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2. CRITIQUE POSITIVE DE L’HISTORIOGRAPHIE

2.1 La réception de la psychanalyse selon le récit soustractif

2.1.1 Sur la réception initiale de la psychanalyse

2.1.1.5 Excursus I : la théorie du refoulement

Nous avons vu que Freud explique les réticences manifestées contre la psychanalyse par l’action des « refoulements » des auditeurs. Que faut-il entendre par là? La compréhension du récit de Freud requiert que l’on présente sa théorie du « refoulement ».

Cette présentation est d’autant plus nécessaire que cette théorie joue un rôle central dans la théorie psychanalytique. Ce n’est pas « l’inconscient » qui distingue cette dernière, puisque la notion a été traitée par un grand nombre d’auteurs avant Freud359. D’ailleurs, Freud

lui-même a insisté sur le fait qu’il n’était pas le premier à proposer une théorie de l’inconscient : avant lui, disait-il, des poètes et des philosophes avaient découvert l’inconscient360. Son propre apport théorique, soulignait-il, était beaucoup plus spécifique. Il

avait proposé une certaine théorie de l’inconscient : une théorie « dynamique » de

357 Marcel Gauchet, L’inconscient cérébral, Paris : Seuil, 1992, p. 14. Sur cette naissance spontanée, voir aussi Sulloway, Freud, biologist of the Mind, p. 486 et suiv. ; Marcel Gauchet, « À la recherche d’une autre histoire de la folie », in Gladys Swain, Dialogue avec l’insensé : essais d’histoire de la psychiatrie, Paris : Gallimard, 1994, p. xxiii-xxiv ; Swain, Dialogue avec l’insensé, p. 192, 205.

358 Castel, Le psychanalysme, p. 31.

359 Whyte, L’inconscient avant Freud ; Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, Paris : Fayard, 1994.

l’inconscient. Cet inconscient « dynamique » découlait en fait de la théorie freudienne du refoulement.

*

La théorie du refoulement est pour ainsi dire une « critique interne » de la conception cartésienne des phénomènes mentaux361. René Descartes soutenait que « toutes les opérations

de la volonté, de l’entendement, de l’imagination et des sens » sont « tellement en nous [que] nous en sommes immédiatement connaissant »362. L’esprit constituait donc une sorte de milieu

métaphorique, situé « en nous », dans lequel apparaissaient comme autant d’objets distincts les idées, les désirs, les intentions et autres phénomènes mentaux, et où ils pouvaient être « observés » par la conscience, qui était ainsi conçue comme une sorte de spectateur, d’œil intérieur363. Comme la vie psychique apparaissait entièrement devant cet œil, cette auto-

observation permettait à tout un chacun de se connaître d’une manière complète, immédiate et indubitable.

Au XIXe s., la psychologie naissante se débattait avec le modèle cartésien. Ce dernier,

dans la mesure où il ne laissait pas de place à la possibilité de la méconnaissance de soi, concevait comme impossible la constitution d’une science de la psyché : puisque chacun se connaissait immédiatement et intégralement par l’observation intérieure qu’était l’« introspection », que pouvait nous apprendre de plus la psychologie364 ? Comme le souligne

L. Whyte, l’idée d’un « inconscient » semblait permettre de conserver le schéma cartésien tout en laissant place à la possibilité de la méconnaissance de soi : à la conscience décrite par Descartes comme lieu intérieur, il fallait ajouter un second lieu intérieur, « l »’inconscient, dans lequel, précisément, se produisaient les événements psychiques inconnus de la

361 Nous développons ici une réflexion d’abord présentée dans : Jean-Baptiste Lamarche, “The Verbalization of repressed intentions: A socially instituted practice,” Language and Dialogue, vol. 2, nº 1 (2012), p. 174-189. 362 René Descartes, Méditations métaphysiques, Paris : Presses universitaires de France, 1986, p. 177.

363 Sur cette idée d’un milieu intérieur, voir Vincent Descombes, « Un dedans derrière ce qui est le dedans », Rue

Descartes, nº 43 (2004), p. 8-15.

