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1. LA DIFFUSION SURPRENANTE DE LA PSYCHANALYSE AU XX E SIÈCLE

1.2 Des traits problématiques pour la compréhension

1.2.4 L’autorité de la psychanalyse

En somme, des témoins nombreux et variés s’accordent à reconnaître que la psychanalyse a obtenu une place importante dans la culture contemporaine. Le mot « culture » est sans doute utilisé par ces différents auteurs pour décrire différents phénomènes. Le terme est notoirement polysémique228. Sauf exception, les témoins ici cités ne précisent pas le sens

qu’ils lui accordent. La plupart des auteurs qui parlent d’une « institution » ou d’une « institutionnalisation » de la psychanalyse ne précisent pas non plus leur pensée. Comme nous ne cherchons pas à proposer une exégèse de la pensée de ces différents auteurs, nous pouvons nous contenter de remarquer que rattacher la psychanalyse à la culture, c’est avant tout une manière de souligner qu’elle fut loin d’être utilisée par des individus séparés les uns des autres. Les gens qui s’en servaient pour guider leurs interactions ne le faisaient pas à titre individuel, chacun de son côté. Les témoignages que nous venons de rapporter montrent que la psychanalyse, comme l’écrit S. Moscovici, « a pénétré les rapports interpersonnels »229. Les

adeptes de la psychanalyse pouvaient invoquer la psychanalyse pour guider ces interactions parce qu’ils savaient que leurs interlocuteurs, tout comme eux, accordaient foi à cette théorie.

D’ailleurs, dans l’environnement culturel auquel se réfèrent ces témoignages, la psychanalyse était dotée d’une autorité230, qui permettait à ceux qui s’y référaient de justifier

certains gestes ou de remettre en cause les justifications d’autres gestes. T. W. Adorno

226 Illouz, Saving the Modern Soul, p. 124. Ou bien encore, dans un registre très différent, sur l’Église de scientologie : Rachel Aviv, « Religion, grrrr », London Review of Books, vol. 34, nº 2 (26 Jan. 2012), p. 14-15. 227 Castel, La gestion des risques, p. 156.

228 En 1952, A. Kroeber et C. Kluckhohn recensaient plus de 150 définitions différentes du mot « culture » (Alfred L. Kroeber et Clyde Kluckhohn, Culture: A Critical Review of Concepts and Definitions, New York, Random House, 1952). Soixante ans plus tard, la liste pourrait être allongée.

229 Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, p. 92.

230 Cf. Lézé, L’autorité des psychanalystes, p. 28 ; David W. Park, “The Couch and the Clinic: The Cultural Authority of Popular Psychiatry and Psychoanalysis,” Cultural Studies, vol. 18, nº 1 (Jan. 2004), p. 109-133.

afffirmait en 1944 que la « levée des rationalisations » affirmée par la psychanalyse devenait « elle-même une rationalisation »231. Autrement dit, Adorno remarquait qu’il était alors

possible de justifier une action en la décrivant en termes psychanalytiques. La psychanalyse devenait une source d’autorité sociale232. A. Ehrenberg soutenait en 2010 que les concepts

psychanalytiques « possèdent une autorité sociale en France »233. S. Moscovici remarquait

pour sa part, nous l’avons vu, qu’utiliser la psychanalyse était devenu « licite, voire recommandé »234.

