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Première partie : L’avènement d’une réalité ouvrière [1800-1914]

Carte 7 : principales localités du rayon textile choletais poitevin :

2.2. Un modèle de proto-industrie contemporaine

Le modèle proto-industriel468 sous-entend un mode d’organisation hiérarchisé allant du marchand aux simples tisserands et fileurs.

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• Le marchand fabricant

Le marchand fabricant, ou le « faux fabricant » comme le nomment ceux qu’il exploite469, se trouve au centre de la filière textile choletaise. Il sert d’intermédiaire entre le producteur et le consommateur.

Les négociants sont des marchands de produits finis, voire de matières premières, en gros ou en détail. En 1822, sept grossistes commerçants sont recensés dans le choletais et une quinzaine de détaillants. Ils ne possèdent pas de métiers. Ils centralisent seulement la production des fabricants470.

Toutefois certains d’entre eux veulent contrôler toute la chaîne du tissage à la vente. Pour cela ils imposent parfois leur marque471 sur des mouchoirs fabriqués par des tisserands indépendants des campagnes qui viennent à la ville vendre leur production. A cela s’ajoute le fait que quelques-uns vendent du coton brut, ce qui les place aux deux extrémités du processus productif. Tel est le problème principal pour les distinguer des fabricants, car ils ne possèdent pas de métiers mais en font fonctionner de nombreux. Beaucoup de tisserands ont

468 Sur la difficile définition de la proto-industrie et son éventuelle différenciation avec le travail à domicile, voir

KRIEDTE (Peter), MEDICK (Hans), SCHLUMBOHM (Jürgen), Proto-industrialisation : bilan et perspectives. Démographie, structure sociale et industrie à domicile moderne, in Mélanges en souvenir de Franklin

MENDELS, Genève, 1996, pp.29-71.

469 BOUVIER-AJAM (Maurice), Histoire du travail en France depuis la Révolution, Paris, 1969, p.193.

470 Nous sommes dans le cadre du domestic system où le marchand-fabricant n’exerce aucun contact et aucun

contrôle sur le travailleur à domicile.

471 Le Trésor de la langue française, dictionnaire de la langue du XIXe et XXe siècle, CNRS, Paris, 1980, t.8,

définit la marque de fabrique ainsi : « label apposé sur un objet par le fabricant pour en garantir la provenance

une véritable situation de dépendance à leur égard ce qui les rapproche du sort de véritables salariés472.

Néanmoins, juridiquement ces marchands fabricants demeurent des commerçants. Ces négociants répondent positivement aux critères établis par l’article 632 aliéna1 du Code de commerce de 1807473. Ils achètent des marchandises avec l’intention de les revendre, de spéculer sur leurs prix futurs.

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• Le fabricant

Définir le terme de fabricant est encore plus ardu. « Les fabricants forment un vaste

ensemble débutant aux marges bien définies et très limitatives des tisserands à la cave et s’étendant jusqu’à celles du marchand fabricant474».

Deux conditions doivent être réunies pour être considéré comme un fabricant. La première est matérielle. L’exercice personnel d’une activité de transformation est nécessaire. Il faut disposer d’un minimum de deux métiers déclarés. La seconde est plus structurelle. Il faut être un entrepreneur d’ouvrages475. Les plus petits dirigent à leur domicile leur propre famille, des apprentis et compagnons. Les plus importants commandent à d’autres tisserands à la cave.

Deux modalités qui se retrouvent dans la définition du terme fabricant que donne Savary Des Bruslons dans son Dictionnaire universel du commerce au XVIIIe siècle : « on

appelle ainsi celui qui travaille, ou qui fait travailler pour son compte des ouvrages d’ourdissage de toutes espèces, en soie, en laine, en fil, en coton etc. Il est rare qu’on applique à d’autres arts le terme de fabricant476». Un siècle plus tard, la définition de Pierre Larousse n’a pas beaucoup changé, sauf qu’elle ne confine plus le fabricant au monde du textile : « Personne qui fabrique ou fait fabriquer pour son compte477».

472 Précisons qu’en 1931 la cour de cassation affirme qu’une dépendance économique n’octroie pas la qualité de

salarié. Il faut pour cela constater l’existence d’un lien juridique de subordination, cf. arrêt Bardou du 6 juillet 1931 in PELISSIER (jean), LYON-CAEN (Antoine), JEAMMAUD (Antoine) & DOCKÈS (Emmanuel), Les

grands arrêts du droit du travail, Paris, 2008, n°1.

