• Aucun résultat trouvé

Section 1 : Une démarche qualitative exploratoire pour l’étude des opportunités

1.1. Un positionnement épistémologique interprétatif

Une recherche scientifique se doit de préciser la vision du monde qu’elle défend afin de mieux comprendre son déroulement et la qualité de la connaissance produite. Il s’agit de la question du cadre épistémologique. Dans cette recherche, un éclairage épistémologique est plus que nécessaire puisque nous fondons notre argumentaire sur une re-catégorisation de l’objet analysé (opportunité d’investissement) et ses implications. Un cadre épistémologique est un ensemble d’hypothèses et de principes fondateurs encadrant une production de connaissances (Avenier et Thomas, 2015). Il s’agit d’un ensemble de paradigmes ou d’un filet de prémisses explicitées et acceptées par les membres d’une communauté scientifique (Giordano, 2003; Avenier et Thomas, 2012). Il représente des présupposés ou une certaine

vision du monde par le chercheur (Perret et Séville, 2003). Si les dénominations « paradigme » ou « filet de prémisses » renvoient parfois à une perception de contrainte, le cadre épistémologique peut être vu comme un langage volontairement choisi par un chercheur pour asseoir la légitimité de son analyse. Il faut donc décrire les règles de syntaxe qui permettent à un lecteur de comprendre comment le langage est construit et manipulé dans l’argumentaire (Dumez, 2012). Dans cette section nous voulons donc justifier le langage le plus adapté à notre quête de connaissance et qui va lui procurer une certaine validité.

Quatre points permettent de différencier les philosophies de pensée existantes afin de déterminer le positionnement d’une recherche : la nature ontologique (quelle est la nature de la réalité ?), la relation entre le chercheur et son objet, la nature de la connaissance et le statut du savoir (Perret et Séville, 2003; Avenier et Thomas, 2015). Morgan et Smircich (1980) retiennent le caractère ontologique comme critère de différenciation et présentent un

continuum des différentes épistémologies possibles allant de l’objectivité totale à la parfaite

subjectivité de la nature du monde. Les quatre traditions épistémologies les plus citées en science de gestion sont : le positivisme, le réalisme critique, la tradition interprétative et le constructivisme.

Le positivisme est le cadre auquel se réfère le plus grand nombre de travaux en science de gestion généralement et en finance particulièrement. Le positivisme défend l’hypothèse d’un réalisme ontologique. Il existe, pour chaque type de phénomène, une seule réalité objective qui est définie par une loi universelle. La recherche doit donc fournir un instantané de ce réel en le représentant directement (Avenier et Thomas, 2015). Dans ce réel, les acteurs sont traités comme des objets autonomes indépendants les uns des autres et dont le comportement est déterminé par les lois suprêmes de la nature. Ils sont conçus comme des facteurs répondant au monde objectif qui existe indépendamment d’eux (Klein et Myers, 1999). Chez les positivistes, la recherche doit conduire à découvrir la vérité en utilisant les méthodes les plus sophistiquées pour expliquer la réalité (Allard-Poesi, 2015). Pour Dumez (2012), ce positivisme défend l’idée d’un empirisme, c’est-à-dire qu’une proposition ne peut être scientifique que si elle peut être observée empiriquement comme vraie ou fausse. Il suffit donc de traiter des données pour faire de la science. Cependant, la réalité humaine est plus complexe. Les individus évoluent dans un système ouvert, ont des objectifs multiples et peuvent interagir. En relâchant l’hypothèse ontologique, des langages ou cadres épistémologiques alternatifs vont se développer (confère Tableau 1 Page 5). Ils vont remplacer le réalisme par un relativisme, l’humain devenant un acteur à part entière dans le

comprendre plutôt que d’expliquer par le truchement des lois de causalité postulées comme vraies.