Comme l’ont souligné plusieurs, cette autorité sociale faisait d’abord en sorte que l’invocation de la psychanalyse permettait de se décharger de différentes obligations. Par exemple, Anna Freud remarquait en 1926 que la psychanalyse offrait parfois « comme une lettre d’autorisation » à des gestes qui auraient autrement été perçus comme illicites235. Plus

231 Adorno, Minima Moralia, p. 87.

232 Anna Freud offrait un témoignage sur l’autorité reconnue à la psychanalyse lorsqu’elle se référait (en 1926) à ces gens « qui ont un certain respect pour l’analyse et une certaine confiance en elle » (Anna Freud, Le traitement

psychanalytique des enfants, Paris : Presses universitaires de France, 2002, p. 72), lorsqu’elle remarquait (en

1951) que l’analyste d’enfant pouvait désormais « compter sur la coopération de parents, de maîtres d’école ou de nurses éclairés » (Ibid., p. 8) ou bien encore lorsqu’elle faisait allusion, en 1954, à « un malade qui essayait d’amener son analyste à lui interdire les rapports sexuels avec sa femme » (Freud, L’enfant dans la psychanalyse, p. 311). C’est aussi cette autorité que visait Alasdair MacIntyre, lorsqu’il remarquait en 1968 qu’une certaine culture invoquait « invokes a public sanction in the closed system of psychoanalytic theory. » (Alasdair C. MacIntyre, Against the Self-Images of the Age; Essays on Ideology and Philosophy, New York, Schocken Books, 1971, p. 35.) Dans un article sur Freud publié en 1950, D. Riesman faisait allusion aux « tendencies to put his work to manipulative uses and his authority behind socially regressive ideologies » (Riesman, “The Themes of Heroism and Weakness,” p. 207). Pareillement, P.-H. Castel soutenait en 2006 que « la langue et la vie de tous les jours » incorporent bons nombre « d’expressions freudiennes dans la justification de nos attitudes psychologiques » (Castel, À quoi résiste la psychanalyse?, p. 3). La psychanalyse implique un certain « mode d’intellectualisation ou de rationalisation » (Castel, Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés, p. 39). 233 Ehrenberg, La société du malaise, p. 238.

234 Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, p. 23-24. 235 Freud, Le traitement psychanalytique des enfants, p. 71.

radicalement, P. Klossowski soutenait que les psychanalystes seraient « des agents d’éconduction du sentiment de culpabilité »236.

Cela étant, la psychanalyse ne faisait pas qu’offrir une autorisation pour se libérer de certaines obligations, en rejetant la culpabilité entraînée par des infractions à des normes traditionnelles. Elle imposait tout aussi bien de nouvelles obligations. Par exemple, J. Wortis rapporte que lorsqu’il arriva en retard à un rendez-vous avec Freud, ce dernier était fort mécontent et n’accepta pas son explication (« l’horloge de Neurologie retardait de quelques minutes »), choisissant plutôt de considérer ce retard comme une forme de « résistance » inconsciente : « J’essayai de m’expliquer, mais la théorie psychanalytique était contre moi »237. Wortis ne pouvait plus invoquer comme circonstances atténuantes l’inattention et

l’oubli, parce que la théorie psychanalytique considérait que ces dernières n’étaient que des paravents pour des actions qui, quoiqu’inconscientes, étaient pleinement volontaires238. Wortis

était ainsi accusé d’avoir délibérément choisi d’arriver en retard à son rendez-vous. L’attitude de Freud consistait à traiter comme volontaire des phénomènes jusque là considérés comme accidentels (oublis, inattentions, gaffes, erreurs, etc.). Cette attitude se répandit chez ses adeptes. Freud rapporte avoir rencontré un homme qui, ayant commis un acte manqué et étant un « homme familiarisé avec le sens des actes symptomatiques » (c’est-à-dire avec le sens que la psychanalyse pouvait lui indiquer), affirma avoir par le fait même éprouvé « un sentiment

236 Pierre Klossowski, « Réponse à l’enquête », in Denis Hollier (dir. publ.), Le collège de sociologie, 1937-1939, Paris : Gallimard, 1995, p. 767.

