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2. CRITIQUE POSITIVE DE L’HISTORIOGRAPHIE

2.1 La réception de la psychanalyse selon le récit soustractif

2.1.1 Sur la réception initiale de la psychanalyse

2.1.1.2 Explication de la réception initiale de la psychanalyse

Dans le tableau de la réception initiale de la psychanalyse esquissé par Freud, le phénomène qui appelait une explication était la disposition défavorable envers la psychanalyse. Cette disposition défavorable était surdéterminée puisqu’au moins deux facteurs y contribuaient.

D’abord, la psychanalyse constituait une nouveauté. Si la psychanalyse présente un « air déconcertant, revêche, obscur »295, c’est qu’elle offre des « vues nouvelles et ardues »296.

Si « le grand public sait si peu à quoi s’en tenir » sur la psychanalyse, si « la position de la science officielle à son égard est encore si hésitante », c’est qu’elle est quelque chose de « nouveau dans le monde »297. En effet, « le nouveau a toujours suscité déconcertement et

résistance »298. La psychanalyse constituait une nouveauté radicale299 : le public qui

« s’efforce de saisir la psychanalyse à l’aide de ses connaissances antérieures, de la rattacher à quelque chose d’autre, qu’il connaît déjà », ne peut y parvenir, puisque « l’analyse est un procédé sui generis, quelque chose de nouveau et de spécifique, qui ne peut être saisi qu’à l’aide de vues neuves ou si l’on veut d’hypothèses neuves »300.

294 Sigmund Freud, « L’intérêt que présente la psychanalyse », in Jean Laplanche et al. (dir. publ.), Œuvres

complètes. Psychanalyse XII. 1913-1914, Paris : Presses universitaires de France, 2005, p. 114.

295 Freud, La question de l’analyse profane, p. 64.

296 Sigmund Freud, De la psychanalyse, Paris : Presses universitaires de France, 2010, p. 16. 297 Freud, La question de l’analyse profane, p. 117.

298 Freud, Cinq psychanalyses, p. 31. Cf. Sigmund Freud, « Les résistances contre la psychanalyse », in Jean Laplanche et al. (dir. publ.), Œuvres complètes. Psychanalyse XVII. 1923-1925, Paris : Presses universitaires de France, 1992, p. 126.

299 F. Sulloway parle de l’originalité absolue (absolute originality) conférée aux idées de Freud dans l’historiographie freudienne (Frank J. Sulloway, Freud, biologist of the Mind: Beyond the Psychoanalytic

Legend, With a New Preface by the Author, Cambridge, Mass. & Londres: Harvard University Press, 1992,

p. 467), R. Castel parle de l’« originalité absolue et indépassable » revendiquée pour la psychanalyse (Castel, La

gestion des risques, p. 14).

Pour pouvoir pleinement rendre compte des « conditions particulières de la controverse menée autour de la psychanalyse »301, il faudrait aussi tenir compte d’un second

facteur, plus spécifique à la psychanalyse : le fait que toute l’orientation de la « formation antérieure » et toutes les « habitudes de pensées » des auditeurs « ne sauraient manquer » de faire d’eux « des adversaires de la psychanalyse »302. De là par exemple « l’antagonisme naturel et une fois pour toutes inévitable des proches envers le traitement psychanalytique des leurs »303. Freud donne à cette idée une portée décisive lorsqu’il range les refoulements de

l’auditeur parmi cette « culture » et ces « habitudes » :

La psychanalyse veut amener à la reconnaissance consciente ce qu’il y a de refoulé dans la vie d’âme, et quiconque porte un jugement sur elle est lui-même un homme qui possède de tels refoulements, et qui peut-être ne les maintient qu’à grand peine. Elle ne peut donc que provoquer chez lui la même résistance que celle qu’elle éveille chez les malades, et il est facile à cette résistance de se déguiser en récusation intellectuelle et d’avancer des arguments semblables à ceux dont nous nous défendons chez nos malades avec la règle fondamentale de la psychanalyse. Tout comme chez nos malades, nous pouvons aussi constater fréquemment chez nos adversaires qu’une influence affective très frappante s’exerce sur leur faculté de jugement, dans le sens d’un rabaissement. La présomption de la conscience qui, par exemple, rejette si dédaigneusement le rêve, fait partie des dispositifs de protection les plus forts dont nous sommes pourvus, d’une façon tout à fait générale, contre la pénétration des complexes inconscients, et c’est pourquoi il est difficile d’amener les hommes à se convaincre de la réalité de l’inconscient et de leur apprendre à connaître du nouveau qui contredit leur connaissance consciente.304

Cette explication de la réception de la psychanalyse s’appuie sur la théorie analytique, qui postule que nous avons tous vécu consciemment les expériences révélées par les théories analytiques.