473 « La loi répute actes de commerce tout achat de denrées et marchandises pour les revendre, soit en nature,

soit après les avoir travaillées et mises en œuvre, et même pour en louer simplement l’usage ».

474 MAILLARD (Jean), Tisserands, fabricants, marchands-fabricants, dans la fabrique choletaise vers 1820.

Essai de délimitation, ABPO, Laval, 1990, n°3, t.97, p.322.

475 Ici il s’agit du putting-out system où le fabricant distribue le travail à domicile.

476 Cette définition est reprise intégralement dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, cf. Encyclopédie ou

dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Genève, 1776, t.13.

Il s’agit donc d’une catégorie professionnelle hétéroclite, où quelques-uns sont proches, voire assimilés, à de simples tisserands et d’autres, situés tout en haut de l’échelle catégorielle, sont de quasi négociants.

Le Code de commerce de 1807 et son analyse jurisprudentielle et doctrinale postérieure facilitent un peu plus la compréhension de cette activité.

Tout d’abord, la loi considère le fabricant comme un commerçant quand il possède une boutique où il vend les produits de son travail. Il possède également ce statut juridique lorsque le fabricant « achète les matières premières brutes qu’il revend après les avoir

travaillées478». Peu importe aussi que le fabricant possède un établissement proprement dit. Faire travailler par des ouvriers à domicile des matières premières fournies par des tiers confère au fabricant maître d’œuvre le statut de commerçant479.

En revanche, un tisserand recevant des matières premières de personnes à qui il les rend après les avoir modifiées moyennant salaire ne peut être considéré comme un commerçant. Il s’agit simplement de l’exécution d’un contrat de louage d’ouvrage.

La situation se complique quand le fabricant transforme pour son propre compte et son propre profit des matières premières qu’il a acquises lui-même et fabrique, en outre, des articles pour une tierce personne moyennant salaire. Il se retrouve donc à la fois commerçant et salarié dont on loue l’ouvrage480. Une situation que l’on rencontre fréquemment dans le milieu textile de la vallée de la Sèvre nantaise.

Si le terme fabricant est bien défini, il en est tout autrement du terme fabrique. Longtemps, ce mot n’est que le synonyme de manufacture. Le verbe « fabriquer » est longtemps l’équivalent moins courant de « manufacturer »481. En 1835, le Dictionnaire de la

conversation et de la lecture explique « qu’on dit indifféremment une fabrique ou une

manufacture de draps482».

Au XVIIIe siècle l’article « Manufacture » de l’Encyclopédie distingue deux types d’établissements dont l’un est l’équivalent de la fabrique telle qu’on la connaîtra encore un siècle plus tard : d’un côté les manufactures réunies et de l’autre les manufactures dispersées. Les premières regroupent en un lieu déterminé un grand nombre de mains devant

478 LYON-CAEN (Ch.), RENAULT (L.), Précis de droit commercial, Paris, 1884, t.1, p.53. 479 Ibid.

480 Ibid.

481 Dictionnaire Trévoux, Paris, 1771, t.4.

promptement réaliser diverses opérations qui se suivent. Les secondes regroupent « tous les

ouvrages qui peuvent s’exécuter par chacun dans sa maison, dont chaque ouvrier peut se procurer par lui-même ou par les autres les matières premières qu’il peut fabriquer dans l’intérieur de sa famille, avec le secours de ses enfants, de ses domestiques et de ses compagnons ». Un article illustré par l’exemple de l’industrie du textile.

On doit attendre le dernier quart du XIXe siècle pour qu’enfin on reconnaisse une véritable spécificité à la fabrique. L’Encyclopédie du XIXe siècle, répertoire universel des sciences, des lettres et des arts entend par ce mot « tout établissement où la production est

obtenue par groupes isolés, par efforts individuels, avec les instruments et l’outillage le plus anciennement connus, le plus généralement employés », alors que la manufacture483 devient

« la fille d’une haute civilisation [qui] désigne et embrasse le travail et la production qui

naissent du rapprochement et de l’action simultanée de vastes capitaux, de bras nombreux, de forces mécaniques puissantes484». Cette définition rapproche enfin la fabrique du fabricant en montrant la dispersion des unités de production.

En définitive la fabrique « est un ensemble productif partageant une même finalité, la

réalisation d’un produit et un même territoire, en agrégeant une même pluralité d’organisations productives », le plus souvent une distribution du travail à des ouvriers travaillant à domicile ou en petits ateliers sous la houlette de fabricants.