364 Les différents psychologues qui tentaient d’utiliser cette « observation intérieure » parvenaient à des résultats contradictoires entre eux (Makari, Revolution in Mind).

conscience. « On peut dire de Descartes […] qu’en définissant l’esprit par la conscience, il a provoqué, par réaction, la découverte en Europe de l’esprit inconscient. »365 La « découverte

de l’inconscient » n’était donc possible qu’après Descartes. « Cette découverte était inutile avant lui ; c’est le prestige des idées cartésiennes qui a fait naître le “problème de l’inconscient”. »366 La théorie freudienne de l’inconscient est apparue précisément dans ces

conditions.

Ce qu’il convient d’appeler conscient, écrit Freud, nous n’avons pas besoin d’en discuter, c’est hors de doute. Le sens le plus ancien et le meilleur du mot

« inconscient » est le plus descriptif ; nous appelons inconscient un processus psychique dont il nous faut supposer l’existence parce que, par exemple, nous le déduisons de ses effets, mais dont nous ne savons rien.367

E. Tugendhat remarque que, dans ce passage, « ce que Freud veut dire n’est pas que nous ne savons rien du processus inconscient, mais que nous n’en avons pas de connaissance directe, immédiate ». Il faut donc en conclure que pour Freud, « un état psychique est conscient lorsque celui qui se trouve dans cet état, en a une connaissance immédiate »368.

Autrement dit, Freud souscrit à la théorie cartésienne de la conscience. Simplement, il juge nécessaire de développer une théorie de l’inconscient afin de compléter cette théorie cartésienne369. Freud avait repris de Theodor Lipps le modèle cartésien, qui assimilait l’esprit

à un milieu et la conscience, à un œil « intérieur » capable de voir immédiatement les pensées,

365 Whyte, L’inconscient avant Freud, p. 123.

366 Ibid., p. 91. Semblablement, E. Tugendhat remarque que « si les états φ [les états psychiques, note de J.-B. L.] sont définis par le fait que nous en avons une connaissance immédiate, le fait qu’il existe des états qui sont analogues aux états φ, mais inconscients, reste énigmatique. » (Tugendhat, Conscience de soi et

autodétermination, p. 118.)

367 Freud, Nouvelles conférences, p. 98. Cf. Sigmund Freud, Métapsychologie, Paris : Gallimard, 1997, p. 70-72. 368 Tugendhat, Conscience de soi et autodétermination, p. 9. Cf. Vincent Descombes, « L’inconscient adverbial »,

Critique, tome XL, nº 449 (octobre 1984), p. 794 ; Vincent Descombes, « Le sujet bien tempéré (par ses pratiques

mêmes) », in Aliocha Wald Lasowski (dir. publ.), Pensées pour le nouveau siècle, Paris : Fayard, 2008, p. 416. 369 « Il n’est pas besoin de caractériser ce que nous appelons conscient, c’est la même chose que la conscience des philosophes et de l’opinion populaire. Tout le reste du psychique constitue pour nous l’inconscient. » (Sigmund Freud, « Abrégé de psychanalyse », in Jean Laplanche et al. (dir. publ.), Œuvres complètes. Psychanalyse XX.

1937-1939, Paris : Presses universitaires de France, 2010, p. 249.) Cf. Descombes, « L’inconscient adverbial »,

désirs, etc.370 Afin de rendre concevable la méconnaissance de soi, la théorie freudienne de

l’inconscient redoublait l’image cartésienne en décrivant « l »’inconscient comme un second milieu intérieur371, plus « profond », situé à l’intérieur même de ce milieu intérieur372. Freud

écrit qu’on peut comparer :

[…] le système de l’inconscient à une grande antichambre dans laquelle les motions animiques s’ébattent comme des êtres séparés. Attenante à cette antichambre, il y aurait une seconde pièce, plus étroite, une sorte de salon dans lequel séjourne aussi la conscience. Mais sur le seuil entre les deux espaces, un gardien exerce son office, il inspecte une à une les motions d’âme, les censure et ne les laisse pas entrer au salon quand elles viennent à lui déplaire. […] Mais, pour une motion isolée, le destin du refoulement consiste en ceci que le gardien ne la laisse pas entrer du système de l’inconscient dans celui du préconscient373.

