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Première partie : L’avènement d’une réalité ouvrière [1800-1914]

Section 1 : Des professions fruits de la modernité

A- Les sites de populations ouvrières

1. De l’origine à la maturité

C’est une ordonnance royale du 14 juillet 1819 qui fonde la Manufacture royale d'armes de Châtellerault aux dépens de la ville de Moulins. Après les guerres napoléoniennes, le nouveau pouvoir souhaite mettre à l’abri d’éventuelles invasions les fabriques d’armes, qui, jusqu’alors, sont situées dans le Nord et l’Est de la France133. Dès août 1816, on étudie les conditions d’établissement à Châtellerault d’une manufacture d’armes blanches, en raison de son industrie coutelière réputée134. Deux ans plus tard on suggère de lui adjoindre une fabrique d’armes à feu.

Outre le savoir-faire de la ville en matière d’armes blanches135, Châtellerault est aussi

un carrefour entre le nord et le sud de la France. La Vienne y est navigable et peut fournir la force motrice nécessaire à la future manufacture royale. On considère également que la région est calme et hospitalière comme la Touraine toute proche. Les autorités espèrent également développer le châtelleraudais, jusque-là principalement agricole, en lui insufflant une nouvelle dynamique. Enfin, cette implantation est un moyen efficace de donner de l’ouvrage aux nombreux couteliers locaux souffrant cruellement du manque de débouchés de leur activité depuis les événements révolutionnaires.

132 Pour de plus amples détails se référer aux ouvrages suivants : GUILLON (André), MEUNIER (Paul), La

manufacture d’armes de Châtellerault, 1818-1968, Poitiers, 1983, 80 p. ainsi que LOMBARD (Claude), La

manufacture nationale d’armes de Châtellerault (1819 – 1968), Poitiers, 1987, 398 p.

133 Ces fabriques sont localisées dans les villes de Charleville-Mézières, Maubeuge, Mutzig et Klingenthal. 134 Une fabrique d’armes blanches fut constituée en l’an II à Châtellerault pour participer à l’effort de défense du

territoire national. L’expérience fut un échec complet. Cf. RICHARD (Camille), Une tentative de fabrication d’armes à Châtellerault en l’an II, BSAO, t.6, 1er trimestre 1922, pp. 54-57.

Illustration 1 : la manufacture à ses débuts :

Source : SIMMAT (Gérard), Châtellerault, histoire illustrée de la ville aux XIXe et XXe siècles, [s.l.], 2001, p.16.

La municipalité est vite séduite et motivée par le projet136. Elle se porte acquéreur d’un terrain situé sur la rive gauche de la Vienne, à l’extrémité du faubourg de Châteauneuf137. Les travaux commencent dès 1820. Un barrage sur la rivière est achevé fin janvier 1823. Puis les travaux s’accélèrent en vue d’accueillir nombre d’ouvriers alsaciens de la manufacture, de Klingenthal138, est menacée de fermeture en août 1828. En sus des ateliers et des fonderies, des logements sont construits afin de servir de résidence aux futurs ouvriers et à leurs familles. On compte 40 ouvriers en 1829139. Une commande de 10 000 sabres est réalisée en 1830 par 67 ouvriers140.

La production d’armes à feu s’ajoute rapidement à la fabrication d’armes blanches, obligeant à agrandir la manufacture et à élargir le canal d’accès dont le débit est désormais insuffisant.

136 « C’est un événement immense en province que l’arrivée d’un régiment […] A l’arrivée d’un régiment, le

marchand rêve la fortune de son établissement et la respectable mère de famille l’établissement de ses filles : il ne s’agit que de plaire aux chalands », Stendhal in Lucien Leuwen.

137 Le faubourg de Châteauneuf est traditionnellement le quartier où résident les couteliers de la ville : 98% y

habitaient aux alentours de 1750, cf. BARIBAUD (Sandrine), Les couteliers à Châtellerault : étude sociale,

économique et culturelle (1730-1750), mémoire de maîtrise histoire, Poitiers, 1992, p.56.