Enfin, au-delà de la proto-industrie, on trouve les filateurs fréquemment regroupés dans des ateliers.

Bien entendu, soumis aux détenteurs du pouvoir économique et commercial, il y a les simples tisserands.

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• « Les tisserands à la cave »

Ces tisserands à domicile se différencient des simples ouvriers travaillant pour autrui définis à l’article 29 de la loi du 1er Brumaire an 7.

483 La manufacture est devenue au XIXe siècle le synonyme de grande entreprise disposant d’une organisation du

travail élaborée et organisée autour d’ateliers offrant une production centralisée. Ceci n’est pas forcément vrai un siècle plus tôt où une manufacture n’est « qu’un établissement industriel, sous forme concentrée (usine) ou

dispersée (travail à domicile), avec ou sans privilèges » cf. glossaire in DELSALLE (Paul), La France

industrielle aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, 1993, 280 p.

484 Encyclopédie du XIXe siècle, répertoire universel des sciences, des lettres et des arts, 4e éd., Paris, 1876,

Dispersés dans les hameaux et les bourgs de la région, aux maisons identiques « toutes

percées de petites fenêtres à fleur de terre » où « du lever au coucher du soleil, on entend le

va et vient monotone de la navette485», ils sont réputés ne posséder qu’un métier et n’employer aucun ouvrier. Il faut attendre la loi du 25 avril 1844 pour ne plus considérer « comme compagnons et apprentis, la femme travaillant avec son mari, ni les enfants non

mariés travaillant avec leurs père et mère, ni le simple manœuvre dont le concours est nécessaire à l’exercice de la profession486».

Auparavant, la loi de l’an VII sur les patentes opère une autre distinction dans cette catégorie. D’un côté les tisserands (classe 7), de l’autre les fabricants à métiers (classe 6).

Les membres de la classe 7 doivent travailler à façon. Une loi de 1818 confirme cette situation en affirmant qu’ils travaillent « pour le compte de fabricants ou de marchands

fabricants en gros ou en détail ». Ils ne possèdent pas la matière première qui leur est fournie par un tiers auquel sont destinés les tissus produits. Ils sont payés à façon, c’est-à-dire sur le travail accompli487. La Cour de cassation affirme que le tisserand est un « simple artisan » sans aucune activité commerciale488. Il ne fait que louer son savoir-faire.

La définition des fabricants à métiers (classe 6) est différente et juridiquement plus floue. Ceux-ci vendent au fur et à mesure les produits de leur travail. Leur rémunération est constituée par le prix de vente de la marchandise. Mais à la différence des marchands et commerçants, ils ne spéculent pas sur le prix des productions qu’ils doivent vendre « au fur et à mesure » qu’elles sont produites. Ils sont propriétaires des matières premières et des textiles produits jusqu’au moment où ils sont vendus, après la visite d’un négociant à leur domicile ou le plus souvent sur la place d’un marché.

Les fileuses occupent l’amont de la filière pendant les trente premières décennies du XIXe siècle. Dispersées dans les campagnes, leur nombre varie, selon les auteurs, dans une proportion de quatre à cinq fileuses par tisserand, voire de six à dix. Une catégorie silencieuse qui travaille à domicile sur des métiers à filer, la spinning jenny, la « jeannette » telle qu’on la nomme dans la région. Mais cette population industrieuse est vouée à disparaître lentement

485 POISSON (Charles), Le salaire des femmes, thèse droit, Caen, 1906, p.53.

486 MAILLARD (Jean), Tisserands, fabricants, marchands-fabricants, dans la fabrique choletaise vers 1820.

Essai de délimitation, op. cit., p.319.

487 La façon signifie « le travail d’un artisan, la peine, le temps qu’il a employé à un ouvrage, ce sur quoi on

règle la récompense et le salaire. On donne tant par pièce au « tissier » ou tisserand, pour la façon de chaque pièce de drap, de chaque pièce de toile », définition extraite de SAVARY DES BRUSLONS (Jacques), op. cit., 1760, t.2.

sous les assauts de la mécanisation. De nouveaux métiers apparaissent. La mule jenny489 augmente la production et la productivité. nécessitant en contrepartie une force motrice plus importante. L’obligation de disposer d’une force animale, hydraulique ou à vapeur, oblige les fileuses à quitter leurs demeures pour s’agréger dans des ateliers. C’est ainsi que disparaît le métier traditionnel de fileuse, sans bruit, aussi discrètement que pouvaient l’être ces femmes travaillant à l’ombre des caves.