237 Wortis, Psychanalyse à Vienne, p. 88.

238 Nous reviendrons sur ce point au chapitre quatre. « Dans les affaires militaires, écrivait Freud en 1917, l’excuse d’avoir oublié quelque chose ne sert à rien et ne protège pas contre la punition, c’est ce que nous savons tous et ce dont nous devons reconnaître le bien fondé. Sur ce point, les hommes sont soudain unanimes à reconnaître qu’une action manquée déterminée a du sens et à dire quel sens elle a. Pourquoi ne sont-ils pas assez conséquents pour étendre cette façon de voir aux autres opérations manquées et pour y adhérer pleinement ? » (Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 48-49). S. Timapanaro remarque que Freud, en demandant que l’on étende « cette façon de voir aux autres opérations manquées », proposait d’une certaine manière un assujettissement à une discipline militaire (Timpanaro, The Freudian Slip, p. 197). Ainsi, la psychanalyse imposait clairement des obligations plus strictes.

de culpabilité »239. De même, S. Sontag soulignait que l’interprétation psychanalytique du

cancer, qui le conçoit comme le symptôme d’un refoulement, est une interprétation qui jette le blâme sur le malade240. En 1952, W. H. Auden notait que l’attitude de Freud avait été adoptée

par bon nombre d’Étatsuniens :

Fifty years ago, a girl who sprained her ankle on the eve of a long-looked-forward-to ball, or a man who suffered from a shrewish wife, could be certain of the neighbors’ sympathy; today the latter will probably decide that misfortune is their real pleasure. The letter of apology to the hostess whose dinner invitation you have forgotten is much more difficult to write than it used to be.241

La psychanalyse imposait clairement de nouvelles obligations. Anna Freud remarquait en 1952 que « la découverte de quelque chose comme l’existence de la sexualité infantile » imposait aux parents « une charge et une responsabilité nouvelle »242, puisqu’il leur fallait

veiller à ne pas nuire à son épanouissement. La même année, W. H. Auden écrivait à ce propos : « As for parents, not only the few who have read up on the Oedipus Complex and

239 Freud, La psychopathologie de la vie quotidienne, p. 81. Un autre homme, dans une situation analogue, confia à Freud : « Lorsque j’ai lu l’ouvrage que vous avez écrit sur ce genre de choses, j’ai eu honte […], je me suis fait des reproches » (Ibid., p. 372 ; cf. Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 53).

240 Cette interprétation attache une « honte » au cancer (Sontag, La maladie comme métaphore, p. 68). « Considéré comme l’échec de l’individu à s’exprimer, le cancer porte en lui la condamnation de sa victime, une condamnation d’où n’est pas absente la pitié, mais qui traduit aussi le mépris. » (Ibid., p. 68.) Cette approche psychanalytique du cancer offre « un moyen puissant de rejeter la faute sur le malade. Lui expliquer qu’il est, sans le savoir, la cause de sa maladie, c’est aussi ancrer en lui l’idée qu’il l’a méritée. » (Ibid., p. 79.)

241 Wystan Hugh Auden, « Sigmund Freud », New Republic, Oct. 6, 1952. Source URL: http://www.newrepublic.com//article/79675/sigmund-freud (consulté le 1er octobre 2012). Sans doute Stern pense-t-il à ce type de faits lorsqu’il écrit que la psychanalyse « demande des comptes de tout » (Nathan Stern, La

Fiction psychanalytique ; étude psychosociologique des conditions objectives de la cure, Sprimont : Mardaga,

1999, p. 176).

242 Freud, Les Conférences de Harvard, p. 57. Sur ces nouvelles responsabilités parentales, voir notamment : Benjamin Spock, Problems of Parents, Westport, Connecticut: Greenwood Press, 1962 ; Friedan, The Feminine

erogenous zones, but also the newspaper-reading mass, the poor things are today scared out of their wits that they will make some terrible mistake […]. »243