L’opportunité d’investissement dans une conception positiviste, a un objectif de maximisation d’utilité. Le facteur humain est supposé avoir des objectifs classés en termes d’utilité. A chaque décision, il a un seul objectif et n’investit que dans un projet qui maximise cet objectif. Ceci suppose que dans l’environnement à un moment donné, il existe plusieurs opportunités qui sont ordonnées en fonction de l’objectif poursuivi par l’investisseur (Bonnet, Wirtz et Haon 2013). Pour évaluer l’utilité d’une opportunité ou d’un projet, l’investisseur est supposé avoir accès à des informations disponibles objectivement dans l’environnement. Ces informations sont relatives à la valeur que lui procure le projet sur une certaine durée. La valeur nette d’un projet est la différence entre les recettes actualisées et les dépenses engagées actualisées. L’investisseur est donc un acteur passif dans la production de l’information sur le projet. S’il n’existe pas assez d’informations pour faire son choix, l’individu ne peut pas évaluer le projet et va le considérer comme trop risqué. Il va repousser son choix jusqu’à avoir à sa disposition l’information nécessaire. Dans sa prise de décision, l’individu se fait aider dans le calcul de la valeur nette par des algorithmes sophistiqués qui ont été développés. L’approche par la valeur nette a été critiquée pour son caractère statique. La méthode des options s’est développée pour intégrer un peu de dynamisme dans la décision d’investissement (Kester 1984; Black et Scholes, 1973). Elle permet à l’investisseur de s’engager dans un projet sans avoir avec certitude toutes les informations à un moment donné, mais en gardant la possibilité d’abandonner ou de continuer le projet en fonction de son évolution dans le temps. La méthode des options apporte une flexibilité dans la décision d’investissement mais elle maintient toujours le décideur dans sa passivité. Son rôle se limite à recalculer à chaque nouvelle étape la valeur nette du projet pour savoir s’il crée de la valeur. Sous les hypothèses positivistes, l’investisseur est indépendant de l’objet qu’est l’opportunité d’investissement. Pour expliquer le comportement d’investissement, il suffit de collecter les informations sur les faits d’investissement et les analyser de façon appropriée.

Cette conception de l’objet « opportunité d’investissement » considère comme irrationnel, l’investissement dans des contextes comme la firme entrepreneuriale. A l’amorçage de ce type de firme, il n’existe pas encore d’informations pertinentes pour évaluer un projet. L’investissement à notre avis, ne se limite plus à la collecte de l’information et au calcul d’une valeur nette. Tandis que certains investisseurs vont repousser leur engagement et conditionner leur participation à des informations pertinentes futures, d’autres catégories d’investisseurs apportent du capital en raison de leur perception personnelle du projet. Pour la

firme entrepreneuriale, la production de l’information est conditionnée par l’investissement. C’est en expérimentant l’idée entrepreneuriale grâce à des investissements initiaux que sa valeur va s’écrire (Kerr, Nanda et Rhodes-Kropf, 2014). Il faut donc juger la valeur du projet malgré cette absence d’informations pertinentes. De plus, l’investisseur dans ce contexte n’a pas que le seul objectif économique. Il est aussi hédoniste et altruiste (Sullivan et Miller, 1996). Nous pensons que cette combinaison de motivations l’encourage à percevoir l’opportunité d’investissement à travers un processus de création de sens subjectif. Les informations divulguées par les entrepreneurs ne permettent pas de statuer de façon passive sur le potentiel d’un projet. Elles ne représentent que les extrapolations d’une équipe entrepreneuriale excessivement confiante dans l’ingéniosité de son idée. Il n’existe aucune base valide pour attester ses propos. Les premières ventes, s’il y en a, sont très faibles et pas stables. Il n’existe pas encore d’équipe compétente constituée pour développer l’idée. Dans ce cas, chaque investisseur aura sa perception de l’idée entrepreneuriale. Il va, grâce à son expérience entrepreneuriale et industrielle, être capable de réinterpréter le peu d’informations disponibles afin d’inférer la plausibilité d’une idée entrepreneuriale susceptible de bien se développer. La perception de l’opportunité d’investissement devient donc indissociable de la cognition de l’apporteur de capitaux. L’investisseur a besoin de passer du temps avec les porteurs de projets, de challenger les idées entrepreneuriales pour faire émerger son sens propre sur l’idée. Nous défendons la thèse selon laquelle la vraie information sur la qualité du projet n’existe pas de façon exogène dans l’environnement. L’investisseur va produire les paramètres subjectifs les plus importants pour forger sa décision. L’opportunité d’investissement n’est donc pas, pour nous et dans le cadre de cette recherche, un objet existant indépendamment de l’investisseur. Elle n’a pas d’existence ontologique. L’investisseur est actif dans la perception de l’opportunité d’investissement. Nous optons donc pour un cadre épistémologique ou un langage alternatif au positivisme.

