance requise »

pour l’usage pratique des théories analytiques187.

Ces distinctions nous aident à mieux comprendre la force du phénomène historique qui nous occupe. Elles nous permettent par exemple de mieux saisir la portée du témoignage d’E. Menaker, qui remarque que l’étendue de sa propre confiance envers la psychanalyse ne lui apparut pleinement que lorsqu’elle réalisa qu’elle était disposée à agir en se fiant à cette théorie :

184 Ibid., p. 108. Sigmund Freud se réfère pour sa part aux gens qui accordent leur confiance à la psychanalyse (Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 470). Semblablement, M. Merleau-Ponty relève que l’interprétation psychanalytique qu’il fait de la trajectoire de sa propre vie implique « ma confiance dans la psychanalyse » (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard, 1987, p. 398). 185 Peirce, Pragmatisme et pragmaticisme, p. 272. Il écrit encore : « Nous croyons la proposition sur laquelle nous sommes prêts à agir. La croyance complète est la volonté d’agir sur la proposition lors de crises vitales, l’opinion est la volonté d’agir sur la proposition dans des affaires relativement insignifiantes. » (Peirce,

Pragmatisme et sciences normatives, p. 263.) À la suite de Peirce, P. Bourdieu souligne que « penser la croyance

en termes de représentations », ou bien « penser la croyance dans la logique de la décision » (Bourdieu, Le sens

pratique, p. 82, 84), ne permet pas de penser et reconnaître la croyance manifestée dans l’action.

186 Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 14, italiques ajoutées.

187 Ibid., p. 154. Semblablement, R. Rorty remarquait en 1986 : « Les gens […] prennent les psychanalystes suffisamment au sérieux pour les imiter, que ce soit dans le développement de l’analyse de salon ou du babillage psychologique » (Richard Rorty, Essais sur Heidegger et autres écrits, Paris : Presses universitaires de France, 1995, p. 200-201).

[…] although I was sceptical, it didn’t occur to me in a fundamental way that psychoanalysis wasn’t true. […] You can measure my early attitude toward

psychoanalysis by an episode […]. Bill and I brought our two-years-old son, Michael, for a visit to my mother in Philadelphia […]. On her veranda she had numerous potted plants, one of which Michael tossed over the side of the veranda to the ground. Now, I knew what he was planning, but had decided that I should not inhibit even his hostile act. It was all very self-conscious. […] It was an extreme gesture on my part, which came out of a belief that psychoanalysis was right. So that episode is a small measure of how psychoanalysis infected my everyday thinking about things. Despite our doubts, I’m afraid we still believed.188

Pour parler comme M. Bloch, les gens qui cherchèrent à se guider au moyen de la théorie psychanalytique offraient « malgré eux » des « témoignages involontaires » sur la profondeur de la confiance qu’ils accordaient à la psychanalyse189.

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Nous avons complété notre tour d’horizon des deux caractéristiques saillantes de la diffusion de la psychanalyse : cette diffusion fut à la fois ample et profonde. Ample, puisqu’elle toucha beaucoup de gens dans plusieurs formes d’activités sociales. Profonde, parce que plusieurs personnes s’appuyèrent sur la psychanalyse pour guider leurs actions, en

188 Esther Menaker, “An American Woman in Freud’s Vienna: Esther Menaker on Freudianism and Her Analysis with Anna Freud. Interviewed by Todd Dufresne,” in Todd Dufresne (dir. publ.), Against Freud: Critics Talk

Back, Stanford: Stanford University Press, 2007, p. 34. L’idée (inspirée de Freud) qu’il est préférable d’éviter

dire de « non » à son enfant est par exemple affirmée dans le best-seller de Benjamin Spock, Baby and Child

Care, New York: Pocket Books, 1951, p. 201 et suiv.

189 M. Bloch distingue les témoignages historiques « volontaires » de ceux qui sont « involontaires ». Les premiers sont des « récits délibérément voués à l’information des lecteurs », des récits « qui racontaient délibérément tels ou tels événements » ou qui « prétendent retracer le destin » de tel ou tel acteur historique et qui se présentent dans autant d’« affirmations explicites ». Le témoignage volontaire est ce que « le texte nous dit expressément ». Les témoignages involontaires sont plutôt ceux que l’historien parvient à « extorquer » des affirmations présentes dans les sources, en y trouvant des renseignements que leurs auteurs « n’entendaient pas fournir », qu’ils n’avaient « pas le moindre désir de nous exposer ». Ces auteurs deviennent ainsi des « témoins malgré eux ». L’information livrée par l’auteur du récit involontaire n’est pas une information qu’il voudrait dissimuler, mais une information qu’il ignore ou dont il n’a pas pleinement conscience : par l’usage de ces témoignages involontaires, « nous parvenons […] à en savoir sur lui beaucoup plus long qu’il n’avait lui-même cru bon de nous en faire connaître » (Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris : Armand Colin, 1952, p. 24-27, 32, 40).

interprétant différents phénomènes au travers de ces lunettes psychanalytiques. Il nous faut maintenant voir en quoi ces caractéristiques offrent un défi théorique à celui qui veut comprendre l’histoire de la psychanalyse.

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