138 La fabrique de Klingenthal est la première manufacture d’armes blanches française. Elle est créée en 1730

sous Louis XV.

139 GUILLON (André), MEUNIER (Paul), op. cit., p.11. 140 Ibid.

L’année 1831 marque un changement dans le régime d’administration de l’établissement jusqu’alors en régie. Sa gestion est attribuée par adjudication à un entrepreneur141 auquel l’Etat assure un marché annuel minimum de 500 000 francs. Cet entrepreneur doit entretenir les bâtiments et les machines, assurer le recrutement et l’organisation de la main d’œuvre. Au-dessus de lui, un directeur militaire représente l’Etat, contrôle la bonne exécution des contrats et commande le personnel militaire, en particulier les officiers contrôleurs d’armes.

Mais un manque de main d’œuvre spécialisée en armes à feu se fait sentir, ainsi des primes élevées permettent à la direction d’attirer un nombre important d’ouvriers employés jusqu’alors par la fabrique de Maubeuge142.

Illustration 2 : Vue d’ensemble de la manufacture en 1840 :

Source : SIMMAT (Gérard), op. cit., p.16.

Le second Empire marque l’essor de la manufacture d'armes de Châtellerault. L’utilisation de machines-outils, introduites à partir de 1857, et le succès du fusil Chassepot143 y sont pour une grande part. Dès lors une grande partie du travail s’effectue sur place et non

141 En 1831 la manufacture est confiée à la gestion des frères Pihet, puis en 1835 passe entre les mains de la

société Creuzé-Proa et Cie jusqu’en 1878.

142 Le nombre d’ouvriers en armes à feu passe de 90 en janvier 1832 à 206 en juillet de la même année. 143 Fusils à piston et non plus à pierre que l’on charge par la culasse.

plus à domicile. On compte plus de 300 machines-outils en 1868 et 959 en 1879144, ce qui classe l’établissement châtelleraudais parmi les premières usines d’armement d’Europe.

Illustration 3 : machine à fabriquer des bois de fusil :

Source : Cheminées, 150 ans d’histoire de la Manufacture d’armes de Châtellerault, op. cit., p.15.

Ce développement s’accompagne d’une augmentation du nombre d’ouvriers occupés aux divers postes de la manufacture. Entre 1849 et 1865, leur nombre oscille autour de 800145 malgré quelques difficultés conjoncturelles rencontrées au cours de la période. Une commande importante du gouvernement de 30 000 fusils gonfle soudainement les effectifs pendant l’été 1866. Un an plus tard le sous-préfet dénombre près de 2000 armuriers occupés par la manufacture, un nombre qu’il juge insuffisant pour faire face aux impératifs de la commande146.

Afin de combler ce manque de main d’œuvre qualifiée, la direction fait appel une nouvelle fois à des ouvriers alsaciens. Ceux-là viennent des manufactures d’armes de Mutzig

144 BOUTIN (Clovis), La famille Chassepot et son œuvre à la manufacture nationale d’armes de Châtellerault,

Cheminées, 150 ans d’histoire de la Manufacture d’armes de Châtellerault, n°2, Châtellerault, 1987, p.15.

145 ADV 10M122. Statistiques industrielles [1839 ; 1852] & ADV M4.71. Correspondances du préfet [1862-

1865].

et de Klingenthal et s’installent à Châtellerault en 1869147. On produit alors 25 000 armes blanches par an ainsi que 1000 cuirasses et 15 000 armes à feu148.

Le premier obstacle à cette évolution linéaire survient avec la guerre de 1870. Non seulement les jeunes membres du contingent local, qui travaillent dans les ateliers d’armement, sont appelés au front, mais surtout une partie de la production est délocalisée à l’arsenal maritime de Bayonne ; Châtellerault ne conservant que la production d’armes blanches. Un redéploiement qui ne dure que sept mois, avant que la manufacture ne récupère l’intégralité de ses activités.