Le « salon », le « préconscient », désigne ici le milieu intérieur simple, celui dans lequel apparaissent des pensées (« motions animiques ») vers lesquels l’œil intérieur de la conscience (en gros, ce que Freud appelle « le moi »374) peut se tourner à volonté. Ces objets

peuvent donc devenir « conscients » à volonté. Le « préconscient », ce milieu intérieur somme toute très similaire à celui dépeint par Descartes, contient en lui-même un autre milieu, « l »’inconscient. Ce dernier, comme la plus petite d’une série de poupées russes, est donc plus « profond » que le préconscient. Dans l’intérieur de l’intérieur que constitue ce milieu

370 Makari, Revolution in Mind, p. 82.

371 Freud note que « l »’inconscient « a tant de choses en commun » avec le conscient (Freud, « L’intérêt que présente la psychanalyse », p. 113).

372 Suivant A. MacIntyre, cette entreprise revient à « reduplicating the Cartesian subtantial conscious mind by a substantial unconscious mind » (Alasdair C. MacIntyre, The Unconscious: A Conceptual Analysis, New York & Londres : Routledge, 2004, p. 98). Cf. Gellner, La ruse de la déraison, p. 84, 104, 109.

373 Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 305-306. (Cf. Freud, Métapsychologie, p. 55.) L’idée d’une « localisation psychique » est décrite comme une simple métaphore, puisque Freud affirme « éviter soigneusement la tentation de déterminer la localité psychique de quelque façon anatomique que ce soit » (Freud,

L’interprétation du rêve, p. 589). Cela étant, « ces hypothèses grossières, les deux espaces, le gardien sur le seuil,

et la conscience comme spectateur logé au bout de la deuxième salle », constitueraient malgré tout des « représentations très approchantes du véritable état des faits » (Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 306). 374 Charles Taylor, Les Sources du moi ; la formation de l’identité moderne, Montréal : Boréal, 2003, p. 230, souligne en quoi le « moi » freudien est l’héritier du sujet cartésien.

profond, différentes quasi-personnes375, dont le gardien (que Freud appelle ailleurs « la

censure » ou « le surmoi »), observent des pensées et agissent sur elles. Les pensées présentes dans ces profondeurs de l’intérieur sont des pensées refoulées, reléguées dans l’inconscient par le gardien qui les empêche ainsi de « pénétrer de l’inconscient dans le préconscient ». Freud ajoute : « C’est ce même gardien que nous apprenons à connaître comme résistance quand nous essayons, par le traitement analytique, de supprimer le refoulement »376. De la sorte, une

quasi-personne intérieure observe les pensées et agit sur elles. Ce gardien refoule les pensées illicites dans l’inconscient.

La théorie freudienne de l’inconscient est donc indissociable de la théorie du refoulement : « l »’inconscient, conçu comme milieu intérieur profond, comme milieu intérieur distinct du milieu intérieur superficiel décrit par Descartes, n’existe qu’en raison de l’existence du refoulement. C’est parce que le gardien y dissimule des pensées que ces pensées n’apparaissent pas dans la conscience. « Le refoulé est pour nous le prototype de l’inconscient »377, écrit justement Freud. Le « clivage psychique » entre conscient et

inconscient est ainsi conçu « comme le produit d’un processus de mise au rebut », celui opéré par le « refoulement »378. Freud souligne ailleurs que la théorie du refoulement constituait

l’apport théorique spécifique de la psychanalyse : le refoulement « était une nouveauté, rien de semblable à lui n’avait jamais été reconnu dans la vie d’âme »379. Cette théorie n’était pas

seulement le trait distinctif de la psychanalyse. Elle était aussi son élément central, nécessaire, celui sur lequel toutes les autres théories analytiques venaient s’appuyer. Elle offrait un fondement à l’« édifice »380 théorique que constitue la psychanalyse. La découverte de

l’inconscient fut « un nouveau fait fondamental », à l’aide duquel « bien d’autres choses »

375 Nous reviendrons au chapitre six sur les similitudes et les différences entre les « instances de l’inconscient » et les personnes.