Illustration 12 : vieille fileuse niortaise :

Source : Le CORFEC (Jean-Michel), op. cit., p.61.

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• La permanence du modèle proto-industriel

Ce mode d'organisation de la production textile perdure de longues années dans le « rayon choletais ». Les tisserands à la cave emploient longtemps des outils rudimentaires490. Outre la navette volante faisant figure de nouveauté les métiers à la Jacquard sont peu répandus, car « les tisserands de ce pays quittent difficilement les habitudes routinières de

leurs devanciers ».

Les enquêtes économiques du canton de Mortagne-sur-Sèvre en Vendée attestent de la survivance du travail à domicile, non seulement au XIXe siècle mais aussi au début du siècle suivant. Un rapport du préfet des Deux-Sèvres au ministre du commerce du 10 février 1836 souligne le développement du travail à domicile dans le bocage : « les métiers à toile et

à étoffes de laine sont assez répandus dans tout le bocage, et depuis 4 ans environ, ils ont pris de l’accroissement491». Des rapports de 1886 et de 1910 montrent qu’une part importante de tisserands travaillent encore chez eux ; 280 métiers pour la seule commune de Mortagne-sur- Sèvre492. Les instances administratives dénombrent 1200 tisseurs dans ce canton en 1904493 ; 1117 en 1910494.

Ce « second âge proto-industriel495» est une ère d’ultime et de vaine résistance à l’industrialisation moderne, même si cette résistance est âpre dans les campagnes où une forme de sweating-system496 perdure dans les premières décennies du XXe siècle497. La crise cotonnière, l’abandon du protectionnisme étatique et la multiplication des productions en grande série issues des centres textiles du Nord et de l’Est de la France rendent cette forme ancienne d’organisation du travail subsidiaire. Elle persiste dans des centres industriels

490 FOHLEN (Claude), Tisserands, fabricants, marchands-fabricants, dans la fabrique choletaise vers 1820. Essai

de délimitation, op. cit., p.167.

491 ADDS 4M6. 12. Chouannerie ; rapports divers [1836 ; 1837]. 492 ADVd 6M1241. Situation industrielle trimestrielle [1856 ; 1887]. 493 ADVd 4M195. Conflits sociaux. Grèves [1895 ; 1914].

494 ADVd 10M50. Grèves dans l’industrie textile [1888 ; 1931].

495 TERRIER (Didier), les deux âges de la proto-industrie, les tisserands du Cambrésis et du Saint-Quentinois,

1730-1880, Paris, 1996, p.147 et s.

496 « Organisation du travail qui trouve son origine dans les villes britanniques de la fin du XIXe siècle, par laquelle les entrepreneurs employeurs sous-traitaient le travail à des intermédiaires qui exploitaient sans vergogne des travailleurs urbains sous-payés soit à domicile soit dans de petits ateliers avec des conditions d’hygiène déplorables », définition extraite de VERLEY (Patrick), Entreprises et entrepreneurs du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, op. cit., p.232. Cette expression apparaît au milieu du XIXe siècle dans le roman de

Charles Kingsley, Alton Locke publié en 1849 cf. FOHLEN (Claude), Le travail au XIXe siècle, Paris, 1967, p.40

secondaires où elle offre « une alternative au modèle classique d’industrialisation498». Les deux modes de production peuvent être complémentaires en facilitant une gestion plus souple de la production textile.

Mais les tisserands à la cave sont encore plus soumis que par le passé aux fabricants. La déchéance du lin et la prédominance du coton imposent aux industriels un plus grand contrôle des matières premières. Les simples travailleurs à domicile ne peuvent plus se fournir directement. Ils dépendent entièrement des fabricants. Et surtout, à moyen terme, ce mode de travail, pourtant très flexible et peu onéreux en salaires et en investissements de tous types, ne satisfait plus les entrepreneurs qui souhaitent contrôler toute la filière de production pour éviter toute perte de productivité, assurer une meilleure qualité et une plus grande uniformisation de la production499.

Cholet et sa région n’ont pas le monopole en France de l’économie proto-industrielle. En revanche, le territoire semble posséder une culture industrielle extraordinaire dans un grand Ouest réputé apathique. Le nord-est vendéen avec ses caractéristiques géographiques et historiques particulières a façonné une mentalité rare en France qui explique le particularisme et la survivance du tissu économique de la nébuleuse choletaise.