Le rapport du chercheur à la réalité étudiée, la nature et le statut de la connaissance sont les autres aspects qui permettent de statuer sur le choix du cadre épistémologique. En concevant l’opportunité d’investissement comme indissociable de l’apporteur des capitaux, le statut du chercheur que nous défendons est celui qui va chercher à cerner comment advient l’identification des opportunités d’investissement. Nous considérons que nous n’influençons pas l’activité cognitive des investisseurs, c’est-à-dire que nous ne faisons pas partie de la réalité « opportunité d’investissement » qu’ils décrivent. Nous ne sommes pas acteur dans le récit de l’identification des opportunités (Hlady-Rispal et Jouison-Laffitte, 2014). Ce constat

considèrent la réalité sociale comme co-construite dans l’interaction entre le chercheur et le participant à la recherche (Paillé et Mucchielli, 2012). Le chercheur constructiviste est lui- même partie prenante à la réalité étudiée et son objectif est d’offrir les moyens d’actions pour atteindre des objectifs. Ce que nous ne faisons pas dans notre cas. Nous avons fait le choix de ne pas nous contenter seulement d’analyser des données stockées rendant compte de l’activité d’investissement avec des instruments statistiques. Ainsi, contrairement à ce qui a le plus souvent été fait dans les études antérieures sur la décision d’investissement, nous avons décidé d’interagir avec les investisseurs pour collecter des récits de vie relatifs à l’identification des opportunités. En tant que chercheur, nous allons nous engager localement avec les acteurs du monde étudié à travers l’interaction (Allard-Poesi, 2015). Ce sont les perceptions des acteurs qui vont donc nous permettre de comprendre la décision d’investissement à l’amorçage des idées entrepreneuriales.

L’épistémologie interprétative est un ensemble de prémisses régissant la production de la connaissance scientifique et qui postule que la compréhension de la réalité sociale ne peut advenir qu’à travers l’expérience du monde par les acteurs (Dumez, 2012a). Les recherches sous cette posture se focalisent sur la complexité de la création du sens en situation afin de comprendre les significations que les acteurs assignent aux faits (Klein et Myers 1999). Dans notre cas, l’objectif est de tenter de comprendre la perception par des investisseurs et leurs expériences individuelles ou collectives face à des idées entrepreneuriales en amorçage. Nous essayons dans la mesure du possible de dégager des régularités locales. Ainsi, nous pourrons combler le manque de compréhension de l’investissement malgré l’existence d’une espérance d’utilité négative de l’activité entrepreneuriale en amorçage (Kerr et al., 2014). Nous ne nous interrogeons pas sur la possibilité de l’existence d’un comportement réel défini par des lois universelles. Ce sont les expériences contextualisées des acteurs concernés par l’investissement en amorçage qui nous intéressent. Nous acceptons pleinement le fait que la connaissance produite est dépendante de nos schémas personnels de perception du monde (Morgan et Smircich, 1980) mais nous prenons des précautions afin de rester le plus proche de la perception des acteurs concernés par la réalité que nous observons. Notre cognition en tant que chercheur influence largement la collecte et le processus d’analyse des données (Thorpe, 2014). Elle va jouer un rôle dans la définition des construits afin de comprendre le processus d’identification des opportunités d’investissement. Le cadre épistémologique ou le langage le plus adapté pour atteindre ces objectifs de connaissance, dans les conditions que nous décrivons ci-dessus, est la tradition interprétative. En acceptant cette philosophie, notre discours tente d’être le plus proche des interprétations et des pratiques des acteurs, la situation

