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Première partie : L’avènement d’une réalité ouvrière [1800-1914]

Section 1 : Des professions fruits de la modernité

A- Les sites de populations ouvrières

2. L’âge d’or de la « Manu »

Une fois la guerre terminée, et après une période de diminution importante d’effectif149, la manufacture va reprendre le cours de son évolution, en profitant de la volonté de remilitarisation nationale. Cette période marque l’arrivée à maturité de ce fleuron de l’industrie poitevine où, désormais, « le travail est entièrement concentré dans l’usine150».

En 1895 on fabrique près de 1000 armes par jour151. La main d’œuvre est recrutée et formée sur place sans avoir recours à l’engagement d’armuriers étrangers à la région. La manufacture devient le pôle d’attraction de la main-d’œuvre de la contrée, qu’elle soit issue du monde rural ou urbain. La population de la cité augmente de 40% en 30 ans152.

Quatre catégories d’individus cohabitent entre les murs de « la Manu ». Si l’encadrement est militaire153, le reste du personnel est civil. Certains sont embauchés à titre permanent c'est-à-dire pour six ans renouvelables, « les immatriculés » ; d’autres bénéficient de contrats temporaires, « les commissionnés » ; et les derniers, les plus nombreux, sont

147 Cette manufacture ferme en 1868 ce qui favorise également l’augmentation des commandes faites à la

manufacture d'armes de Châtellerault. Cf. VALLEE (G.), «Châtellerault. Esquisse de la naissance, du développement topographique de la fonction économique d’un organisme urbain », BSAO, Poitiers, 1931-1933, 3e série, tome IX, p.299.

148 De LONGUEMAR (M.A), Géographie populaire du département de la Vienne, Poitiers, 1869, p.46 149 Le nombre d’ouvriers passe de 2 000 à 500.

150 HEMERY (Yvonne), La vie ouvrière dans la région de Châtellerault de 1870 à 1895, mémoire lettres,

Poitiers, octobre 1961. L’auteur fixe ce moment dans le dernier quart du XIXe siècle. 151 MURPHY (Gwenaël), Petite histoire de Châtellerault, La Crèche, 2006, p.91.

152 Entre 1866 et 1896 la population passe de 14 278 habitants à 20 014, MURPHY (Gwenaël), op. cit., p.87. 153 En 1912 l’état major est constitué de 11 officiers d’artillerie, presque tous polytechniciens, de 3 officiers

d’administration du service de l’artillerie et de 19 officiers d’administration et contrôleurs d’armes, le plus souvent d’anciens ouvriers issus de la promotion sociale, cf. GUILLON (André), MEUNIER (Paul), op.

appelés « ouvriers libres ». Ces derniers n’ont aucune garantie quant au maintien de leur emploi. Leur nombre varie en fonction de l’aléa conjoncturel des commandes. Leur sort suscitera par la suite beaucoup d’inquiétudes et d’interrogations chez les autorités municipales et départementales.

La progression du nombre d’employés illustre l’attractivité de la profession d’armurier. Près de 3000 ouvriers en 1878 et le double en 1894154, année qui marque l’apogée de la manufacture d'armes de Châtellerault où une commande massive de fusils155 est effectuée par le gouvernement impérial russe156. Pendant près de trois ans, l’accent slave raisonne sur les rives de la Vienne. Un prince impérial réside en ville et le Tsar lui-même offre une cloche157 à l’église Saint-Jean-l’Evangéliste de la paroisse de Châteauneuf. Malheureusement cette belle histoire de fraternité franco-russe se termine mal, faute de paiement. Une des causes de la future nationalisation de la manufacture. Celle-ci est mise en régie en 1895158. Dorénavant, c’est à l’Etat que revient la charge de gérer entièrement la manufacture.

Cette période faste laisse place à une ère moins excitante où « la Manu », telle qu’on la nomme sur place, subit les aléas inhérents à l’industrie de l’armement. Les embauches succèdent aux licenciements, et vice-versa. Jusqu’à la Première Guerre mondiale les effectifs varient entre 1000 et 3000 ouvriers159, au gré des commandes160. En 1904, l’Echo de

Châtellerault constate que « le personnel est réduit à sa plus simple expression et que, pour

l’entretien, il n’est pas facile de diminuer l’effectif actuel des ouvriers161».