376 Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 306.

377 Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Paris : Payot, 1989, p. 225.

378 Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », p. 253. Voilà pourquoi « refoulement et inconscient sont corrélatifs » (Freud, Métapsychologie, p. 48).

379 Freud, « Autoprésentation », p. 77. 380 Freud, L’interprétation du rêve, p. 647.

devenaient potentiellement explicables381. Cette théorie « devint le pilier de la compréhension

des névroses »382. « La doctrine du refoulement », écrit-il encore à un autre moment, est « le

pilier sur lequel repose l’édifice de la psychanalyse, à la vérité la partie essentielle de celle- ci »383.

S’il est possible de connaître un tant soit peu les pensées refoulées, c’est que la surveillance effectuée par le gardien est imparfaite. Même recluses dans l’inconscient, ces pensées parviennent à se faire connaître de différentes manières. Freud croyait que différents phénomènes (rêves, méprises de parole, actes manqués, troubles névrotiques, etc.) sont autant d’expressions, perceptibles mais masquées, de pensées refoulées, qui depuis les profondeurs obscures de l’inconscient se manifestent sous une forme codée qui les rend méconnaissables. En d’autres mots, ces phénomènes seraient des « symptômes » d’un refoulement.

La théorie du refoulement suppose qu’en tentant ainsi de chasser des idées ou des désirs de son esprit, on ne parvient en réalité qu’à les déplacer dans un « lieu » métaphorique inconscient, où ils ont le pouvoir de continuer à exercer une activité sur la vie de leur porteur sans que ce dernier ne s’en aperçoive pleinement : « l’essence du processus de refoulement ne consiste pas à supprimer, à anéantir une représentation représentant la pulsion, mais à l’empêcher de devenir consciente »384. La théorie du refoulement affirme donc qu’il ne peut

exister de refoulement irrévocable – puisque ce qui est refoulé demeure présent dans les

381 Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 289-290. 382 Freud, « Autoprésentation », p. 77.

383 Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », p. 258. A. Grünbaum reprend cette idée : « La pièce maîtresse de cet ensemble d’hypothèse est la théorie du refoulement » (Adolf Grünbaum, La

psychanalyse à l’épreuve, Combas : Éditions de l’éclat, 1993, p. 36).

Dans un texte ultérieur, Freud propose un changement terminologique. Ce qu’il avait jusque là appelé « refoulement », il faudrait plutôt le désigner par le terme « défense », qui pourrait « englober tous ces processus à même tendance – protection du moi contre les revendications pulsionnelles –, et […] subsumer sous lui le refoulement comme cas particulier. » (Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris : Presses universitaires de France, 2005, p. 76-77.) Par commodité, nous en resterons à la première définition du refoulement : celle de l’acte par lequel un désir indésirable est relégué dans l’inconscient.

profondeurs de l’esprit. Les désirs ou idées incommodants ne pourraient donc être chassés définitivement de l’esprit.

Ces idées et désirs refoulés s’expriment dans des actions « symptomatiques », qui les révèlent en les exprimant. Ainsi, les motifs refoulés constituent les raisons réelles de ces actions. Les motifs refoulés ne sont

pas seulement des processus que la conscience ne perçoit pas au moment où ils ont lieu, mais des processus qu’elle ne peut pas percevoir, parce que quelque chose s’oppose à ce qu’elle le fasse. Ce ne sont pas seulement des processus inconnus, mais des processus que le sujet ne « veut pas connaître » et qui ne réussissent à se faire connaître que par des voies détournées et sous une forme déguisée qui les rend plus ou moins méconnaissables […].385

Le motif refoulé qui anime une action est donc un motif qui s’y exprime en dépit de cette tentative de dissimulation. Par cette expression, il fait simultanément apparaître le motif « officiel » – celui que le principal intéressé invoque, lorsqu’il décrit son action – comme un prétexte, énoncé dans le seul but de se justifier : une « rationalisation ».

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Nous voilà armés d’une meilleure compréhension de la psychanalyse. Revenons au récit de Freud.

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