sociale étant une production située réalisée par ces acteurs (Allard-Poesi, 2015). Le principe de l’herméneutique qui définit l’interaction entre le chercheur et les participants afin de produire une connaissance sur la réalité sociale, caractérise notre recherche (Klein et Myers, 1999). Cette vision du monde nous permet de motiver notre choix méthodologique dans la section suivante. Le tableau 8 ci-dessous résume les différentes traditions épistémologiques en sciences de gestion.

Tableau 8: Hypothèses des différents cadres épistémologiques répertoriés en science de gestion (inspiré de Avenier et Thomas (2015:p.71) et Hlady-Rispal et Jouison-Laffitte (2014:p.607))

Positivisme Réalisme critique Constructivisme Interprétativisme

Hypothèse ontologique : nature du monde

Réalisme ontologique : existence d’un monde objectif qui peut être décrit et représenter de façon exacte. Des lois universelles existent en dehors de toute conscience humaine.

Ontologie atomistique : l’individu est un objet qui ne recherche que son propre intérêt indépendamment des autres. Le réel est un système clos.

Le monde est stratifié en 3 niveaux : le vrai qui est invisible et contient des mécanismes et structures génératives, le réel où se manifestent les événements indépendamment des acteurs, l’empirique qui regroupe les expériences que nous faisons de ces évènements.

Pas d’hypothèse ontologique ; il n’existe pas de réalité objective.

Le réel est un ensemble d’interprétation qui se construit grâce aux interactions. Pas d’autonomie du réel.

Le monde social est constitué par les expériences humaines. L’interaction entre les acteurs fait émerger des artefacts qui

deviennent des réalités

intersubjectives objectives.

Hypothèse épistémique : relation chercheur-objet d’analyse

Réalisme : la réalité peut être connue avec des instruments de mesure adaptés.

Relativisme : le vrai monde ne peut être connu. On peut observer le monde réel et connaître le monde empirique.

Relativisme : on peut connaître

l’expérience humaine en

s’engageant dans un processus de création où le chercheur est lui-même partie prenante à la réalité.

Relativisme : les faits sont le produit de l’interaction entre le chercheur et les participants à la réalité étudiée. Les expériences peuvent être connues à travers les perceptions.

Nature de la

connaissance produite Déterminer les jonctions stables entre les faits observés. La connaissance

regroupe les régularités superficielles décrivant les phénomènes. Objectif : développer des modèles prédictifs.

Identifier d’abord les

mécanismes génératifs existant dans monde réel et ensuite déterminer les conditions sous lesquelles ils sont activés dans le monde empirique. Les mécanismes généraux (latent patterns) sont sous-jacents aux faits observés. L’objectif est de comprendre.

Construire des modèles

décrivant l’expérience en

situation des individus afin

d’essayer d’organiser cette

réalité sociale. L’objectif est de comprendre les réalités sociales.

Toute connaissance est

socialement construite.

Cerner comment les humains créent du sens individuellement et collectivement dans un contexte particulier afin d’agir. Identifier les consensus entre acteurs, l’objectif demeurant la

compréhension. Seules les

expériences subjectives réelles peuvent être connues.

Statut de la connaissance La connaissance produite correspond à la réalité, représente le monde comme il est.

Approximation de la réalité.

Non certitude sur la

correspondance avec la réalité objective.

Interprétation la plus plausible et la plus proche de l’expérience active des individus. Offrir des moyens d’action et de réflexion pour atteindre les objectifs choisis. Proposer des solutions qui conviennent aux acteurs. Pragmatisme

Accord entre l’interprétation produite par les chercheurs et le sens donné par les individus

dans leurs différentes

expériences. Plausibilité de la compréhension.

Documents relatifs