Sur place beaucoup regrettent l’extrême dépendance de la ville envers sa manufacture : « Il est fâcheux que la fabrication soit aussi intermittente, car il n’existe pas ici,

154 La manufacture compte 5560 ouvriers en février 1894. ADV M12.113. Grèves [1894 ; 1902]. L’effectif

maximal atteint à l’époque est de 5794 ouvriers selon Cf. VALLEE (G.), op. cit., p 300.

155 Entre 500 000 et un million de fusils Lebel selon les sources.

156 C’est l’époque où une véritable course à l’armement agite l’Europe toute entière.

157 Un présent important dans la tradition orthodoxe russe, cf. CONTE (Francis), Les slaves, aux origines des

civilisations d’Europe centrale et orientale, Paris, 1986, 734 p.

158 HERVOIR (Nicole), PINEAU (Philippe), Un siècle de vie sociale à la manufacture à travers la presse non

quotidienne, Poitiers, 1991, p.8.

159 Le préfet de la Vienne compte 2000 ouvriers en 1902. Cf. ADV M12.113. Grève [1894 ; 1902].

Une importante commande monte le nombre d’ouvriers à 3427 en 1899, 1074 en 1905 et 1334 en 1913. Cf. LOMBARD (Claude), op. cit., p. 255. En 1912 la manu possède tout de même 6324 machines sur 40 000m2, cf.

GUILLON (André), MEUNIER (Paul), op. cit., p.38.

160 Quelques exemples : une commande de 10 000 sabres de cavalerie en 1898, cf. L’Echo de Châtellerault du 9

avril 1898, le reliquat de la production que la manufacture d’armes de Tulle ne peut assurer, cf. L’Echo de

Châtellerault du 3 septembre 1898, ou bien encore une commande de 20 000 carabines de gendarmerie destinée à l’armée coloniale, cf. Le Dimanche du 18 mai 1902 et l’Echo de Châtellerault du 13 juin 1902.

comme à Saint-Étienne, une industrie métallurgique assez puissante pour recueillir les ouvriers licenciés162».

En 1903, les autorités municipales en arrivent à craindre la fermeture de l’établissement phare de leur ville163. La manufacture d'armes de Châtellerault est la seule à fabriquer encore des armes blanches en France, en 1902 ; ses pendants de Tulle et de Saint-Étienne y ayant renoncé. Cependant le président du Conseil met fin à la rumeur au grand soulagement des instances locales. Châtellerault est alors une vraie ville ouvrière avec une population laborieuse conséquente et homogène que le pouvoir, quel qu’il soit, doit ménager.

Il faut ensuite attendre la Grande guerre pour rencontrer une nouvelle augmentation significative des effectifs occupés aux ateliers d’armes, augmentation qui ne dure que le temps du terrible conflit mondial164.

Puis la « Manu » poursuivra son existence avec plus ou moins de bonheur, en combinant les commandes militaires et civiles165, jusqu’à sa fermeture en octobre 1968.

Importance du nombre d’ouvriers, organisation moderne et rationnelle du travail, emploi de techniques industrielles avancées sont autant de critères favorables à l’émergence d’une conscience ouvrière véritable166. Une formule que l’on retrouve à une moindre échelle dans les mines de houille de Vendée et des Deux-Sèvres.

b) Le bas Poitou et ses mineurs

Deux sites d’extraction de charbon sont exploités dans le massif vendéen dans le deuxième tiers du XIXe siècle. Ils se localisent dans deux localités voisines167 : Faymoreau168 en Vendée, située dans l’arrondissement de Fontenay-le-Comte et Saint-Laurs169, localisée dans l’arrondissement de Niort.

162 VALLEE (G.), op. cit., p.301.

163 On parle aussi d’une location des locaux ou d’un retour à une forme de gestion privée. Une rumeur qui court

jusqu’à la Grande Guerre.

164 Le pic est atteint en 1917 avec 7223 ouvriers. Un an après la guerre, on redescend aux alentours de 2000

personnes. Cf. LOMBARD (Claude), op. cit., p 255.

165 Durant la seconde Guerre mondiale, la Manu est une des plus importantes usines d’armement d’Europe 166 Cette idée de conscience ouvrière doit être relativisée eu égard au statut de la manufacture qui est une

institution particulière, qui la place elle et ses membres, sous un régime dérogatoire au droit commun.

167 Un troisième site minier de moindre importance est localisé en Vendée sur la commune des Epesses, dans

l’arrondissement de La Roche-sur-Yon, canton des Herbiers.

168 Canton de Saint-Hilaire-des-Loges. 169 Canton de Coulonges-sur-l’autize.