Si la plupart des hommes […] ne veulent rien savoir de la vie sexuelle de l’enfant, cela n’est que trop facilement explicable. Sous la pression de l’éducation à la culture, ils ont oublié leur propre activité sexuelle infantile et ne veulent pas à présent qu’on leur remémore le refoulé. Ils parviendraient à d’autres convictions s’ils commençaient leur investigation par une auto-analyse, une révision et une interprétation de leurs souvenirs

301 Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », p. 284, italiques ajoutées. 302 Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 10, italiques ajoutées.

303 Freud, La technique psychanalytique, p. 94, italiques ajoutées. Freud prévenait aussi que les patients rencontreraient de « nombreuses influences hostiles qui tenteront de les détacher de l’analyse » (Ibid., p. 122). 304 Freud, De la psychanalyse, p. 37-38.

d’enfance.305

L’hostilité envers la psychanalyse serait motivée par le refus (plus ou moins conscient) de reconnaître différentes vérités désagréables : « En affirmant que le premier choix d’objet de l’enfant est un choix incestueux […], l’analyse, à coup sûr, a encore blessé les sentiments les plus sacrés de l’humanité et elle est en droit de s’attendre à une égale mesure d’incrédulité, de contestation et d’accusation. »306 C’est parce que la psychanalyse inflige un démenti à

l’« amour-propre naïf » de l’humanité et à « la mégalomanie humaine », en montrant au « moi » qu’il n’est pas « maître dans sa propre maison », qu’elle provoque une « révolte générale »307.

En somme, lorsqu’il s’agit d’aborder les théories analytiques, « la compréhension de tout un chacun est retenue par ses propres refoulements (plus précisément par les résistances qui les maintiennent), si bien que dans son rapport à l’analyse il ne dépasse pas un point donné »308. Freud souligne que cette réflexion permet de faire comprendre l’attitude négative

du « public » envers la psychanalyse « comme une conséquence nécessaire des hypothèses fondamentales de l’analyse »309. La psychanalyse « nous a enseigné à comprendre l’hostilité

dont nos contemporains ont fait preuve à notre égard parce que nous pratiquions la psychanalyse »310.

Avec ce diagnostic psychanalytique de la réception défavorable de la psychanalyse, Freud en propose une explication extrêmement puissante : cette réception défavorable se produit « nécessairement »311, parce qu’elle est engendrée par des causes qui, loin d’être

ponctuelles, locales et contingentes (et qui donc pourraient ne pas être présente dans telle ou

305 Ibid., p. 42. Cf. Sigmund Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris : Gallimard, 1988, p. 294. 306 Freud, La question de l’analyse profane, p. 77.

307 Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 295.

308 Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique », p. 295. 309 Ibid., p. 266, italiques ajoutées.

310 Freud, Nouvelles conférences, p. 194.

311 Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, p. 9. La « mise à découvert » proposée par la psychanalyse « se heurte naturellement à l’incrédulité la plus générale des personnes adultes et normales » (Freud, Totem et

telle société et par là rendre possible une réception favorable), découlent de la nature même de ce que la psychanalyse tente de dévoiler : l’aversion pour l’accentuation mise sur la sexualité par la psychanalyse serait « la source la plus significative de la résistance à laquelle elle s’est heurtée ». En effet, il faudrait dire que

la culture a été créée sous l’impulsion de la nécessité de la vie aux dépens de la satisfaction pulsionnelle, et qu’elle ne cesse pour une grande part d’être créée de nouveau, l’individu nouveau dans la communauté des hommes répétant au profit de l’ensemble les sacrifices en matière de satisfaction pulsionnelle. […] La société n’aime dont pas s’entendre rappeler cette part scabreuse de ses fondements, elle n’a

absolument aucun intérêt à ce que soit reconnue la vigueur des pulsions sexuelles et mise au clair la significativité de la vie sexuelle pour l’individu […]. C’est pourquoi elle ne supporte pas ledit résultat de la recherche psychanalytique, elle préférerait le stigmatiser comme esthétiquement rebutant, moralement répréhensible ou comme dangereux.312

En résumé, c’est parce que « la culture est édifiée sur du renoncement pulsionnel »313

et que la « civilisation se construit essentiellement aux dépens de la sexualité »314, que « la

société doit » refouler des pulsions315. En fait, ces causes sont tellement puissantes qu’on peut

se demander comment cette explication du refus de la psychanalyse laissait même place à la possibilité d’une réception favorable de la psychanalyse.

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