Ce sont à des obligations nourries (voire engendrées) par la psychanalyse que pensait M. Foucault, lorsqu’il se demandait (en 1976) s’il fallait s’étonner que du fait « que vers le début du XXe siècle nous ayons été saisis d’une grande et nouvelle culpabilité, que nous ayons

commencé à éprouver une sorte de remords historique qui nous a fait croire que depuis des siècles nous étions en faute à l’égard du sexe »244. Cet élément ressort aussi très nettement du

portrait de la France des années 1970 proposé par P. Bourdieu245. La culture post-soixante-

huitarde, abondamment irriguée par la psychanalyse, justifiait une libération des mœurs. La psychanalyse offrait un « discours légitimateur qui donne les apparences d’un fondement rationnel aux présupposés […] d’un éthos. »246 Or, cette culture, toute libertaire qu’elle fut,

affirmait simultanément de nouvelles exigences. La morale « moderniste », qui se définissait en opposition à une morale traditionnelle rigoriste, lui « oppose un système de préceptes tout aussi impératifs »247. Cette culture affirmait « une morale du devoir de plaisir […] qui porte à

éprouver comme un échec, propre à menacer l’estime de soi, toute impuissance à “s’amuser”,

243 Auden, « Sigmund Freud ». B. Friedan écrivait de même : « Because of Freud’s own influence on our culture, educated parents are usually careful not to put conflict-producing pressures on toilet training. » (Friedan, The

Feminine Mystique, p. 172). Friedan soutenait par ailleurs que l’autorité que les femmes américaines

reconnaissaient à Freud les avait empêchés de contester son approche (pourtant contestable) de la condition féminine : « Freudian thought has become the ideological bulwark of the sexual counter-revolution in America. Without Freud’s definition of the sexual nature of woman to give the conventional image of femininity new authority, I do not think several generations of educated, spirited American women would have been so easily diverted from the dawning realisation of who they were and what they could be. » (Ibid., p. 168.)

244 Foucault, Dits et écrits II, p. 105. Cf. Foucault, Histoire de la sexualité 1, p. 17, 210. Sur ce point, voir par exemple Turner, Adventures in the Orgasmotron, p. 123.

245 Sur cette période, Robert Castel notait pour sa part, en 2003 : « Dans la déception post-68, la psychanalyse devenait la référence révolutionnaire. Surtout dans sa version lacanienne, elle s’arrogeait le droit de se prononcer souverainement sur tout, y compris sur les enjeux d’ordre social et d’ordre politique. » (Marc Bessin et al., « De la psychiatrie à la société salariale, une socio-histoire du présent ; entretien avec Robert Castel », Mouvements, Vol. 3, numéro 27-28 (2003), p. 180).

246 Bourdieu, La distinction, p. 427. 247 Ibid., p. 426.

to have fun […], à “jouir”, le plaisir étant non seulement autorisé mais exigé »248. Cette morale

moderniste avait auparavant produit des effets analogues aux Etats-Unis. En 1950, l’Étatsunien D. Riesman remarquait :

Many women […] indulge in sexual play not because they seek pleasure but because they have been told, and told themselves, that repression is bad. Men justify their vacations on the ground that they “owe it to themselves.” Emancipated parents are anxious if their children do not masturbate, lest they become neurotic. Men who have stomach trouble feel that they must “relax,” must have more fun, to avoid further psychosomatic disorder […].249

Les gens qui ne se conformaient pas aux différentes obligations suscitées par la psychanalyse s’exposaient à des sanctions variées. Le patient de Freud arrivé en retard encourrait les reproches de ce dernier. Les partisans de la révolution sexuelle qui s’estimaient « fautifs » étaient « saisis d’une grande et nouvelle culpabilité ». Les patients atteints du cancer se sentaient honteux, exposés au mépris d’autrui. Etc.

*

En fin de compte, il apparaît que l’ampleur et la profondeur de la diffusion de la psychanalyse ont conféré à cette dernière une place de premier plan dans le monde contemporain. Il apparaît bien que la psychanalyse est rien de moins, comme le remarque S. Moscovici, qu’« un fait social majeur »250 de plusieurs sociétés démocratiques

contemporaines.

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